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Abou-Tarek : Le roi du kochari

Amira Doss, Dimanche, 12 mai 2019

Abou-Tarek, le propriétaire d’une chaîne de restaurants de kochari (plat typique à base de riz, de lentilles et de pâtes) est l’une des icônes du monde gastronomique égyptien. Un autodidacte qui est entré, en 2015, au livre Guinness des records pour avoir préparé le plus grand plat de kochari au monde pouvant servir 12000 personnes.

Abou-Tarek

Rien dans son enfance passée dans ce coin de rue ne le prédestinait à un tel avenir. Il est parti de rien et a réussi à se bâtir un empire, avec pour arme principale l’honnêteté et un flair infaillible pour les bonnes affaires. Travailleur, économe, solidaire et discret, il possède une volonté inébranlable qui le pousse toujours à réussir. « Les affaires, je les gère par instinct. Je n’ai pas fait d’études supérieures, je n’avais pas de ressources, pas d’expériences et personne pour m’aider », lance Abou-Tarek, dont les restaurants populaires de kochari (mets égyptien à base de lentilles, de riz et de pâtes) lui ont valu de figurer au Guinness des records pour avoir préparé le kochari le plus géant dans l’Histoire, pesant plus de 8000kg (8 tonnes) et pouvant servir plus de 12 000 personnes.

A la croisée des rues Maarouf et Champollion, au coeur du centre-ville cairote, il est difficile de ne pas apercevoir le restaurant Abou-Tarek. C’est un élément fondamental du décor du quartier, voire un point de repère. A midi déjà, une foule immense fait son entrée dans le restaurant pour déguster un plat délicieux à un prix abordable. C’est dans ce même coin de rue que toute l’histoire a commencé il y a plus d’un demi-siècle. « Mon père était vendeur de kochari sur ce même trottoir. Il avait une charrette et préparait le meilleur kochari en ville. Il m’a tout appris sur les secrets de ce plat ». Son père est décédé lorsqu’il avait seulement 13 ans. Et ce dernier a dû donc quitter l’école pour subvenir aux besoins de sa famille. « A l’époque, tous les jeunes rêvaient de partir dans le Golfe pour faire fortune. Pour moi, il n’en était pas question. Partir n’était pas une option. Vendre du kochari était le seul choix. Le lendemain de la mort de mon père, j’ai installé sa charrette dans le même coin et j’ai pris la relève. Ce jour-là, j’ai compris que ma vie allait prendre un autre tournant », raconte Abou-Tarek.

Lorsqu’il raconte ses débuts, il ne peut s’empêcher de sourire. Un sourire qui porte autant d’amertume que de satisfaction. Ce coin de rue est témoin de ses longues années de labeur, de défi, de déception et de réussite. « Je ne possédais pas de permis pour installer ma charrette ici, je passais des heures à fuir la municipalité. Cela m’a poussé à chercher un petit local pour vendre mon kochari. Un vieux propriétaire du café d’en face voulait le vendre pour retourner en Haute-Egypte. Je n’avais pas d’argent, mais je savais que c’était une opportunité à ne pas rater. Je lui ai donc proposé de payer une petite somme en avance et le reste par versements sur une période de trois ans. Une bonne surprise: il a accepté. Du jour au lendemain, je n’étais plus un vendeur de rue, j’ai eu enfin un toit qui me protège, et des rêves sans limites. Je suis devenu propriétaire ».

Abou-Tarek a repeint ses nouveaux locaux et a cherché un personnel sur lequel il peut compter. Au fil des ans, il a fait son chemin et construit sa propre histoire. Dévoué corps et âme à son business, il a mis surtout beaucoup d’humain dans sa relation avec les autres, son personnel comme ses clients. Il met son tablier pour travailler en côte à côte avec son équipe, participe aux préparations, veille au confort de ses employés... Bref, il a créé une atmosphère dynamique dans laquelle le personnel est autant engagé dans le business que lui-même. Bien à l’aise dans sa djellaba confortable et élégante, il accueille les clients à la porte. Il tient à ouvrir lui-même le restaurant tous les jours à 7 heures. Mais, lui, il est là à l’aube, pour vérifier que tout est prêt. « Nous accueillons, très tôt le matin, les élèves des écoles avoisinantes, des ouvriers, des garagistes qui travaillent dans les ateliers à côté, des fonctionnaires, mais aussi des touristes qui veulent se rendre au musée ou partir à la découverte du centre-ville. Des bus touristiques transportant des Japonais et des Emiratis s’arrêtent souvent devant notre restaurant pour déguster notre spécialité », dit-il fièrement.

Le soir, pendant les vacances d’été, des familles entières viennent faire une petite pause chez Abou-Tarek, après une balade en ville. De bouche à oreille, il s’est bâti une sacrée renommée. « Si l’on en parle, c’est que c’est bon ! », sourit-il, ajoutant: « Ici, c’est également le point de rencontre des stars ». De nombreux comédiens, chanteurs, réalisateurs, journalistes, ministres et ambassadeurs ont visité le restaurant, à savoir: Youssef Chahine, Farid Chawqi, Rouchdi Abaza, Isaad Younès, Dalal Abdel-Aziz, Nabila Ebeid, la liste des célébrités est longue. « Cuisiner pour les autres, c’est partager, se régaler, s’amuser. J’ai voulu créer un endroit où l’on se sent bien ». Ce maître de maison n’aime pas le titre de patron, même si on l’appelle « Moallem ». Décrit par la CNN comme le propriétaire du seul restaurant égyptien où l’on peut manger un plat de très bonne qualité à 5 L.E. seulement, il en profite pour faire connaître le kochari partout dans le monde. « On m’a raconté que l’origine de ce plat remonte aux Indiens et qu'il fut introduit en Egypte par l’armée britannique qui a transporté des habitudes culinaires de leur colonie indienne. Il a été ensuite influencé par les Italiens vivant en Egypte, et l’on a ajouté les macaronis au riz et aux lentilles de base. Comme d’habitude, les Egyptiens réussissent à personnaliser leurs plats, grâce à un assaisonnement qui leur est propre », fait-il remarquer.

En véritable connaisseur, Abou-Tarek se caractérise par une sauce tomate dont il garde le secret, des oignons frits, de l’ail haché mélangé au vinaigre et aux piments. Il tient à communiquer souvent avec ses clients fidèles pour que leur expérience dans le restaurant soit au-delà d’un plat ou d’un simple repas. « Même le plat dans lequel on mange a son importance pour moi. Certains préfèrent les bols classiques en métal, d’autres aiment les barquettes en plastique. Le kochari est le plat qui unit toutes les classes sociales ».

De succès en succès, il ne s’est jamais résigné. « La volonté divine est à l’origine de tout mon succès, puis il y a eu l’aide de tous ceux qui m’ont soutenu, surtout les gens du quartier qui croyaient en moi. J’ai eu de la chance d’avoir été entouré de gens qui m’aiment autant ». Abou-Tarek a aussi l’esprit d’un homme d’affaires bien futé, même s’il dit ne suivre que son instinct. « Je n’aime pas les extravagances. Il ne faut jamais oublier d’où je viens », dit cet accro du travail. Ses restaurants sont actuellement présents en Arabie saoudite et aux Emirats arabes unis. « Ce sont des clients du Golfe qui, de passage dans mon restaurant au Caire, m’ont demandé d’ouvrir des branches dans leurs pays, tellement ils ont apprécié nos plats. Nous avons des demandes dans les quatre coins du monde. Un homme d’affaires américain m’a proposé d’ouvrir une série de restaurants et d’utiliser mon nom. Le célèbre homme d’affaires koweïtien Al-Khurafi a aussi voulu ouvrir des branches dans des différents pays du monde portant mon nom. Mais j’ai refusé toutes ces offres. Pourquoi après tant d’années de labeur, vendre mon nom, mon histoire et mon succès ? ».

Un succès qui a atteint son apogée, mais qui a également nui à certains concurrents qui l’ont envié. Sa réussite a engagé une vraie guerre commerciale. Il y a moins d’un mois, un homme d’affaires a tenté d’ouvrir des restaurants au Koweït et au Bahreïn portant le nom d’Abou-Tarek sans prendre son autorisation. L’affaire est devant la justice. Des coups durs qui lui ont appris de garder la tête froide. « Je sais que je dérange. Je suis un self-made-man dans un marché prédominé par de grands noms. Mais je ne donne pas trop d’importance à ce genre de problèmes. J’ai appris à ne pas me complexer la vie et de me concentrer sur l’essentiel. Je n’ai rien à prouver à quiconque ». Là où les autres voient des obstacles, lui voit des défis à relever, des opportunités à saisir. « Je ne me compare pas aux autres. La jalousie fait perdre beaucoup de temps et d’énergie. Etre anxieux est épuisant, frustrant et improductif », affirme-t-il. Un autodidacte par excellence, un contestataire par nature, Abou-Tarek n’aime pas l’abondance ni le luxe. « La vie m’a appris des leçons qu’on n’apprend ni à l’école ni dans les manuels scolaires », ajoute-t-il. Son désir insatiable pour le succès est difficile à combler. Son itinéraire était souvent tortueux, mais il parvenait toujours à trouver des solutions avec l’aide de toute son équipe et des clients. « Ouvrir à l’aube, fermer tard la nuit, rester debout pendant plus de 12 heures d’affilée, consommer peu, faire des économies, réinvestir les gains, se serrer la ceinture et être très exigeant dans le choix des ingrédients ». Telle est la recette du succès.

Aujourd’hui, ce sont ses fils qui prennent la relève. Avec leur propre concept de l’économie moderne, ils découvrent de nouveaux marchés. Grâce à leur savoir-faire, le business de famille prend un tournant plus stratégique. Les enfants ne lésinent pas sur les moyens pour fidéliser une plus large clientèle, en recourant à une autre stratégie publicitaire. « Mon fils Tarek s’occupe de tout ce qui est marketing. Grâce à lui, nous sommes présents dans des grands centres commerciaux depuis 2018. Il étudie l’ouverture de restaurants à Londres. Il investit dans la nouvelle technologie et les réseaux sociaux pour chercher de bonnes opportunités. J’ai offert la meilleure éducation à mes fils et je compte sur eux pour que cet empire puisse continuer ». Et d’ajouter: « Un client insatisfait ou mécontent est un grand échec ». Propriétaire, directeur, chef cuisinier et parfois serveur, Abou-Tarek gère tout cela en père de famille. « C’est un projet que j’ai vu grandir et pour lequel j’ai tout sacrifié et je ne suis pas déçu ». Abou-Tarek revoit encore sa petite charrette et remercie Dieu pour en être arrivé là. « Il ne faut pas oublier comment on a commencé. Dans la vie, ce n’est pas important de briller, mais il faut savoir maintenir sa place ». Sans orgueil, il se contente de peu et reconnaît les dons de Dieu. Sa gratitude est la raison de son bonheur.

Jalons

1948 : Naissance au Caire.
1960 : Vendeur de rue.
1990 : Inauguration du restaurant Abou-Tarek au centre-ville.
2015 : Record Guinness pour avoir préparé le plat de kochari le plus immense de l’Histoire.
2016 : Ouverture de la première branche en Arabie saoudite.
2017 : Ouverture d’un restaurant Abou-Tarek à Dubaï.

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