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Ingy El-Hakim : Guidée par sa passion

Névine Lameï, Lundi, 20 juillet 2020

Après des études et une carrière en médecine, Ingy El-Hakim change complètement de voie. Elle prépare un master en histoire de l’art, devient curatrice et propriétaire d’une galerie à Zamalek. Il n’est jamais trop tard pour faire ce qu’on aime.

Ingy El-Hakim
(Photo : Mohamad Moustapha)

Rien ne peut entraver ses ambitions, ni la décourager. Ingy El-Hakim a rouvert sa galerie d’art à Zamalek, le 10 juin dernier, après des mois de fermeture à cause du coronavirus. Et ce, avec une exposition qui a duré un mois environ, intitulée Genesis (Genèse), de l’artiste-peintre Caroline Berzi.

La propriétaire de la galerie Motion Art réflé­chit aux changements en cours, en contemplant le Nil, puisque son espace artistique, situé à la rue Kamal Al-Tawil, offre une vue panora­mique sur le fleuve. En général, elle est persua­dée qu’il faut oser faire bouger les choses, prendre des décisions, quitte à chambouler son existence. Pathologiste de formation, elle a laissé sa passion pour les arts plastiques l’em­porter sur tout le reste.

Loin du tohu-bohu cairote, elle a l’air bien tranquille dans son coin. Dès son âge tendre, elle fut entourée d’oeuvres d’art dans la maison de ses grands-parents à Doqqi, qui avait également une vue sur le Nil. Son grand-père paternel, le docteur Mahmoud El-Hakim, et notamment son épouse Naïma Nadim étaient amateurs d’art et collectionneurs. La grand-mère fréquentait pas mal d’artistes et le peintre alexandrin mythique Mahmoud Saïd fut un proche de sa famille.

« C’est normal que je devienne une passion­née d’art dans cette ambiance, ayant grandi dans une telle maison. J’ai des portraits de ma grand-mère Naïma, peints par le grand artiste Ahmad Sabri. Elle était sa muse », raconte Ingy El-Hakim, dont le grand-père maternel, Fouad Badawi, était un Alexandrin et un ami proche des frères Seif et Adham Wanli.

Badawi avait l’habitude de tenir la main de sa petite-fille et de lui raconter, durant leurs balades alexandrines, l’histoire des architec­tures et des monuments anciens de sa ville, en insistant sur les détails. « C’est à Alexandrie, cette ville cosmopolite et multiculturelle, que je passais mes vacances d’été, sur la plage Cléopâtre. J’aimais nager, faire de la pêche, puis rentrer dormir à la maison, après une longue journée, en étant toute heureuse. Je suis une personne qui aime vivre en pleine nature. L’architecture d’inspiration française et ita­lienne a conféré à la ville son côté mythique, mais malheureusement tout ceci a beaucoup changé ces dernières années », précise El-Hakim. Et de poursuivre : « Les voyages de ma famille à l’étranger, notamment pour Paris, étaient pour nous une source d’enrichissement culturel. Visiter des musées comme le Louvre, faire le tour des expositions d’art, assister à des spectacles, tout ceci me réjouissait. J’apprécie le fait qu’en Europe les bâtiments anciens res­tent intacts, car très bien entretenus et restau­rés. Paris de nos jours est très proche de celle des années 1920 ».

A l’âge de trois ans, Ingy quitte la maison de ses grands-parents pour s’installer dans le quar­tier voisin de Mohandessine. Son père médecin anesthésiste, Mohamad El-Hakim, et sa mère, femme au foyer, ont choisi d’inscrire leur fille chez les religieuses de la Mère de Dieu, à Garden City, pour recevoir une éducation stricte et rigoureuse. « A l’école, on avait une immense bibliothèque. Mes collègues et moi, nous étions habituées à pas­ser des journées entières au Centre culturel français antenne Mounira, à lire plein de livres, à regarder des films français et à visiter des expositions d’art », déclare Ingy El-Hakim.

Elle est surtout fan des écrits de Gabriel Garcia Marquez, de quoi l’avoir poussée à apprendre l’espagnol, afin de le lire dans sa langue d’origine, n’aimant pas trop les traduc­tions. En fait, son amour pour Marquez n’est pas moins important que celui pour Naguib Mahfouz. « J’ai emprunté dans la librairie de ma grand-mère le premier livre que j’ai lu de Mahfouz. C’était La Trilogie du Caire (Impasse des deux palais, Le Palais du désir et Le Jardin du passé). Le monde de Mahfouz est fascinant ; il décrit les rapports des classes sociales, les endroits du Vieux Caire, ses ruelles, son archi­tecture islamique, etc. J’admire celle-ci, simple et sereine, avec des bâtiments en pierres. Un univers très différent s’ouvrait à mes yeux. Ses romans m’ont fait découvrir mon pays autre­ment. A chaque nouvelle lecture, j’ai hâte d’al­ler visiter Le Caire islamique de nouveau et de revoir le quartier de la Trilogie », dit-elle.

La lecture donne à Ingy une grande liberté ; elle lui permet de voyager un peu partout, sans se préoccuper des frontières. En fait, c’est la clé qui lui permet de penser le monde et d’aller en avant dans la vie. « Toutes les protagonistes femmes de Mahfouz n’étaient pas à l’image d’Amina, la mère résignée et soumise dans Impasse des deux palais. Il existe bel et bien d’autres types de femmes chez lui, rebelles et libres », ajoute Ingy, qui s’attarde trop souvent sur cette notion de liberté. Car pour créer, il faut être libre. Et à elle de s’interroger : « Comment par exemple faire d’arts plastiques sans avoir la liberté de créer quelque chose de différent. Sur un canevas ou avec de l’argile brute, l’ar­tiste doit se sentir libre de faire ce qu’il veut, sans tabous », déclare Ingy, en insistant sur la liberté des femmes. « Actuellement en Egypte, la femme a plus de liberté et de droits. Par exemple, il y a une plus grande présence fémi­nine parmi les ministres. J’en suis fière », affirme Ingy El-Hakim, diplômée de la faculté de médecine, de l'Université du Caire, spécia­liste de la pathologie ou de l’analyse des prélè­vements tissulaires et cellulaires des différents organes du corps humain. « C’est une profes­sion que j’ai héritée de mon père. J’aime tout ce qui est vivant. Explorer le corps humain, découvrir quelque chose qui permet de sauver une âme humaine, cela m’intéresse beaucoup. Actuellement, ce sont les médecins qui se trou­vent en première ligne, livrant bataille contre le coronavirus, très courageusement ».

Son travail entre 1993 et 2011 à l’hôpital public Qasr Al-Aïni lui a permis davantage d’avoir les pieds sur terre, de mieux connaître la réalité du pays. « J’ai touché au sens du sacrifice et du dévouement. N’oubliez pas que j’ai été élevée dans une école de religieuses où on nous apprenait à travailler sur le ter­rain, en groupe, avec des organisations caritatives comme Caritas. A l’hôpital Qasr Al-Aïni, j’avais une mission humaine, je me sentais au ser­vice de ceux qui en ont besoin, ceux qui sont rongés par la pauvreté et l’igno­rance. Je sentais beaucoup de com­passion envers eux », avoue-t-elle.

Ayant l’esprit d’une combattante aventu­reuse, elle décide de prendre un nouveau départ dans sa vie. Elle quitte l’Egypte pour le Canada, avec le déclenchement de la Révolution du 25 Janvier 2011, à la recherche d’un avenir meilleur, notamment pour ses deux filles, le fruit de son mariage avec le gynécologue Ahmed Magdi.

Au Canada, Ingy change de carrière et pour­suit un ancien rêve. Elle fait un magistère en histoire de l’art, à l’Université de Toronto, et travaille en tant que curatrice à la galerie de Bellefeuille, spécialisée en art contemporain. « Le Canada est un pays cosmopolite, où l’on a une meilleure qualité de vie. Prendre le risque de partir seule, avec deux filles, dans un pays où je ne connaissais personne n’était pas une chose facile. Petit à petit, on s’est bien adapté aux lieux et aux gens », déclare Ingy El-Hakim. Et d’ajouter : « Un bon curateur doit d’abord avoir une formation artistique, de bonnes connaissances. Il ne réalise pas les oeuvres par lui-même, mais aide à leur donner une identité, à leur permettre d’être exposées ou agencées dans les meilleures conditions ».

Ses deux filles se sont bien adaptées à leurs vies indépendantes, l’aînée de 20 ans effectue des études de droit et la benjamine ayant 17 ans a choisi de faire des arts plastiques. Ingy retourne seule en Egypte, en 2019, et la même année, elle ouvre sa galerie d’art contempo­rain, avec une exposition de peintures iné­dites de Helmi Al-Touni, réalisées entre 1970 et 1980. « Le rêve de ma vie a été d’avoir une galerie privée en Egypte. C’est l’artiste Helmi Al-Touni qui m’a encouragée à le faire, surtout qu’en 2019 j’ai remarqué que le marché d’arts plastiques en Egypte était en effervescence », précise Ingy, qui en peu de temps a réussi à collaborer avec des artistes aussi nombreux que variés. La liste est lon­gue. « En 2021, on a prévu de tenir une expo­sition de Mina Nassif, un artiste talentueux originaire de Minya, qui s’inspire des écrits de Naguib Mahfouz ».

La curatrice creuse partout à la recherche de nouveautés. Elle fait le tour des expositions, va à la rencontre des plasticiens, suit les diffé­rentes pages Facebook, se rend sur Instagram. Elle aime aussi collectionner les oeuvres d’art. « Ma maison à Toronto est décorée dans un style égyptien, avec une belle collection d’art contemporain égyptien. L’art ne peut pas vivre isolé des gens. En même temps, sans l’art, la vie sera trop laide », conclut Ingy El-Hakim.

Jalons

1975 : Naissance au Caire.

1992 : Baccalauréat du collège La Mère de Dieu, suivi d’études à la faculté de médecine de l’Université du Caire.

2019 : Curatrice de deux expositions collectives, à la société d’immobilier Marakez, à Zamalek.

1993 à 2011 : Pathologiste à l’hôpital Qasr Al-Aïni.

Octobre 2019 : Ouverture de la galerie Motion Art. Et première exposition de Helmi Al-Touni.

Février-Mars 2020 : Rétrospective de Gamil Chafiq (1938-2017), à Motion Art.

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