C’est dans sa maison de la ville du 6 Octobre qu’elle reçoit ses visiteurs, dans la périphérie du Caire. Un goût classique règne dans l’appartement de la cheffe monteuse Laïla Fahmi, avec des photos d’elle et de son mari le monteur, réalisateur et producteur Adel Choukri, lorsqu’ils étaient encore jeunes. L’ambiance est calme grâce aux beaux souvenirs.
A 72 ans, Laïla Fahmi n’a rien perdu de son élégance. Elle est réputée pour son sérieux et son engagement. « Le montage est mon univers, c’est tout ce que je sais faire dans la vie ou plutôt tout ce que j’aime faire », assure-t-elle.
Laïla Fahmi appartient aux femmes pionnières du cinéma égyptien. Si l’on établit une classification en termes de générations, elle ferait partie de la deuxième ou troisième génération, celle qui a travaillé dans le domaine cinématographique, au début des années 1960. Au milieu d’une foule de grands cinéastes, formés dans de grandes écoles, la jeune Laïla a laissé son empreinte.
Avec plus de 50 ans de carrière, elle a été témoin de la belle époque du cinéma égyptien. « Je suis fière de l’hommage que m’a rendu le Festival du cinéma des femmes à Assouan. Il est important qu’à un certain âge, on ressente la reconnaissance de ses pairs », dit celle qui a hérité du métier de son père, le monteur Kamal Fahmi. Il lui a transmis le grand amour pour le négatif, les rushs et les bobines des films. Son mari était également monteur, Kamal Choukri, soit le frère aîné de la fameuse cheffe monteuse Nadia Choukri. Donc avec une famille pareille, il était difficile de ne pas avoir de talent.
« Mon père m’a transmis son amour pour le cinéma, et surtout pour le montage. C’est grâce à lui que j’ai pu intégrer ce monde, comprendre son langage et découvrir ses secrets. Encore enfant, mon père m’emmenait dans les studios pour voir les stars. Toutefois, trop timide, je ne le quittais pas et me contentais de l’aider, en lui passant les rushs des films ou en lui lisant les rapports. C’est ainsi que j’ai appris sans m’en rendre compte », raconte-t-elle.
Mais, être femme, a-t-il été un obstacle ou un avantage dans l’évolution de son parcours professionnel ? « Etre femme a plutôt été un avantage, non pas en termes de favoritisme, mais en termes d’atouts et d’exigences, car c’est un métier que je pourrais qualifier de féminin, qui exige beaucoup de patience, de finesse, une écoute attentive et l’intérêt pour les détails. Du coup, ce métier de monteur de négatif a été presque toujours réservé aux femmes, à l’exception de mon père Kamal Fahmi et de mon mari Adel Choukri ».
Comme plusieurs adolescentes, elle pense d’abord à devenir hôtesse de l’air pour parcourir le monde. « Mais Charmée par le cinéma, j’ai décidé d’en faire mon métier dès l’âge de 15 ans. C’était la décision la plus importante de ma vie ». Elève de la Notre Dame De La Délivrande, dans le quartier de Daher, la jeune fille a réussi à s’imposer progressivement dans le monde du cinéma. Son succès, elle le doit surtout à sa passion pour les bobines et les machines de projection. « J’ai grandi dans les salles de montage, côtoyant les films, les négatifs et les machines de projection. Je leur dois tout ».
Mais pourquoi une telle profession loin des feux de projecteur et du glamour ? « Timide, j’aime travailler seule. Je n’aime pas rester avec un collègue pendant des heures et des heures, même si c’est le réalisateur. C’est pourquoi j’ai trouvé mon bonheur dans le montage du négatif, qui nécessite un travail minutieux dans une salle close, presque obscure ».
Cette pudeur l’empêchait de prendre une photo avec les artistes ou de demander au chanteur mythique Abdel-Halim Hafez de lui signer un autographe. Elle se contentait de l’attendre tous les jours devant la porte du studio, le suivre des yeux jusqu’à ce qu’il entre et change de direction. « Les cinéastes me connaissaient déjà et Halim était super gentil avec tout le monde, mais je n’avais pas le courage de lui serrer la main ».
Les salles fermées du montage étaient donc son principal refuge. C’est là aussi qu’elle y a rencontré l’amour de sa vie, Adel Choukri, qui commençait sa carrière de monteur en même temps qu’elle. Une même table de montage les a réunis. « Je n’oublierai jamais le jour où Adel m’a envoyé une amie, pour m’avouer ses sentiments envers moi. Cependant, j’ai fait comme si je n’avais rien entendu. Il n’a cependant pas baissé les bras et a continué à faire tout ce qu’il pouvait pour attirer mon attention. Il m’attendait jusqu’à ce que je termine mon travail le soir et m’accompagnait jusqu’à ma maison pour que je ne rentre pas seule. Nos fiançailles ont eu lieu en 1964 et nous nous sommes mariés vers fin juillet 1965 », se souvient-elle.
Avec le temps, la jeune Lolla, comme l’appelait tout le monde, a commencé à acquérir de l’expérience. Elle travaillait parfois à collecter les parties des films toute seule, mais toujours sous la supervision de son père, jusqu’au jour où elle a pris la première grande leçon de sa vie. C’était avec le film Ah men Hawa (quelle Eve) de Rouchdi Abaza et Loubna Abdel-Aziz.
« C’est le premier film dont j’ai monté le négatif seule, car mon père était en voyage. Le producteur du film, Ramsis Naguib, me connaissait bien. Il m’a envoyé les chapitres du film pour les travailler, puisqu’il avait décidé de la date de la sortie du film. Tout paraissait parfait, jusqu’à ce qu’on ait découvert que j’avais commis une erreur de longueur, dans l’avant-dernière scène du film. Une faute normale que certains grands monteurs pourraient commettre. Toute l’équipe technique du film avait peur de Ramsis Naguib et m’ont rendu la bobine du film pour corriger ma faute. Mais à cause du stress, j’ai commis une autre faute pendant la correction qui s’est révélée dans la dernière scène ! Le pire était qu’ils avaient déjà fait cinq copies du film pour être projeté dans cinq grandes salles cairotes ».
Une fois cette faute découverte, la veille de la projection du film, la jeune monteuse l’a vite corrigée, pour que le producteur puisse refaire les copies. Plus tard, lorsqu’elle a été prendre le reste de son argent, on avait retiré 25 L.E. de son cachet.
« J’ai fondu en larmes devant le comptable, je ne savais pas ce que j’allais dire à mon père lorsqu’il serait rentré de voyage. Ramsis Naguib considérait que cette punition marquerait mon esprit à jamais, et c’est tout à fait vrai », avoue-t-elle aujourd’hui, après plus de 40 ans. Et d’ajouter : « Mon père, de retour de voyage, partageait le point de vue de Ramsis Naguib, et m’a expliqué qu’il fallait payer le prix de ses erreurs, chose que je n’ai jamais oubliée ».
Une fois son baccalauréat en poche, elle prend une autre décision importante. «Je n’ai pas continué mes études pour avoir une formation universitaire. Depuis toute jeune, je savais ce que je voulais faire. J’ai donc arrêté ma formation et cherché à me frayer une voie dans ce monde qui me fascinait tant. Je me suis dit : quel est l’intérêt d’étudier à l’Académie des arts ou à l’Institut du cinéma, alors que j’ai tout appris sur le tas ?! ».
Celle-ci a commencé très jeune dans le métier, a signé le montage de 268 films, avant d’arrêter de travailler en 2011, après avoir fait les dernières retouches du film Mossawer Qatil (un photographe assassiné) de Karim Al-Adle. « Ce dernier est l’un de mes élèves, comme Mohamad Ali ou Khaled Mareï. Beaucoup de cinéastes de la nouvelle génération me demandaient de les aider dans leurs projets de fin d’étude. Je le faisais avec grand plaisir et de bon gré », indique-t-elle.
Laïla Fahmi a décidé de respecter les belles années de sa carrière, trouvant qu’elle ne pouvait pas passer au montage numérique. « A un moment donné, il faut savoir dire stop ! », lance-t-elle.
« Mes enfants essayaient de me convaincre de changer de technique et de passer au numérique, mais j’ai senti que c’était le temps d’arrêter et de me contenter de mon rôle de mère et d’épouse. Je n’ai jamais manqué à mes responsabilités envers mes deux filles, mais là, il était temps de me pencher sur ma vie de famille. Merci Dieu, j’ai pu vivre de très beaux jours avec mon mari avant son décès en 2014, et j’ai pu prendre soin de ma mère, malade, jusqu’à sa mort l’année dernière ».
Ni sombre, ni pessimiste, Laïla Fahmi accepte le cheminement de sa vie. Elle vit aujourd’hui seule, et se remémore le bon vieux temps. Elle est en paix, même après avoir perdu ses deux compagnons, ses chiens pékinois, une perte qui a suivi la disparition de son mari et de sa mère.
Les coups de fil quotidiens qu’elle reçoit de ses amies proches et les visites de ses deux filles, Hanan et Chérine, ainsi que la présence de ses petits-enfants : Adel, Farida, Karim et Habiba, la comblent de joie. « C’est ma vraie fortune, ma source permanente de joie et de chaleur », affirme Laïla Fahmi, avec son sourire habituel, sincère. Cette grande dame des bobines, qui a toujours été fière de sa carrière et a souvent refusé de faire des concessions artistiques, reste toujours une femme modèle.
Jalons
28 juin 1947 : Naissance dans le quartier de Daher au Caire.
1961 : Première expérience en montage de négatif avec le film La Totfë Al-Chams (n’éteins pas le soleil), réalisé par Salah Abou-Seif.
1965 : Mariage avec le monteur Adel Choukri
2011 : Fin de sa carrière professionnelle.
2016 : Hommage par le ministère de la Culture.
2017 : Hommage par le Festival national du Cinéma.
2019 : Hommage par le Festival du cinéma de la femme à Assouan.
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