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Béchir Al-Sébaï : Traduction, une mission sacrée

May Sélim , Vendredi, 13 juillet 2018

Béchir Al-Sébaï est un mordu de la traduction et du monde des livres. Egalement poète, il considère que sa tâche consiste à faire passer le savoir à travers les temps.

Béchir Al-Sébaï : Traduction, une mission sacrée

Sur son bureau, il a parfaitement bien rangé un tas de papiers qu’il vient d’imprimer, un ordinateur portable, une boîte de cigarettes, un briquet et une lampe. C’est tout ce qu’il lui faut pour se mettre au travail. Béchir Al-Sébaï, ancien fonctionnaire de l’Organisme de l’information et auteur, considère la traduction comme un véritable art. Il ne s’agit pas pour lui d’une tâche ardue, qu’il exécute difficilement, mais d’un vrai plaisir. Al-Sébaï traduit des textes vers l’arabe, du russe, de l’anglais et du français. « La traduction n’est pas une tâche épuisante pour moi. Au contraire. J’ai souvent traduit des textes pour la revue Alef et des livres publiés par l’Université américaine du Caire. J’ai traduit, toujours pour Alef, des essais de Timothy Mitchell sur le modernisme. Un jour, il m’est arrivé de traduire un texte en une heure, dans le bureau de la responsable de la revue, sans dictionnaire », raconte le traducteur fièrement.

Al-Sébaï parle l’arabe classique avec aisance. Il prend son temps en articulant les phrases. On dirait qu’il a gardé le débit et le rythme d’un temps passé. Il semble aussi adorer la langue arabe. Il choisit bien ses mots et fait attention à la signification de chaque lettre. « J’aime chercher, lire, découvrir et traduire pour transmettre le savoir aux autres », souligne le traducteur, qui a à son actif quelque 70 livres.

Rien ne le prédestinait à faire une carrière dans le domaine de la traduction, mais il a fini par l’exercer pendant plus de 40 ans. « Je suis né dans le gouvernorat de Charqiya (dans le Delta, NDLR), car mon père, Abdel-Gawad Al-Sébaï, y travaillait. On bougeait avec lui, d’un gouvernorat à l’autre. J’avais à peine 11 ans lorsque ma famille s’est installée au Caire. A l’école gouvernementale où j’étais, on apprenait un tout petit peu l’anglais et le français. Mais je ne m’intéressais pas particulièrement aux langues. Je me contentais de trouver dans la bibliothèque de mon père quelques traductions d’Aristote effectuées par Ahmad Loutfi Al-Sayed, qui m’ont initié à la philosophie ». Le baccalauréat en poche, le jeune Béchir s’est inscrit à la faculté des lettres et a étudié la philosophie et la psychologie. De quoi lui ouvrir de nouveaux horizons.

« Mon intérêt pour les langues est né en 1964. J’avais lu un article de Lénine sur le philosophe russe Alexandre Bogdanov. Quelques jours plus tard, je suis tombé sur un essai en anglais, rédigé par ce même philosophe, dans la librairie Al-Charq, au centre-ville. J’ai déployé tous mes efforts pour le traduire de l’anglais vers l’arabe ». Avec persévérance, le traducteur fouillait dans les dictionnaires, apprenait de nouveaux termes et sélectionnait les meilleures interprétations. Guidé par le destin, ou par le hasard, il est peu à peu devenu un traducteur chevronné.

Licencié en lettres, le jeune Béchir a eu l’occasion de se présenter comme professeur de philosophie dans un lycée privé. « C’était le fameux Victoria College. A l’époque, les frais annuels de celui-ci s’élevaient à 90 L.E. Les élèves étaient tous issus de familles aisées. Lors de l’entretien d’admission, le directeur du lycée m’a expliqué le privilège que j’avais d’y travailler. Et il m’a précisé qu’il ne fallait pas trop s’attarder sur les idées socialistes, notamment celles de Carl Marx, faisant partie du programme enseigné. J’étais furieux. Car il s’agissait du programme imposé par le ministère de l’Education, sous Nasser. Donc j’ai refusé le travail ».

Béchir Al-Sébaï a ensuite été embauché à l’Organisme étatique de l’information. Son travail consistait à traduire les télégrammes des agences de presse de l’anglais vers l’arabe. « De plus, je devais contribuer de temps à autre à la traduction d’ouvrages au profit du service de la traduction et de la publication, vu le manque de traducteurs ». Il a continué à travailler ainsi jusqu’à la retraite. « La traduction des télégrammes des agences de presse m’a permis de suivre l’actualité de par le monde. C’était là tout l’intérêt du travail », souligne Béchir Al-Sébaï.

En lisant des ouvrages socialistes et communistes, Béchir Al-Sébaï cherchait à mieux comprendre les préceptes que prônaient Lénine, Marx et d’autres références socialistes. Il a alors voulu apprendre à lire en russe pour découvrir les écrits originaux de ces penseurs dans leur propre langue. Au Centre culturel russe du Caire, il a ainsi étudié le russe pendant trois ans consécutifs et, ayant obtenu d’excellentes notes, il a été envoyé pendant deux semaines en Russie par le Centre culturel. Ainsi, il est devenu traducteur professionnel de l’anglais et du russe vers l’arabe. « Je suis un traducteur libre, trotskiste. J’ai contribué à la traduction et à la publication de plusieurs revues socialistes ».

Encore jeune, Al-Sébaï trouvait en ces idées politiques de quoi réaliser la justice sociale et la liberté tant souhaitées. Mais il l’a payé cher. En 1975, plusieurs intellectuels de gauche ont été arrêtés et il en faisait partie. De retour d’un voyage à Beyrouth, il a été arrêté au port d’Alexandrie. « On a tous été mis en prison solitaire pendant 70 jours. C’était un vrai traumatisme psychologique », raconte-t-il.

L’intérêt d’Al-Sébaï pour la langue française a commencé dans les années 1990. « J’étais curieux de découvrir l’histoire de l’intelligentsia égyptienne de gauche. Impossible de poursuivre leur parcours sans lire et comprendre les textes originaux des auteurs francophones égyptiens. Ces derniers ne pouvaient pas s’exprimer en arabe. Ils trouvaient dans le français une certaine liberté. C’était le cas d’Albert Cossery, de Georges Hénein, de Joyce Mansour et d’autres membres du groupe Art et Liberté. L’écriture francophone constituait ainsi une partie importante de la culture égyptienne dans les années 1930 et 40 », dit le traducteur.

Mais sa véritable initiation à la traduction du français vers l’arabe a été déclenchée grâce à l’arabisant Richard Jacquemond. Ce dernier lui a conseillé de ne plus se contenter de lire en français, mais de se lancer dans la traduction vers l’arabe. Plus encore, de se joindre au projet de traduction sur Taha Hussein, lancé par le Centre culturel français à l’époque.

Al-Sébaï est aussi un passionné de la poésie. D’ailleurs, il compose des vers lui-même et a publié un recueil de poèmes en 2007. Cependant, « le traducteur prend souvent le dessus sur le poète. Je suis plutôt connu dans les milieux intellectuels en tant que traducteur. Ma nièce Soha Al-Sébaï a elle aussi attrapé le virus de la traduction et de l’écriture. Je lui conseille tout le temps de ne pas céder au charme rongeant de la traduction et de pencher davantage vers l’écriture romancière. Mais il semble qu’elle suit le même chemin que son oncle », dit-il en souriant.

Béchir Al-Sébaï n’a aucun regret. Aujourd’hui, il est un nom incontournable dans le monde de la traduction, qui signifie précision, fidélité au texte et bonne documentation. Ce qui lui a valu de multiples prix et hommages, tel le prestigieux prix Rifaa Al-Tahtawi pour la traduction de l’ouvrage de Henry Laurens La Question de Palestine en 2010. « Personne n’a eu le courage de traduire tout seul un ouvrage aussi large depuis l’ère du calife Al-Maamoun (début du mouvement de la traduction en Egypte, NDLR). J’ai été séduit par le travail bien fouillé et documenté de Laurens. C’est un spécialiste hors pair de l’histoire contemporaine. Il a accès à toutes sortes de documentations officielles ou autres, en France comme ailleurs. Son ouvrage constitue un vrai chef-d’oeuvre que j’ai traduit avec beaucoup de plaisir. Après la parution de ce livre, Laurens a décidé d’arrêter d’écrire sur la cause palestinienne pour avoir le recul nécessaire avant de s’attaquer à un autre sujet. Tout chercheur et historien honnête a besoin d’avoir du temps pour bien analyser les évènements en cours. Pour cela, j’admire la dévotion de Laurens », déclare Al-Sébaï.

Ces jours-ci, Al-Sébaï prépare une nouvelle traduction, celle de La Poésie arabe antéislamique de l’auteur français René Basset. « Le texte aborde la poésie, la vie sociale et l’islam. Des sujets tabous, encore et toujours ». Mais le traducteur est persévérant. Il aime briser les tabous, même s’il ne sait pas si sa traduction sera publiée en Egypte. Car traduire, pour lui, c’est une mission sacrée .

Jalons :

1944 : Naissance à Charqiya, dans le Delta égyptien.
1955 : Arrivée au Caire.
1966 : Licence en philosophie de la faculté des lettres de l’Université du Caire.
1971 : Voyage en Russie.
1975 : Détention pendant 70 jours.
1995 : Parution de son ouvrage Maraya Al-Intelegensia (les miroirs de l’intelligentsia).
2007 : Recueil de poèmes Zaman Al-Arséfa Al-Mansiya (le temps des trottoirs oubliés).
2010 : Prix Réfaa Al-Tahtawi.
2018 : Participation au colloque sur Albert Cossery, organisé par l’Institut français d’Egypte les 23 et 24 juin dernier.

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