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Abdelaziz Dahmani : La bonne étoile de Daziz

Abir Taleb, Mardi, 20 août 2019

Ancien grand reporter à Jeune Afrique, footballeur dans sa jeunesse, le Tunisien Abdelaziz Dahmani a su transformer toutes les infortunes de sa vie en aubaines. Un riche parcours qui le mène à rencontrer les grands de ce monde, à se mettre en danger parfois et à vivre bien des aventures.

Abdelaziz Dahmani

« Il est des événements infimes, anodins, qui changent votre vie, des concours de circonstances qui en redessinent les contours », se plaît à répéter Abdelaziz Dahmani, Daziz ou Zouzou pour les intimes, ancien footballeur tunisien, devenu journaliste sportif, caricaturiste, puis grand reporter à Jeune Afrique pendant 20 ans. D’emblée, on sent que l’on est face à un personnage d’exception, éloquent, la plume comme le verbe facile, qui a tant de choses à raconter que l’on passe d’un sujet à l’autre sans s’en rendre compte, que l’on revient au premier puis repasse à un troisième … Entre deux plaisanteries, Dahmani parle Histoire, politique, amour, raconte la vie tout simplement. Car son riche parcours n’a rien d’un long fleuve tranquille.

Toute la vie de cet homme, aujourd’hui âgé de 85 ans, est, en effet, jalonnée par de petits épisodes qui l’emmènent par-ci, le ramènent par-là, le lancent dans telle ou telle aventure. « A 14 ans, on m’a interdit l’accès à tous les lycées de Tunisie. Une camarade française, très imbue de sa personne, nous méprisait, nous indigènes comme on disait à l’époque. Un jour, lors d’un examen de maths, cette fille et un autre camarade tunisien m’ont demandé de les aider. J’ai commencé par donner ma copie au Tunisien, un peu pour la narguer, mais j’avais l’intention de la lui passer aussi ! Sauf qu’elle nous a dénoncés. Résultat : conseil de discipline, expulsion et interdiction d’intégrer n’importe quel autre lycée ». Premier coup de malchance.

Mais la malchance peut devenir une chance, comme le dit notre hôte, et la vie de Dahmani connaît un premier tournant. Ses parents décident de l’envoyer en pensionnat en France. Il atterrit à Gap dans les Hautes-Alpes, début novembre 1949, par un froid de canard. « Un jour, à la récré, je fais un petit numéro avec le ballon, dribblant, jonglant, etc. Bon en foot, j’ai été remarqué par le prof de sport, également gardien de but de l’équipe de la ville. Il me prend. A la fin de l’année, alors que je devais rentrer en Tunisie, je fais un deal avec le président du club : je reste et en contrepartie, il me paie l’internat plus une somme mensuelle », raconte Dahmani, qui poursuit donc ses études secondaires en France. Les plus belles années de sa vie.

En 1954, l’ancien leader tunisien Habib Bourguiba est en résidence surveillée à Montgenèvre, un petit village des Hautes-Alpes. Le jeune Abdelaziz, fougueux, intrépide, épris de liberté et fervent admirateur de ce « héros national », décide l’aller à sa rencontre. Il prend l’unique navette entre Briançon et Montgenèvre, se rend au petit hôtel où loge le leader. Intimidé, il n’ose l’aborder. Mais la bonne étoile est toujours là. Est aussi présent à Montgenèvre un militant tunisien que le jeune Abdelaziz connaît. Celui-ci fait les présentations. « J’ai eu une discussion en tête-à-tête avec Bourguiba, j’étais fasciné d’être le seul auditeur de cet homme que j’adulais à l’époque, tant enivré que j’ai raté le dernier bus de retour. J’ai fini par passer trois jours dans cet hôtel, en sa compagnie ». Deux ans plus tard, après avoir passé son baccalauréat, il retourne en Tunisie en 1956, année de l’indépendance, et est engagé comme footballeur au sein du Club africain de Tunis. Lors de la première finale de l’indépendance, le plus mauvais match de sa vie, dit-il, Bourguiba, alors premier ministre, le reconnaît en saluant l’équipe. « Tu as fini tes études, toi ? », lui a-t-il lancé.

Deuxième tournant. Ce match perdu a servi toute sa carrière : alors qu’il projetait de s’installer en Tunisie, il retourne en France pour y poursuivre ses études supérieures. Avec toujours l’idée de faire une carrière de footballeur. Il s’engage dans le club de Melun en région parisienne, mais est contraint de le quitter, à cause de problèmes internes. La bonne étoile encore et toujours. Par pur hasard, il rencontre un journaliste à France-Soir, l’une des personnes qui l’ont le plus marqué dans sa vie. Ce dernier le met en contact avec l’équipe de Cannes. Daziz signe d’abord un contrat de stagiaire, mais ne peut passer à un contrat professionnel, étant étranger. On lui propose alors la nationalité française, mais, en cette période de ferveur indépendantiste, il refuse. Malchance ? Certainement pas. Ce n’est qu’un tournant, le jeune homme retourne à Paris, recontacte son mentor de France-Soir pour lui demander de l’aide.

C’est alors que commence son aventure avec le journalisme. Son premier papier est jeté à la poubelle. Le deuxième aussi. « Plus tard, René Dunan, mon parrain de France-Soir, m’a avoué qu’ils étaient bons, mais qu’il ne voulait pas me le dire pour ne pas avoir la grosse tête ». La plus belle leçon de sa carrière. La grosse tête, Dahmani ne l’aura jamais, malgré la belle carrière qui l’attendait. Il rencontre les grands de ce monde, Mandela, Nixon, Khomeiny, Kroutchev, Sékou Touré et Idi Amine Dada. Il mange avec Kadhafi à même le sol, il est l’un des premiers à couvrir la « révolution » du 1er septembre 1969. Mais il l’irrite lors d’une conférence de presse, et plus tard, il reçoit des menaces de mort d’un agent libyen à cause d’un article écrit suite au fameux procès Sadate organisé en Libye après l’accord de paix égypto-israélien.

« On me considère comme un grand journalise, j’ai été accrédité pendant plusieurs années à l’Elysée, je me suis rendu dans 106 pays, j’ai couvert de grands événements. J’ai toujours refusé d’avoir un bureau, pour ne pas être sédentaire. J’étais touche-à-tout. J’ai logé dans les suites les plus fabuleuses et dormi au sol. J’ai eu plusieurs prix, parfois même face à des monuments du journalisme. Cela dit, ma vie était simple, j’adore les vieux cafés, je n’ai jamais eu de voiture ! ».

Pendant qu’il faisait encore ses débuts de stagiaire à France-Soir, on le choisit pour faire partie d’une sélection africaine de foot (il n’y avait pas encore de sélections nationales, la plupart des pays africains étant encore colonisés) qui se rend en ex-URSS. Intrépide, tête brûlée comme il se qualifie lui-même, il accepte. Et prétend à France-Soir qu’il va voir sa mère malade en Tunisie. L’ensemble de l’équipe ayant un passeport collectif, il est donc obligé de les suivre et finit par rester 40 jours au lieu des 10 initialement prévus. Cette aventure soviétique va retracer la vie du jeune homme. Elle lui vaut certes sa place à France-Soir, mais elle a aussi bien d’incidences. « J’ai adoré l’URSS ; après ce séjour, je suis devenu communiste, mais par sentimentalisme, sans véritable dogme ». Autre tournant : c’est par train que Dahmani s’y rend, avec une escale de quelques heures à Prague. A la gare, il rencontre un cheminot qui lui offre du chocolat, alors très cher dans l’ancienne Tchécoslovaquie. Ce petit épisode l’attache à Prague, qu’il compte revisiter, et où il rencontrera la femme de sa vie.

Après avoir été congédié de France-Soir, il rentre en Tunisie en 1959, décide de s’y installer et crée un journal sportif. C’est alors que commence réellement sa carrière de journaliste. « J’ai toujours refusé d’écrire dans la presse officielle, c’est pour cela que j’ai d’abord été journaliste sportif. Mon adulation pour Bourguiba s’était heurtée à la réalité des choses », raconte-t-il. A Tunis, il est invité par l’ambassadeur de Tchécoslovaquie suite à la couverture d’un événement sportif qui se déroulait à Prague, puis à s’y rendre. « J’ai vu Jana alors que je me rendais chez un ami, qui s’est avéré être un ami commun, elle m’a tout de suite captivé. Cet ami a concocté une autre rencontre, mais elle m’a snobé comme pas possible. Elle parlait à peine français. Après mon départ, je lui envoyais chaque jour une carte postale, et au bout d’un moment, j’ai fini par avoir une réponse, juste un merci pour tes cartes. Un an et demi plus tard, en juin 1964, on s’est marié, malgré le refus de sa famille. Elle avait fait la grève de la faim pour les contraindre à accepter ! On a vécu ensemble 41 ans, jusqu’à son décès, on a eu deux enfants dont je suis très fier. Elle m’a rendu très heureux », se rappelle notre hôte, un sourire au bout des lèvres, convaincu que la vie se construit par des détails infimes.

L’activité journalistique de Dahmani s’élargit. Il devient correspondant de l’agence de presse tchèque, n’écrit plus que dans le sport. Il couvre clandestinement la guerre d’Algérie, fait des caricatures. Mais certains de ses articles écrits pour la presse étrangère sont censurés et, en 1974, on refuse de lui renouveler sa carte de presse. A cette époque, il rencontre par hasard le directeur de Jeune Afrique, en visite en Tunisie. Celui-ci lui propose de le recruter. « Je n’envisageais pas d’aller en France, j’y suis finalement allé, d’autant plus que j’étais mal à l’aise avec le ministère de l’Information, mais avec l’intention de rentrer ». Dahmani y vit toujours …

De cette expérience accumulée au fil des ans, il dit : « Ce que je reproche aux Arabes dans leur manière de gouverner, c’est qu’on ne doute pas, et on se rend compte qu’une fois qu’on a pris un chemin, on ne peut plus reculer. Cela nous mène à toutes les catastrophes que nous vivons aujourd’hui dans le monde arabe. Moi, mon moteur a toujours été le doute. Je doute de tout et j’essaie de comprendre. Quand j’écris un papier et que j’en suis félicité, je me demande toujours si je suis capable d’en écrire un autre pour le prochain numéro. Je suis optimiste tout en étant pessimiste sur tout. J’aime rire, plaisanter, mais en arrière-plan, je suis malheureux pour les Palestiniens, les Syriens, pour tout ce que l’on vit dans le monde arabe ». De son expérience journalistique, il ajoute : « C’est un métier stressant. Comment avoir la bonne information ? Comment provoquer pour la retirer sans irriter votre interlocuteur, sachant que la bonne info, la vraie, est détenue par un nombre très restreint de personnes, le tout étant de savoir entrer dans ces cercles fermés sans se mettre en danger ? Comment entrer chez un dictateur, retirer l’info, et sortir indemne ? ».

Et de sa relation avec l’Egypte, il raconte : « Je suis venu la première fois début 1962. Cette première visite m’a vraiment marqué. Quelques années plus tard, ma soeur cadette s’est mariée à un Egyptien, célèbre avocat wafdiste. Elle vit ici depuis 55 ans aujourd’hui ; ma fille, elle aussi, est mariée à un Egyptien, depuis plus de vingt ans. Cela m’a permis de faire le tour de ce pays fascinant, d’en connaître tous les recoins ». L’Egypte, c’est aussi une partie de la vie de Daziz … .

Jalons

Mai 1934 : Naissance à La Marsa (Tunisie) d’un père officier de l’armée du Bey Moncef.

1949 : Départ pour Gap (Hautes-Alpes, France) pour y effectuer les études secondaires.

1956 : Après une année en Tunisie, retour en France pour les études universitaires. Débuts à France-Soir.

1957 : Footballeur à la 1re sélection africaine dans un tournoi en ex-URSS.

1958 : Retour en Tunisie, où il participe à la création du journal Le Sport.

1964 : Mariage avec Jana Suvova à Karstein, près de Prague.

1967 : Premier journaliste africain et arabe à adhérer à l’Association Internationale de la Presse Sportive (AIPS).

1974-1993 : Départ pour la France où il adhère à Jeune Afrique en tant que grand reporter.

1979 : Prix Pierre Mille pour le reportage.

2000 : Reçoit la Carte journaliste professionnelle française à vie.

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