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Albert Arié : Rester optimiste et garder ses principes

Dina Darwich, Dimanche, 21 octobre 2018

A 88 ans, Albert Arié fouille dans ses souvenirs pour livrer un témoignage vivant sur une Egypte qui a beaucoup changé. Egyptien d'origine juive, il a vu défiler l'Histoire depuis son balcon, au centre-ville cairote.

Albert Arié
(Photo:Bassam Al-Zoghby)

Quand j’étais dans la prison des oasis, à près de 1 000km du Caire, j’ai appris à cultiver des plantes autour des tentes qui servaient à l’époque de cellules de détention. Le désert s’étendait à l’infini et la couleur verte que l'on plantait était pour moi symbole de la vie, de l’espoir et de surmonter toutes les difficultés », se rappelle Albert Arié, 88 ans, militant de gauche qui travaille depuis 1968 et jusqu'à présent dans le domaine de l’exportation des légumes et des fruits, notamment vers l’Europe.

Sa vie a toujours été une série de luttes inachevables, mais souvent il est parvenu à trouver une issue. Ainsi, ses mots d’ordre sont la résistance et l’optimisme. Communiste, il a passé 11 ans en prison entre 1953 et 1964. Une grande partie de sa jeunesse s’est donc écoulée dans une cellule et son père s’est éteint en 1959, sans le voir. Ce dernier était le propriétaire du premier magasin égyptien à vendre des articles de sport, mais la crise économique des années 1930 avait secoué son business, comme toute la société égyptienne. « L’économie égyptienne devait sa prospérité essentiellement au coton.

A l’époque, de nombreux paysans étaient contraints à vendre leurs terrains et de nombreux commerçants ont fait faillite. J’entendais mes parents chuchoter entre eux, évoquant les dates de leurs prochains versements ou les traites qui arrivaient à échéance. Mon père a fini par fermer son magasin et s’est trouvé un poste de chef de rayon dans le magasin Orosdio back (Omar Effendi), géré par une société française à l’époque. Bien qu’il fût bien payé, il n’aimait pas du tout son statut d'employé », raconte Albert Arié, d’origine juive et qui s’est converti à l’islam en 1965. « Je suis né dans une famille juive dont les racines remontent à l’Espagne. La famille de mon père avait quitté l’Andalousie lorsqu’on avait expulsé les musulmans et les juifs en 1492. Mes ancêtres sont partis pour la Turquie ottomane, où plusieurs familles juives ont cherché refuge. Puis mon père s’est rendu en Egypte au début du siècle dernier, car le pays connaissait un essor économique durant la Première Guerre mondiale ainsi que la naissance d’une classe bourgeoise », ajoute Arié.

Les histoires de sa mère défilent devant ses yeux comme un ancien film en noir et blanc, puis il se met à raconter: « Mon père et ma mère étaient juifs, mais leur mariage était presque impossible. Car ma mère venait d’une famille d’origine russe, ashkénaze, de l’Europe de l’Est, qui comprenait plusieurs intellectuels, mais que l’on considérait, selon les normes de la communauté juive, comme moins noble que les riches familles sépharades provenant d’Espagne. La différence de langue, de culture aussi bien que du niveau social ont fait que la famille de mon père n’a jamais accepté cette union. Ma mère fut éduquée dans une école catholique. Elle parlait le français à la perfection, la langue courante dans notre foyer, après avoir obtenu le brevet de l'école Bon pasteur ». Et de poursuivre: « Jusqu’en 1923, mon père était sujet ottoman. On lui a demandé de choisir entre la nationalité égyptienne et turque, alors il a opté pour la nationalité égyptienne. Pourtant, les Turcs bénéficiaient de nombreux privilèges grâce aux capitulations ».

Ce choix ferme effectué par son père n’a pas manqué d’influencer plus tard le parcours d’Arié, qui a refusé de quitter l’Egypte contre vents et marées. Et ce, contrairement à sa soeur aînée qui a élu domicile en France. « Ma soeur est partie en 1946 pour poursuivre ses études sur l’histoire de l’Andalousie à la Sorbonne, avant de rejoindre le Centre National de Recherches Scientifiques (CNRS). Elle est revenue seulement trois fois, avec un passeport français. Ma mère a attendu jusqu’à ma libération, puis elle est partie s’installer auprès de ma soeur. Elle a dû abandonner son passeport égyptien à l’instar de beaucoup de juifs sous Nasser. Elle a été inhumée en France », raconte Arié.

Au Lycée Bab Al-Louq, où il a fait ses études, Albert Arié a rencontré une constellation de collègues appartenant à l’élite intellectuelle égyptienne. Dans cet établissement laïc, il a été formé aux idées de gauche, côtoyant des élèves de toutes les nationalités et des professeurs français. C’était l’occasion de s’ouvrir aux nouvelles idées socialistes, en vogue partout dans le monde. « Au Lycée, il y avait des juifs, des chrétiens et seulement deux collègues musulmans, dont l’un était le célèbre journaliste et intellectuel de gauche Mohamed Sid-Ahmed. On avait également des collègues arméniens, albanais, grecs, italiens et français. La culture française a été le point commun qui nous réunissait surtout ».

L’Egypte avait connu les idées socialistes avec la fin du XIXe siècle, le parti communiste a été fondé en 1921, mais il a disparu vers 1930 sous l’effet des poursuites policières. Puis, autour de 1935, la gauche a connu un deuxième souffle, avec la naissance de trois grandes organisations : Iscra, le Mouvement Démocratique de la Libération Nationale (MDLN, HADETO) et Taliäte Al-Ommal (le front des travailleurs), qui publiait le journal Al-Fagr Al-Guédid (nouvelle aube), et ce, après la Deuxième Guerre mondiale. Le jeune Albert Arié a commencé à être actif dans le domaine politique, alors que le pays témoignait d’une effervescence intellectuelle. « La gauche égyptienne se rebiffait en réaction à l’ascension du nazisme dans le monde entier. De nouveaux groupes se sont formés parmi les professeurs et intellectuels étrangers en Egypte. Ils ont pu convaincre les jeunes juifs en Egypte d’adopter les idées socialistes qui avaient le vent en poupe. Les petits cercles et les clubs intellectuels de gauche ont attiré pas mal de jeunes Egyptiens », précise Arié, qui était membre actif de l’organisation HADETO. « La Révolution de 1952 a été pour nous un point de litige avec le mouvement communiste mondial. Celui-ci estimait qu’il s’agissait d’un coup d’Etat, alors que le mouvement HADETO trouvait qu’elle répondait aux besoins d’un peuple démuni sous la monarchie. Les gens qui pleurnichent aujourd’hui l’époque royale doivent se rendre compte que l’Egypte n’était pas le paradis. La société était composée de couches sociales enfermées sur elles-mêmes. Un quartier comme Maadi abritait l’aristocratie juive, environ 2000 personnes. On n’avait le droit de mettre les pieds ni au club de Maadi ni à celui de Guézira à Zamalek, qui étaient uniquement fréquentés par l’aristocratie », explique Arié, qui tente souvent de voir le pour et le contre de l’expérience nassérienne.

Accusé de diriger une organisation de gauche, il est arrêté en 1953. Et pendant plus d’une décennie, il fait le tour des prisons égyptiennes: de la prison du Caire à Torah vers celle des oasis, en passant par la prison d’Al-Qanater. Malgré les conditions difficiles dans ces geôles, il assure qu’il en garde des souvenirs qui resteront à jamais gravés dans sa mémoire. « L’objectif de la prison est de briser la volonté des individus, mais c’est à ces derniers de résister et de s’attacher à leurs principes. J’ai échangé beaucoup de lettres avec des communistes hors de prison et avec des camarades vivant à l’étranger. Envoyer une lettre depuis la prison coûtait entre 1 et 5 L.E. Plus tard, j’ai retrouvé mes correspondances avec des collègues durant cette période à l’Institut des études historiques à Amsterdam ». Et d’ajouter: « On a fondé une école pour instruire les gardiens de prison. Combattre l’analphabétisme faisait partie de notre responsabilité de communistes engagés. On a installé également une petite clinique, avec un groupe de médecins détenus, ainsi qu’une mini-pharmacie ».

Parfois, les différences idéologiques ébranlaient les rapports de confiance parmi les diverses organisations de gauche. Il fallait y faire face. « A la prison des oasis, les membres de l’Organisation communiste égyptienne, qui avaient des interprétations assez rigides du marxisme, avaient accusé les membres des autres organisations d’être des agents de la police. L’un de ses membres a voulu être seul dans une tente qui devait servir pour dix prisonniers. Le commandant de la prison l’a giflé. On s’y est opposé, malgré nos différences », se souvient Arié.

Albert Arié s'est converti à l’islam pour épouser sa bien-aimée, car la loi n’autorise pas le mariage entre une musulmane et un non-musulman. « Je me suis converti à l’islam quand je me suis marié avec une musulmane. Pourtant, les autorités égyptiennes avaient promulgué une loi stipulant que tout citoyen de confession juive avant le 15 mai 1947 devait garder sa religion, même après la conversion. Chose qui était contre la loi et la religion ». Il poursuit : « C’était un casse-tête terrible, car à chaque fois, je devais demander une autorisation de sortie et attendre longtemps avant d’obtenir un passeport ».

Dans sa vie, il a toujours dû livrer bataille, sans jamais baisser les bras, même s’agissant de son lieu de résidence. Car Albert Arié tenait à habiter le centre-ville cairote, en dépit de toutes les mutations sociales. Depuis son balcon, à deux pas de la place Tahrir, il a vu beaucoup d’événements et regardé l’Histoire se dérouler sous ses yeux. D’où le titre d’un documentaire qui aborde sa vie intitulé Le Balcon de Titi, de Yasmina Benari, mêlant de façon intelligente le privé au public, les images éphémères du présent et du passé. « C’est à cinq ans que j’ai découvert ce magnifique balcon à ciel ouvert. On apercevait au loin le Musée du Caire et le Nil sillonné de péniches à voiles », raconte Arié.

Depuis son plus jeune âge, Arié a pu observer les canons de la défense anti-aérienne pendant la Seconde Guerre mondiale, puis l’incendie du Caire en 1952. Une fois sorti de prison, il a retrouvé son balcon pour suivre les manifestations estudiantines des années 1970. Et le 25 janvier 2011, « Titi » a entendu les jeunes crier. Il est sorti sur son balcon et a découvert les foules en train de scander leurs slogans. « Au centre-ville, on n’entendait pas autrefois la langue arabe, mais plutôt le français, et un peu moins l’anglais ou le grec. Dans l’immeuble où j’habite toujours, il n’y avait que trois musulmans. Les épiciers et les pharmaciens étaient des Grecs. La boulangerie Crystal a été aussi possédée par des Grecs. Outre les cafés-restaurants, Groppi et café Riche, il y avait deux autres grands magasins : Loques, qui vendait le meilleur biscuit français au chocolat, et Sault, qui avait un jardin où l’on pouvait prendre le thé à partir de 17h », se rappelle Arié. Et d’ajouter : « Le centre-ville cosmopolite et intellectuel n’était pas un lieu fréquenté par les Egyptiens, que l’on rencontrait plutôt au souk de Bab Al- Louq. Certains travaillaient aussi comme serviteurs dans les immeubles habités par la haute bourgeoisie. L’élite habitait surtout Zamalek et Garden City. Après la révolution de 1952, les Egyptiens se sont approprié cette partie de la ville ». Arié a le souci de préserver le patrimoine du Caire, ville qui lui est chère. Avec des Egyptiens de différentes confessions (musulmans, chrétiens et juifs), il a fait revivre l’association caritative Une goutte de lait, qui s’occupe de préserver le patrimoine juif en Egypte. « Bientôt, je ne serai plus de ce monde, mais le balcon, lui, restera et verra d’autres protagonistes », conclut-il.

Jalons

1930 : Naissance au Caire.
1947 : Bac français au Lycée Bab Al-Louq.
1947 : Rejoint le mouvement HADETO.
1950 : Licence en droit à l’Université de Paris.
1968 : Il entame son projet comme exportateur de fruits et de légumes.
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