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Alia Mossallam : Collectionneuse d’histoires

Névine Lameï, Mardi, 06 août 2019

Chercheuse engagée, Alia Mossallam s’intéresse particulièrement à l’histoire, celle racontée par les petites gens, à travers leurs chansons et leurs récits populaires. Pour elle, la tradition orale permet d’aller au plus profond du passé et de mieux comprendre le présent.

Alia Mossallam
(Photo : Yasser Al-Ghoul)

Collecter, archiver, analyser, enre­gistrer l’héritage oral colporté par les gens ordinaires, notamment à l’époque nassérienne, c’est la mis­sion de l’historienne engagée Alia Mossallam qui vit actuellement entre l’Egypte et l’Alle­magne. Mossallam réalise un fellowship de trois ans à Berlin, de janvier 2017 à mars 2020, offert par la fondation Alexander von Humboldt Stiftung. Elle suit un programme de recherche pluridisciplinaire qu’organise le Forum Transrgionale Studien, afin d’acquérir une expertise super-spécialisée lui permettant de suivre sa recherche historique sur l’Egypte nas­sérienne et sur des travailleurs égyptiens pendant la Première Guerre mondiale.

Le 25 juillet dernier, de passage au Caire, elle a fait une intervention à l’Institut néerlandais de Zamalek, sous le titre Archiver le Nil. Coup d’oeil sur l’historiographie nubienne du fleuve. Elle y a fait focus sur la manière des Nubiens de sauvegarder leur histoire. « Je m’intéresse beau­coup aux chansons qui racontent des histoires et aux histoires qui racontent les luttes populaires, en marge des grands événements historiques, bref, ce que préservent les gens en leur mémoire. J’ai passé un très agréable séjour en 2009 à Tengar, un petit village à proximité d’Assouan, au sein d’une famille nubienne qui m’a beau­coup aidée dans mes recherches. J’ai parlé avec des ouvriers qui ont participé à la construction du Haut-Barrage, ainsi qu’avec des déplacés nubiens qui ont été obligés de quitter leurs terres autour de 1964. J’étais très émue par les his­toires qu’ils m’ont racontées et par les chansons qu’ils connaissent de père en fils. La petite fille de cette famille nubienne m’a appris le Kenzi, l’un des principaux dialectes nubiens », raconte Alia Mossallam, titulaire d’une thèse de doctorat en sciences politiques, intitulée Les Récits d’un peuple. Nassérisme, politiques populaires et chansons en Egypte, 1956-1973, de la London School of Economics (LSE). « Pour restituer l’époque nassérienne, je me suis appuyée essen­tiellement sur des sources orales, à savoir les histoires et les chansons de trois groupes sociaux engagés depuis la révolution de 1952, rassem­blant des travailleurs qui ont été mobilisés dans la construction du Haut-Barrage d’Assouan, des Nubiens déplacés en 1964, des fedayins qui ont mené la résistance à Port-Saïd en 1956 et à Suez en 1967 », indique Mossallam qui a également séjourné à Port-Saïd et à Suez entre 2011 et 2012. Ainsi, elle a pu collecter davantage des chansons politiques de l’époque. « Certaines de ces chansons militantes des années 1950-1960 furent reprises avec le même enthousiasme en 2011 à la place Tahrir », accentue Mossallam.

Dans sa thèse, elle revient intelligemment sur les événements de la Révolution de 2011 qu’elle a vécus comme citoyenne, militante et journa­liste. « Ces chansons portent en elles l’écho des luttes passées ; ce qui m’intéresse, ce sont les gens qui s’adaptent aux guerres ou aux révolu­tions », poursuit Alia Mossallam, qui a publié des articles sur la révolution pour le journal numérique indépendant Mada Misr et pour les revues électroniques Jadaliyya et Maazef.

Née au Caire, à l’ancien Maadi, dans une famille nassérienne, son père était comptable dans une société d’engrais et sa mère secrétaire à l’ambassade du Canada en Arabie saoudite. Alia a donc grandi à Riyad où elle a vécu jusqu’à l’âge de 16 ans. Elle a fait ses études à l’école internationale Manarat Riyad. Et ce, avant de retourner en Egypte en 1998, où elle intègre l’Université américaine du Caire (AUC) en ges­tion d’affaires. Diplômée en 2002, elle travaille pendant deux ans à Ernst and Young, l’un des plus importants cabinets d’audit financier et de conseil. « Je rêvais de devenir savante ou dentiste. Néanmoins, j’ai choisi de faire gestion d’af­faires pour profiter de mon pour­centage assez élevé », précise Mossallam. Et d’ajouter : « A l’âge de 8 ans, j’étais très préoccupée par les questions de l’environne­ment, surtout la sauvegarde des animaux en voie d’extinction. Je suivais par correspondance le tra­vail du réseau opérationnel du World Wildlife Fund (WFF), de la grande organisation interna­tionale et indépendante de conservation de la nature au monde. Par ailleurs, mes amis pales­tiniens en Arabie saoudite me racontaient les histoires de leurs familles. Ils connaissaient par coeur les chansons de la résistance qu’ils ont apprises de leurs grands parents ».

Dans le complexe immobilier où elle habitait en Arabie saoudite, il y avait pas mal de Palestiniens, de Libanais, de Jordaniens, de Français, de Coréens, etc. De quoi acquérir le sens de la diversité culturelle. « Sur l’un des tableaux accrochés au mur du salon de ma tante paternelle était marqué un extrait de poème du Palestinien Samih Al-Qassem, accompagné d’un enfant lanceur de pierres. Il disait : Je suis un enfant qui joue, mais un ouragan quand je me mets en colère ».

Très marquée par la cause palestinienne dès l’adolescence, elle était vivement intéressée par les chansons et les récits de vie des Palestiniens. En 1998, elle participe d’ailleurs à une manifes­tation estudiantine à l’AUC du Caire, en faveur de la cause palestinienne. Pourtant, son look ne répondait pas du tout au cliché de la combattante d’extrême gauche. Elle continue quand même à avoir l’allure d’un petit bout de femme juvénile et gaie. « Mon look m’a toujours servi de camouflage, il me facilite beaucoup la tâche durant les manifestations. Je joue l’idiote, même si je suis toujours là pour défendre les plus démunis et les marginalisés, pour défendre la justice sociale, la répartition équitable des res­sources et la liberté d’expression. La politique est un aspect non négligeable de la vie sociale, une activité inséparable de l’existence humaine. A l’Université, je demandais la permission de mes professeurs pour sécher les cours et participer aux manifestations. Mes professeurs acceptaient, car j’étais une étudiante brillante et appliquée ».

Toujours aussi enthousiaste, elle rêve de changer le monde. « Je me sentais différente des autres, capable de mener une aventure, une révolution ou un groupe de résistance », avoue Alia Mossallam. En 2002, elle voyage au Liban en bénévole, pour travailler jusqu’en 2006 dans les camps de réfugiés palestiniens. Son projet inti­tulé Du Caire aux camps consiste à former des enfants de 7 à 13 ans, grâce à des ateliers de théâtre, pour leur apprendre d’évoquer les pro­blèmes sociaux et de s’exprimer en public, fai­sant part de leurs émotions refoulées. Mossallam collabore ensuite en 2004-2005 au Programme des Nations-Unies pour le Développement (PNUD), et avec le Conseil national de la mater­nité et de l’enfance en Egypte, entre 2006 et 2008, plaidant la cause des enfants sans-abris.

Mère de trois enfants, elle éprouve une grande joie en travaillant avec les enfants et leur appre­nant à s’exprimer par les formes et les couleurs. Elle participe de 2002 à 2006, en bénévolat, aux activités de l’association Fathet Kheir (bonne issue), aux côtés de l’écrivain Naïm Sabri, à travers le programme Ziyadet Maaréfa (plus de connaissance). Et ce, dans le but d’éradiquer l’analphabétisme des femmes en Egypte.

« Ma présence dans les rassemblements popu­laires et les manifestations organisées sous Moubarak, par de différents fronts et tendances, m’a permis de mieux connaître les gens ordi­naires. Certains intellectuels me livraient leurs témoignages quant à l’époque nassérienne, comme le penseur de gauche Mahmoud Amin Al-Alem. Ce dernier m’a beaucoup servi durant mes études de master », dit Mossallam, qui a souvent participé à des manifestations pour la cause palestinienne, mais aussi contre le régime de Moubarak.

Son master, elle l’a obtenu en 2006, à l’Ecole des études orientales et africaines, à Londres, sur les conflits violents et le développement. Elle y opérait une comparaison entre les mouvements estudiantins protestataires dans les années 1930, 1960 et 2000.

Largement préoccupée par l’exploration des récits historiques des populations marginalisées, Alia Mossallam fonde en 2015 le projet Ehki Ya Tarikh (raconte histoire). Il s’agit d’une série d’ateliers sur la tradition orale des quatre coins de l’Egypte. Mossallam se rend à l’île Soheil près d’Assouan, en 2015, pour interviewer les Nubiens, et à Port-Saïd, en janvier 2016, pour rencontrer les anciens militants de la ville côtière … Puis en avril de la même année, elle visite Alexandrie, pour préparer un papier sur La Migration, idéologie et théâtre à Alexandrie de 1880 à 1923. Car elle est aussi une mordue de théâtre, ayant travaillé avec la troupe Al-Warsha de Hassan Al-Gueretly et avec la metteuse en scène Leila Soliman. « J’ai aidé Leila Soliman à rédiger la matière scientifique de sa pièce de théâtre Hawa Al-Horriya (l’air de la liberté), présentée en 2014 au centre Makan, puis un peu partout dans le monde. La pièce parle de l’Egypte au temps de la première guerre mon­diale. Et ce, par le biais d’un large éventail de chansons », souligne la chercheuse Alia Mossallam, qui centre de plus en plus ses études sur l’exploration de l’histoire des dissidences populaires dans le Moyen-Orient moderne, à travers la production culturelle du XIXe et début du XXe siècles. « L’historien travaille sur le passé, sur les expériences vécues et les leçons apprises, pour atteindre une meilleure compré­hension du présent. Documenter un tel aspect de l’Histoire est un travail assez dur, avec le très peu d’informations écrites, dans les archives publiques ou sur Internet. Et donc je dois aller moi-même à la recherche d’histoires orales, c’est plus fructueux », assure Mossallam qui présentera, en mars prochain, au Contemporary Image Collectif (CIC), au Caire, des installations mêlant textes, photos et chan­sons enregistrées sur fichiers audio, évoquant l’étroite relation des Nubiens avec l’eau, et des ouvriers avec le Haut-Barrage.

Jalons

1981 : Naissance au Caire.

Juillet 2002 : Diplôme en psychologie sociale et littérature de la Freie Universität Berlin.

Février 2017 : Pratiques historiographiques populaires : documenter la guerre, les pertes et le sacrifice (en chant) durant les années 1950 et 60 en Egypte, conférence à l’EUME Berliner.

Juillet 2018 : Coorganisatrice du symposium « Hors des archives-Nouvelles pratiques archivis­tiques » dans le cadre du « Forum transrégional et Institut Max Weber », Berlin.

Septembre 2018 : Membre du jury pour la subvention conjointe du Conseil arabe pour les sciences sociales (ACSS) et du Fonds arabe pour les arts et la culture (AFAC) - Programme de recherche sur les arts.

Octobre 2018 : Coorganisatrice de l’exposition Submerged-On Rivers et leur flux interrompu, avec l’artiste visuel Alaa Younis, au CIC.

Août 2019 : Convocation à la Summer Academy « Fragment-Power-Public. Récit, autorité et circulation dans les archives », à Beyrouth.

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