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Farrah El-Dibany : La Carmen égyptienne

Dalia Chams, Dimanche, 20 mai 2018

A 29 ans, la mezzo-soprano Farrah El-Dibany est la première Egyptienne à inté­grer l’Académie de l’Opéra de Paris. Avec son talent et sa belle allure, elle est promise à une belle carrière.

Farrah El-Dibany

Farrah El-Dibany a retrouvé, dans la réalité, ses illusions d’enfant. Elle rêvait depuis toute petite de chanter devant un large public, d’être acclamée par le beau monde, et la voilà jeune chanteuse d’opéra, au début de sa carrière internationale.

Née à Alexandrie, elle raconte comment son imagination divaguait en scrutant la mer, depuis la voiture de ses parents, rou­lant sur la corniche. Comme si un nuage d’irréalité flottait sur la Méditerranée. Les yeux fixés dans le vide, elle rêvassait, comme elle le fait toujours, se voyant en train de se produire sur scène, comme une Dalida, chère à son coeur. La voix de cette dernière, ayant bercé son enfance, résonnait sou­vent dans la maison de ses parents.

Et d’ailleurs, jusqu’à pré­sent, lorsque Farrah El-Dibany chante ou parle, on a l’impression d’explorer avec elle l’histoire des siens, polyglottes et cosmopolites, à l’image de pas mal d’Alexandrins, qui ne sont pas sans rappeler l’univers de Lawrence Durrel, dans son célèbre quatuor. « Ma grand-mère pater­nelle est grecque. Elle est arrivée en Egypte avec sa tante, dans les années 1940, pen­dant la Deuxième Guerre mondiale. Elle parlait français avec mon grand-père à la maison. La famille El-Dibany est originaire d’une tribu arabe en provenance du Yémen. Ils se sont d’abord installés dans la ville côtière de Rachid, ensuite à Alexandrie depuis trois générations ».

En évoquant son odyssée familiale, on a l’impression de se promener dans le centre-ville alexandrin cosmopolite, grouillant de café-restaurants comme Délices et Chez Gaby, de connaître son aïeul, qui jouait du piano en amateur et écoutait tout le temps des airs d’opéra. « Tout un monde qui n’est plus et dont on trouve les traces au centre-ville, du côté rue Fouad. Sinon, à certains endroits de la ville, on ne sait plus où l’on est, tellement il y a eu de changements ». Et d’ajouter : « Reste que cet aspect cosmopo­lite de la vie alexandrine a fait en sorte que je ne me sens jamais étrangère nulle part. J’ai l’habitude des mélanges de cultures à tel point que je m’intègre partout ». Ceci s’applique aussi à la France, où elle vit depuis 2016 en tant que chanteuse en rési­dence à l’Académie de l’Opéra national de Paris. Une belle occasion de côtoyer des spécialistes, de s’exercer dans des condi­tions quasi professionnelles. Et ce, après avoir passé une audition internationale qui permet à l’Académie de recruter une tren­taine de jeunes artistes, tous les ans : chan­teurs, chefs de chant, metteurs en scène, musiciens et chorégraphes.

Sur les planches, Farrah El-Dibany a l’al­lure d’une princesse rebelle. Grande de taille, svelte, les cheveux en cascade, la mezzo-soprano s’envole dans les aigus. Elle interprète Carmen de Bizet, notam­ment En vain pour éviter et L’amour est un oiseau rebelle, en italianisant le français, comme on a l’habi­tude de le faire pour le chant d’opéra. Elle incarne à mer­veille le mythe de la bohémienne qui danse, lit dans les lignes de la main, se livre à la contrebande ... « Carmen, c’est la liberté, l’infinité. C’est le côté que j’ai trouvé en chantant. Dans tous mes rôles, j’essaie de chercher Carmen. D’ailleurs, dans chaque femme, je pense qu’il y a une petite Carmen. On essaye toutes de se libérer de quelque chose, on cherche à aimer, à séduire et à être désirée, c’est le côté Carmen », dit la cantatrice de 29 ans.

En fait, El-Dibany a commencé le chant lyrique à l’âge de 14 ans, en suivant des cours avec la soprano Névine Allouba. Avant, elle apprenait la musique avec son professeur à l’école allemande, et c’est d’ailleurs ce dernier qui lui a conseillé de se diriger vers l’Opéra. Il voulait qu’elle ait participé au concours de chant effectué au niveau de toutes les écoles allemandes de par le monde : un premier round en Egypte, ensuite une tournée en Méditerranée, pour atterrir enfin en Allemagne. Au fur et à mesure, elle a également pris part aux concerts donnés à la Bibliothèque d’Alexandrie, entre 2004 et 2009, tout en continuant à puiser dans le répertoire de son idole, Dalida. « J’adore me trouver sur scène. J’aime l’aspect théâtral de l’interprétation chez Dalida, son expression sur les planches, son intensité. Je lui chante : Paroles Paroles, Histoire d’un amour, Il venait d’avoir 18 ans, Pour ne pas vivre seule, etc. ».

Justement pour être une bête de scène, il faut savoir se connecter au public et entrer en interaction avec lui. « Je sens l’énergie qui se dégage d’une audience, il y a tout un cycle d’échange avec le public que j’apprécie énormément, lorsqu’on est à proximité l’un de l’autre. Et quand le public se trouve loin des chanteurs, je crée mon propre monde, je pars très loin, comme dans un film », avoue la mezzo-soprano qui, à un moment donné, pourrait se lancer dans la mise en scène. « Je suis de nature très analytique, je n’aime pas imiter, mais plutôt créer. C’est pour cela que je rêve de mettre en scène des opéras l’un de ces jours, comme pas mal de chanteurs lyriques, lesquels se sont convertis à la mise en scène ».

Farrah pense à tout, à se perfectionner, à se trouver un agent, à se préparer au prestigieux concours de chant le Belvédère en juin pro­chain, à décider quelle sera sa prochaine étape après l’Opéra de Paris. Faut-il se rendre en Allemagne, en Suisse ou en Autriche ? « L’Opéra de Paris ne possède pas de troupe, j’y suis juste en invitée, alors que les Opéras de ces trois derniers pays ont leurs troupes. De quoi me permettre d’avoir un répertoire. Mais pour le moment, mon contrat de salariée avec l’Académie de l’Opéra de Paris a été prolongé pour une troisième année. Je suis la première Egyptienne à y adhérer. Je joue de petits rôles à l’Opéra Garnier et à celui de La Bastille, tout en participant aux concerts de l’Académie, aux productions de l’Opéra de Paris et à ses tournées à l’étranger. En novembre prochain, nous irons au Théâtre Bolchoï, en Russie ».

La jeune chanteuse n’a pas hésité à s’adres­ser à la star d’opéra Elina Garanca, qui se produisait à l’Opéra de Paris. Elle a réussi à la convaincre de s’entraîner avec elle pour améliorer sa technique. Elle l’a déjà fait avec d’autres, comme le baryton Markus Brück, alors qu’elle était en master à l’Université des arts de Berlin, entre 2014 et 2016. Et ce, après avoir suivi des leçons individuelles avec la maîtresse de chant américaine, Janette Williams, outre ses cours collectifs à l’Académie de musique Hanns-Eisler à Berlin, à partir de 2010. « Avec Janette Williams, ce fut l’illu­mination ; elle m’a ré-initiée au chant, alors que Brück m’a beau­coup aidée à travailler les aigus. Il m’a fait entrer dans les méandres du monde de l’Opéra ». Et de pour­suivre : « Ces mentors deviennent des amis pour la vie ; on main­tient tout un rapport personnel au-delà du chant. Il y a des chan­teurs qui ont l’intelli­gence de former des successeurs, sachant qu’à un moment de leur carrière, ils arrête­ront de chanter et se tourneront vers l’éduca­tion artistique ».

La jeune mezzo-soprano aime l’étude, le rêve et les voyages. Elle ne se plaint pas de devoir « habiter dans sa valise » ou de vivre dans les aéroports. « L’avion est pratique­ment le seul endroit où je romps avec tout », y compris peut-être avec son régime d’ath­lète. Car pour garder sa voix le plus long­temps possible, El-Dibany s’entraîne 3 à 4 heures par jour, ne fume pas, ne boit pas, ne mange pas épicé, prend son dernier repas avant 21h, évite les endroits bruyants où l’on est obligé de pousser la voix, et dort de 8 à 10 heures par nuit. Bref, elle s’impose des règles assez strictes pour pouvoir chanter jusqu’à 60 ou 65 ans.

Pour elle, rien n’est pire que de perdre la voix. Une expérience cauchemardesque qu’elle a connue, une fois arrivée en Allemagne pour poursuivre ses études en architecture et entamer parallèlement d’autres en musique. « Ma première profes­seure de chant à l’époque me donnait des exercices peu convenables à ma voix. Du coup, j’ai eu des nodules sur les cordes vocales. C’était déprimant. J’ai passé six mois sans chanter. Les médecins disaient que je devais être opérée, mais finalement, j’ai suivi une thérapie vocale, avec inhala­tion de cortisone, jusqu’à guérir l’inflam­mation ».

Dans ce genre de situation, on apprend beaucoup sur soi. Farrah est persévérante, elle regarde toujours le bon côté des choses. Surtout, elle s’adapte. « Dans le monde du spectacle, on rencontre des col­lègues de partout que l’on côtoie jour et nuit, et puis chacun va de son côté. Au départ, je sentais un vide énorme, et puis avec le temps, je me suis habituée. Je pense tout le temps au spectacle d’après, à l’étape prochaine, et je garde mes amitiés, en Egypte comme ailleurs ».

La seule chose qui lui manque vraiment et dont elle a du mal à se passer, c’est la mer. « La mer me manque. J’ai grandi avec son odeur, avec le soleil. Je respire mieux, je me sens plus libre en sa pré­sence », conclut l’Alexandrine, qui parle parfaitement l’allemand, l’anglais et le français, un peu le grec et l’espagnol et qui chante aussi en russe et en italien.

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