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Hany Iskandar : Le papetier et la mémoire du quartier

Lamiaa Al-Sadaty, Mercredi, 04 novembre 2020

Hany Iskandar est le propriétaire de la papeterie Everyman’s, nichée au quartier chic de Korba et un des emblèmes de la banlieue historique d’Héliopolis. Il continue à réaffirmer le statut prestigieux de cette papeterie, fondée par un ressortissant grec dans les années 1940.

Hany Iskandar

Large choix de papiers, enveloppes, matériel de classement, classeurs à levier ou anneaux, étiquettes adhésives, cartouches ou même cahiers & bloc-notes. Vous n’avez qu’à pousser la porte de la papeterie Everyman’s pour s’infiltrer au monde de milliers de produits utilisés quotidiennement par des millions d’Egyptiens, notamment des Héliopolitains jeunes et moins jeunes. En effet, se rendre à Everyman’s, surtout lors des saisons des fêtes ou de la rentrée scolaire, devient pour tout amateur des fournitures scolaires et de bureau un grand plaisir. La vitrine de Noël, par exemple, avec ses sapins illuminés et étoiles scintillantes fascine petits et grands. Ces jours-ci, le rush pour les fournitures scolaires a démarré. Everyman’s est arpentée par des parents venus avec des listes. Si les parents font preuve de vigilance sur les cahiers, compas et autres stylos, les trousses et les agendas restent un achat plaisir permettant aux écoliers de coller aux dernières tendances. « Je n’ai jamais pensé que cette papeterie aurait pu avoir cette collection de matériel original », chuchote une écolière à sa maman. Et, cette dernière lui répond sur un ton sûr et fier de son choix : « Je t’avais dit ; Everyman’s ce n’est pas n’importe quelle papeterie ».

A ce type de dialogue, Hany Iskandar, le propriétaire, est habitué. « Les toutes jeunes et petites générations ne connaissent pas beaucoup Everyman’s. Peut-être parce qu’elles ne sont pas habituées à se promener à Korba, et du coup ne sont pas très familières avec ses magasins ». Une génération qui opte plutôt pour les grands centres commerciaux et les papeteries en franchise.

Par ailleurs, Everyman’s est plus qu’une papeterie. Plutôt un témoin de la banlieue d’Héliopolis et de ses transformations sociopolitiques ? « Tout à fait », répond Hany, ajoutant en toute gaieté : « Petit, j’accompagnais mon père à la papeterie surtout pendant les jours fériés. Et je me souviens très bien du Khawaga Potaris, qui était à l’origine fondateur et propriétaire de la papeterie avant qu’il ne la vende à mon père, qui s’y rendait avec Pulli, le propriétaire de Home made Cake (aujourd’hui Chantilly) qui se situe en face, de l’autre côté de la rue ». Et avec un petit sourire qui se dessine sur un visage à moitié couvert par le masque, et qui trahit une personnalité qui aime suivre les règles, il continue : « Antonio Pulli était l’ami intime du roi Farouq, et autour de qui des milliers d’histoires ont été tissées … toutes tournaient autour des femmes. Curieux, je laisse traîner mes oreilles pour écouter Pulli et ses histoires : Je me souviens bien à quel point j’étais surpris d’entendre Pulli raconter à mon père que le roi Farouq souffrait de troubles gastriques, et qu’il ne mangeait que des plats légers. Or, il était impératif d’organiser des banquets dignes du roi. Ces derniers étaient, selon Pulli, toujours dévorés par son entourage ».

Everyman’s reste un lieu incontournable. Un lieu-mémoire. Et Hany Iskandar transmet cette mémoire avec plaisir. « Mon père me racontait aussi que Mohamad Naguib, le premier président de la République, venait souvent à la papeterie, accompagné de Pulli. Ils ne cessaient jamais de parler du roi Farouq. A ma surprise, Naguib parlait avec beaucoup de respect du roi Farouq ». En outre, l’ancien président Hosni Moubarak et sa femme Suzanne y passaient pour acheter un matériel de qualité, mais c’était avant que Moubarak ne devienne président, selon Hany. Aujourd’hui, la clientèle est diversifiée : des ambassadeurs, des hommes et des femmes de la classe aisée ou de la moyenne bourgeoisie, des étrangers résidents ayant un certain âge … « Il y a quelques jours, un Anglais, qui résidait autrefois à Korba et était un ami à mon père, venait me voir. J’étais très ravi de sa visite. Mon père aurait dû avoir son âge », dit-il chagriné. Et d’ajouter : « Mon père était souriant, sociable et patient. Tout le monde le respectait et l’aimait ». Hany se rappelle également cette dame belge âgée qui se rend presque quotidiennement à la papeterie pour acheter des stylos ou simplement pour dire bonjour. « Ça fait une semaine que je ne l’ai pas vue. J’espère qu’elle va bien. Vêtue d’un tailleur classique et portant toujours un petit chapeau, elle me fait penser à Korba dont on m’avait raconté tant d’histoires ».

Il ne faut pas oublier qu’à l’origine, Héliopolis est ce quartier chic situé à l’est du Caire et fondé par le baron belge Empain. Toutefois, il ne fut nullement une enclave européenne au Caire, mais de par sa population, il fut depuis sa fondation un quartier mixte abritant une population locale aisée, ainsi que les domestiques et les employés des tramways qui traversaient dans le temps ses boulevards, sans compter encore des étrangers, entre autres les Grecs, les Italiens, les Arméniens, les Belges, etc. Quant à Korba où se trouve Everyman’s, c’était le quartier des villas, et son nom était donné en référence à la courbe très accusée que le trajet initial du tramway suivait à son arrivée dans cette partie de la ville, mais cette étymologie est à peu près oubliée de tous. Et le tramway n’est plus là.

Selon Hany, Héliopolis a complètement changé. « Beaucoup de magasins ont fermé ou changé d’activité. Autrefois, il y avait Book Center et Oxford à Roxy, ils sont deve­nus des magasins de chaussures ; et aussi la librairie Al Qawmiya, qui était à quelques pas d’ici, a fermé ses portes, de même, Christo, le magasin de jouets duquel on achetait nos jouets pendant l’enfance. La grande diversité qui régnait autrefois dans le quartier commence à s’éteindre. Ce sont plutôt des bijouteries, des magasins de chaussures ou de restauration », raconte-t-il d’un ton amer. Il se rappelle le temps où il se baladait à vélo dans la banlieue, du quartier Al-Mahkama, où il vivait, à Korba où se trouve la papeterie. Une belle époque où tout était mis en ordre. « Le marché aussi a com­plètement changé : autrefois, il n’y avait pas de concurrence au vrai sens du terme. Chacun avait sa spécialité : Everyman’s était connue pour être à la fois une papeterie, une boutique de souvenirs et une librairie. C’était quelque chose d’original dans les années 1970 à Héliopolis. Aujourd’hui, le marché est une lutte de bras de fer ».

Ainsi, toutes les papeteries cherchent à mettre sur ses rayons de nouveaux maté­riaux : porte-vue, gouache, stylo correcteur, classeur à couleurs fluorescentes, etc. Mais, y a-t-il un produit autrefois disponible qui a aujourd’hui disparu ? Avec un grand sourire, Hany répond tout de suite : « Oui ! Un jour, une dame âgée m’a demandé un tampon buvard, autrefois utilisé pour étancher l’encre fraîche. Elle avait un stylo-plume qu’elle voulait utiliser. J’ai réussi à le trou­ver, mais ce n’était pas une tâche facile ». Hany, très attentif, se trouve à l’écoute d’une des travailleuses qui vient lui montrer un stylo à encre Montblanc de l’un des clients qui n’arrive pas à le recharger. Il avait appris grâce à son père quelques savoir-faire, notamment ceux en rapport avec les stylos à plume de marque. Un entretien très raffiné pour être connu par la jeune génération des papetiers. En outre, qui maintenant se servi­rait encore de stylo à plume ?

La métamorphose du quartier a également atteint la clientèle. « Autrefois calme, souriante et surtout vertueuse, elle ne l’est plus aujourd’hui. Combien de fois un client parle d’une manière inadéquate avec le personnel, et combien de fois un jeune vient jeter l’argent devant le caissier pour payer ses fournitures … Et, ces jours-ci c’est encore pire. Avec le coronavirus, certains gens refusent de porter leurs masques ou même de nettoyer leurs mains avec le désinfectant placé à l’entrée du magasin ». En effet, la propreté est une qualité remarquable de ce lieu. « Depuis le mois de mars, avec l’expansion du coronavirus en Egypte, aucun matériel n’est placé aux rayons avant d’être nettoyé à l’alcool », souligne Hany.

Choisir un personnel qualifié est aussi un autre problème qui s’impose. Selon lui, certains y travaillent pour quelques mois juste pour économiser le prix d’un nouveau portable. D’autres sont incapables d’écrire bien qu’ils soient titulaires de diplômes techniques.

Fils d’un expert en la matière, puisque son père Ibrahim Iskandar était directeur de ventes à la librairie Hachette, Hany n’a pas pu s’opposer à la volonté de son père de venir l’aider dans la gestion de la papeterie. Lui qui rêvait d’être un banquier ou un policier a fini par se résigner et a appris de son père quelques secrets du domaine. « Je remercie Dieu de m’avoir aidé à garder le statut d’Everyman’s malgré le temps et les changements survenus », c’est-à-dire les défis. Si dans les années 1970, le loyer était de 12 L.E., aujourd’hui il est de 300 L.E., en plus la nouvelle loi des loyers de magasins proposée au parlement n’est pas la bienvenue puisqu’elle exige au propriétaire un contrat de 5 ans avant d’imposer au locataire un loyer plus élevé. En cas de refus, le locataire risque d’être forcé de quitter le lieu. Comment Hany conçoit-il le futur d’Everyman’s ? Il cherche à fuir la réponse. « Impossible d’obliger ma fille unique à travailler dans ce domaine si difficile. Elle est déjà satisfaite dans son travail dans une entreprise de publicité. Et pour moi, c’est son bonheur qui compte le plus ».

Sur la page Facebook de la papeterie destinée à annoncer les horaires, les nouveautés, etc., les clients ne cessent d’exprimer leur amour pour la papeterie et pour Korba et d’y raconter leurs souvenirs, c’est comme s’ils ne faisaient qu’un. « Si vous pensez qu’il est impossible de voir Korba sans Everyman’s, je considère qu’il est impossible que Hany existe sans Everyman’s ».

Jalons

1943 : Fondation de la papeterie par le Grec Potaris.

1961 : Naissance de Hany Iskandar.

1964 : Achat de la papeterie par Ibrahim Iskandar.

1985 : Licence de commerce de l’Univer­sité de Aïn-Chams.

1987 : Décès d’Ibrahim Iskandar. Hany et sa soeur héritent la papeterie.

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