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Taha Hassouna : L’art de se connaître

Amr Hegazi, Dimanche, 20 octobre 2019

Entraîneur d’arts martiaux, Taha Hassouna a étudié la médecine, la langue et la civilisation chinoises. Il s’impose aujourd’hui comme l’un des maîtres de cette discipline en Egypte.

Taha Hassouna
(Photo:Bassam Al-Zoghby)

Ce qui frappe d’emblée chez Taha Hassouna, c’est sa polyvalence. Il est incontestablement un homme de son siècle, se caractérisant par l’éclectisme et le cosmopolitisme. « J’enseigne les arts martiaux dans mon école à Doqqi, et en même temps, je suis thérapeute. Je pratique la médecine chinoise ou, disons, la thérapie énergétique manuelle chinoise. Et aussi le développement personnel, avec des outils de coaching en fait, qui se situent également au niveau de la thérapie : la programmation neurolinguistique, l’hypno-thérapie et d’autres outils du développement personnel. J’utilise ces outils pour aider des personnes, mais l’entraînement aux arts martiaux fait partie de cette thérapie centrée sur le développement personnel », explique Taha Hassouna. Et d’ajouter: « Quand quelqu’un vient me voir en thérapie et qu’il a plus besoin de bouger que de se faire masser, je lui conseille de venir à l’entraînement. C’est ce que je fais aujourd’hui. Au sein de l’école, j’enseigne depuis un peu plus d’un an un programme à plein temps. Mais il y a évidemment des cours accessibles à tous ».

Né en 1986 d’un père diplomate et d’une mère universitaire, Taha a, dès son plus jeune âge, voyagé, appris à parler plusieurs langues, vécu dans différentes cultures et côtoyé des gens venant des horizons les plus variés. Son père, qui a été consul d’Egypte en France, en Guinée Conakry et en Jordanie, et sa mère diplômée d’Al-Azhar, qui préparait une thèse sur la faune et la flore dans le Coran, l’ont profondément marqué. Ce n’est pas pour autant qu’il a immédiatement suivi leur exemple et fait des études universitaires intenses et prolongées. Il en fait lui-même l’aveu: ce n’est que tard que la valeur des livres s’est imposée à lui. Mais c’est dès l’âge de six ans que le petit Taha se découvre une passion: les arts martiaux.

Elle ne le quittera plus. Il en interrompt la pratique néanmoins de l’âge de 9 à 14 ans. Un événement douloureux survint, en effet, à sa 9e année : la mort de sa mère. Dire ce que la perte d’une mère aimée produit dans le coeur et l’esprit d’un enfant de 9 ans est impossible, mais on peut supposer que c’est considérable et ineffaçable. Il reprend la pratique des arts martiaux à l’âge de 14 ans donc. C’est véritablement à partir de ce moment-là qu’il s’engagera corps et âme dans cette voie. C’est en Guinée Conakry qu’a lieu une première révélation.

L’exemple d’un sportif guinéen avec qui Taha va s’entraîner va complètement changer son approche. On pourrait croire que faire du kung fu, c’est aller deux ou trois fois par semaine à l’entraînement, apprendre ou peaufiner quelques techniques de combat et s’offrir quelques séances en plein air, seul ou avec un camarade de salle, tout en faisant son petit footing matinal. On ne peut nier ou minimiser le côté hygiène de vie dans le kung-fu, mais s’en tenir uniquement à cet aspect-là serait passer à côté de l’essentiel. En Guinée, Taha Hassouna saisit l’extraordinaire profondeur des arts martiaux. Faire du kung-fu, c’est opter pour un mode de vie que l’on peut résumer ainsi: le travail sur soi. Il s’agit de se décentrer pour se recentrer, de fournir un effort global et coordonné. Comment unifier tous ces « moi » qui se font concurrence et qui, en quelque sorte, se « court-circuitent ». C’est un effort d’harmonisation et de réconciliation. Il a probablement senti cela plus qu’il ne l’a pensé adolescent.

Le corps et l’esprit qu’on tend à séparer ou à opposer doivent à tout prix travailler de concert. L’intensité de l’effort physique retomberait dans le corps (c’est-à-dire dans le vide) et n’irait jamais au-delà sans l’appoint d’un effort, concomitant, de conscience; mais une conscience qui pavoiserait devant ses miroirs retomberait, elle aussi, dans un vide encore plus vertigineux: la vanité, la contemplation figée de soi. Les arts martiaux viennent de la guerre, aime à rappeler Taha. Ils viennent donc d’une expérience, individuelle et collective, terrible, de la mort. Qui pratique les arts martiaux ne doit jamais oublier cette origine. En Guinée, l’adolescent apprend ce qu’est l’effort dans toute son intensité et assouvit sa passion du kung-fu. Son maître guinéen lui transmet ce goût pour la patience, la pugnacité, le dépassement. C’est le premier pas décisif.

« Je suis né en France, mais j’ai vécu une partie de mon enfance en Egypte. Il y a une question qui est pour moi fondamentale, et elle va dépasser les limites très, très vite : où c’est, chez moi? C’est une question difficile pour moi dans sa complexité. Car avoir voyagé avec mon père voulait dire s’installer, commencer à prendre racine et devoir repartir sitôt après. Le côté positif, c’est que ça te donne un certain recul ; l’aspect plus pénible, c’est que tu es continuellement obligé de mettre fin à des relations. Mais ça te donne quand même une vision plus globale de l’être humain. Quand je suis allé en Chine, je me suis senti vraiment, mais vraiment chez moi », dit Hassouna.

C’est en 2004, à l’âge de 18 ans, qu’il prend la décision d’aller en Chine. Son père, bien que surpris et quelque peu réticent, laisse son fils partir pour l’Extrême-Orient. Pourtant, son milieu social n’aime pas les excentricités, les écarts, les bifurcations de l’esprit libre. Un milieu imprégné de coutumes, d’habitudes et de traditions. Fils de l’arrière-petite-fille de Talaat Harb — le grand homme de la famille et de l’Egypte, qui a révolutionné la vie économique du pays —, il est né et a grandi au sein d’une famille pour le moins conservatrice. Mais on n’aime pas les livres impunément. Quand on en fait sa nourriture quotidienne, vitale, on en tire cette volonté irrépressible, justement, de liberté. On veut aller plus loin que les limites assignées. Il n’est donc pas étonnant que le père laisse filer son fils.

« Quand je suis arrivé en Chine, je ne connaissais rien. Je n’étais pas à ce moment-là quelqu’un qui allait nécessairement faire des recherches approfondies sur la culture chinoise. Je pressentais une énorme richesse, mais je n’avais absolument pas les outils pour l’explorer. Je suis vraiment allé là-bas par instinct, par intuition plus que par une approche intellectuelle. Mais très vite et de façon toute naturelle, je me suis intégré à tel point que les Chinois me disaient eux-mêmes: On a l’impression que tu es d’ici. Tu nous ressembles ».

Néanmoins, durant les deux ans qu’il passe là-bas, Hassouna apprend la langue chinoise et pratique le kung-fu de Shaolin à Shaolin, sous la direction d’un maître comme il se doit, moine bouddhiste. Taha apprend en Chine ce qu’il avait déjà nettement perçu en Guinée: la violence est un fantôme, une illusion, un miroir. Arrivé en Chine et s’entraînant avec un maître d’une grande envergure— à la fois « martiale» et spirituelle—, il a fallu ensuite chercher l’équilibre, difficile et délicat, entre l’aspect combatif, guerrier, martial et l’art, c’est-à-dire une sorte de discipline réparatrice de salut: aider les autres, se sauver soi-même. Mais toutes ces étapes ont été franchies naturellement, car Taha Hassouna n’a pas eu à forcer sa nature pour exercer entièrement sa passion et pour le faire avec un esprit d’humanité et de partage proche de ce que l’ancienne langue appelait la « vertu ».

La Chine a inspiré Hassouna sur bien des plans. « L’idée de créer une école en Egypte m’est venue dès la deuxième année de mon séjour en Chine. Mais quand je suis parti de Chine, c’était d’abord pour revenir en France, où j’ai poursuivi des études de langue et de civilisation chinoises à l’Université d’Aix-en-Provence. Durant cette période, j’enseignais déjà les arts martiaux dans les parcs. Mon goût s’est vraiment confirmé pour l’enseignement à ce moment-là. En 2009, j’ai commencé à enseigner dans des clubs, grâce à Fabrice Payen, maître de boxe thaï traditionnelle chaïya et champion du monde de cette discipline en 1998. J’avais donc un chez-moi en France, j’avais des élèves. Les élèves, c’est quelque chose qui est très attachant. On ne laisse pas ses élèves », raconte-t-il.

Mais le côté administratif a compliqué un peu les choses pour une installation plus longue en France. « J’ai quand même fait 6 ans d’études : j’ai fait une maîtrise en chinois et, en parallèle, j’ai fait des études de médecine chinoise qui ont duré 4 ans. J’ai fait aussi quelques formations en développement personnel. C’est à ce moment-là aussi que j’ai pratiqué d’autres styles de kung-fu, comme le wing chun avec sifu Klaus Flickinger, le bagua (ou boxe des 8 trigrammes) avec Philippe Reus, ou encore l’escrima avec sifu Julian Jünnenman ».

Dans son studio cairote, la salle d’entraînement est grande. S’en dégage pourtant une sorte d’âme, et ce, grâce aux objets divers plus ou moins usés qu’a rassemblés le petit bataillon d’élèves assidus, dont certains s’entraînent de 7h jusqu’à 21h30. Ce lieu est habité, respire la présence, la convivialité. Taha l’a appelé Meskah. Pourquoi? Que veut dire « meshkah» en arabe? La « lampe », la lampe qui diffuse la lumière. On sait que la lumière est une limite idéale et un aboutissement ; la lampe éclaire dans la nuit à l’égaré, celui qui ne retrouve pas son chemin. Le symbolisme de la lumière est évidemment très riche, on le retrouve dans la totalité des civilisations et des cultures humaines.

On sait à quel point la lumière (Al-Nour) et l’esprit (Al-Roh) sont essentiellement identiques dans l’islam. Il semble que le choix de « meshkah » soit empreint de toutes ces significations. Ce qui nous renvoie une fois de plus aux arts martiaux. Ce sont des outils, des techniques, des pratiques qui aident l’être humain à unifier les différentes dimensions de sa personne, tant physique que morale, ou encore intellectuelle.

On comprendra que cette façon de vivre, ce chemin des arts martiaux, est fortement irrigué par la pratique thérapeutique chinoise que dispense par ailleurs Taha, ainsi que par l’enseignement du qi qong médical. Ici, on ne peut manquer de parler de l’extraordinaire docteur Jang Jwing-Ming, qui est le maître de Taha dans cette dernière pratique. Ingénieur de formation, cet homme a consacré sa vie, son énergie et ses deniers à l’enseignement et à la diffusion des arts martiaux chinois.

La salle à Doqqi est une petite lumière vive qui se cache dans cette ville tentaculaire et hurlante du Caire. Ici, on se défait de son vêtement d’inquiétude et d’essoufflement, et l’on souffle, l’on respire. On se réunit pour marcher de concert vers un même but: la connaissance de soi, la reconnaissance des autres. Et chacun finalement est invité à apporter sa lumière avec lui, sa lampe. Elle peut venir du corps, du coeur, de l’esprit, qu’importe, elle éclairera quelque chose .

Jalons :

1986 : Naissance en France.
1995 : Mort de sa mère.
2004 : Voyage en Chine.
De 2006 à 2012 : Etudes de langue et de civilisation chinoises et, parallèlement, études de médecine chinoise.
2016 : Création d’une école d’arts martiaux au Caire.
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