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Tarek Yamani : Le piano des délices

Névine Lameï, Dimanche, 29 avril 2018

Le pianiste et jazzman libanais Tarek Yamani s’inspire des racines africaines de la musique du Golfe. Il tisse des cadences raffinées propres à lui.

Tarek Yamani
(Photo : Bassam Al-Zoghby)

Dans un style revigorant, le pianiste et composi­teur autodidacte Tarek Yamani offre au public des moments de délice. Le jazzman qui s’est produit récemment au Caire, dans le cadre du festival D-caf des arts contemporains, attribue au piano un son épuré et retentissant. Il joue du tarab (musique arabe clas­sique transcendante), du khaliji (rythmes du golfe), des mouachahats arabo-andalouses, des morceaux de Sayed Darwich. Et ce, tout en marquant ces compositions d’un goût jazzy qui transcende ingénieu­sement les frontières entre les genres occidental/oriental, jazz contempo­rain et patrimoine arabe. Né en 1980 à Beyrouth, au temps de la guerre civile libanaise, Tarek Yamani est installé à New York depuis 2011.

« Mes parents ne m’ont jamais fait sentir que le Liban est en guerre, malgré la gravité de la situation. Je vivais plutôt dans un fantasme que dans une réalité. J’écoutais de la musique, me rendais à la montagne ou à des endroits en sécurité, pour me distraire, loin des bombarde­ments », indique Tarek Yamani. C’est à Beyrouth, précisément dans le quartier d’Al-Basta Al-Tahta, connu pour ses antiquaires, que Yamani a découvert, à l’âge de 19 ans, le monde du jazz, grâce à la biblio­thèque musicale de ses parents, héri­tée de père en fils. « Mes parents n’étaient pas musiciens, mais appréciaient tout genre de musique: Pink Floyd, Black Sabbath, Abba, Bob Marley, Ravi Shankar, Oum Kalsoum, les Beatles … », dit Yamani.

Son arrière-grand-père est le fameux chanteur libanais Ahmad Afandi Al Mir, le premier à avoir enregistré des disques, chez Baidaphon et Polyphon, au début du siècle dernier. « De ce riche héritage musical, je préserve quelques sillons de vinyles. Je garde une photo de mon grand-père portant un costume traditionnel yéménite, la dichdacha et le turban », précise Tarek Yamani. Et d’ajouter: « C’est peut-être en raison de mes origines yéménites que je me suis toujours senti proche de la musique du Golfe. J’ai réussi à accommoder cette musique avec le jazz, au bout de quelques années de travail et de recherche en autodi­dacte. Internet est un vaste champ pour qui veut s’informer sur un sujet précis ».

Enfant, il aimait jouer sur un petit clavier, reprenant les mélodies diffu­sées à la télévision, avant de faire des études au Conservatoire national du Liban. Là-bas, il est tombé sur un livre précieux : Jazz Piano Method Book (1997), du pianiste pédagogue américain Mark Levine. Celui-ci, accompagné d’un CD, devient son livre de chevet et bouleversa sa vie. Il lui a fait découvrir les géants du jazz: Herbie Hancock, John Coltrane, Art Blakey, Miles Davis, Ahmad Jamal, Dave Holland et Wayne Shorter. « Mes études au Conservatoire de Beyrouth ne m’ont pas beaucoup servi. Au lendemain de la guerre, le pays était en détério­ration, le Conservatoire, négligé, était lui aussi dans un état lamen­table. Par ailleurs, je suis une per­sonne qui a du mal à suivre des études académiques ou adopter un cursus classique », avoue Yamani.

Il finit par obtenir un diplôme en sciences informatiques de l’Uni­versité américaine de Beyrouth, en 2001, sans cependant abandonner l’idée de faire carrière en musique. Tout d’abord, c’est le heavy metal qui a attiré son attention. « C’est une musique pro­vocatrice qui traduit un bouillonnement artis­tique sans pareil. Miroir de révolte, de refoule­ment et de colère juvénile, elle renouvela mon énergie », déclare Tarek Yamani. Et d'ajouter: « Vivre le Liban la nuit, dans une capitale vibrante comme Beyrouth, avec ses pubs, ses cafés et ses bars, m’a emmené vers le piano. L’insouciance régnait sur les gens qui écoutaient le blues, le jazz et le soft rock dans les bars. Le piano devint alors mon instrument fétiche », affirme Yamani.

Il a lancé ensuite le premier groupe de rap du monde arabe, Aks Al-Seir (sens inverse), une bande à l’accent libanais regroupant de jeunes voix, évoquant les problèmes sociopoli­tiques de l’époque. Avec ce groupe, il voyage de par le monde, improvise sur scène, etc. De quoi combler les besoins d’un jeune pianiste itinérant. Puis, de 2001 à 2003, Tarek Yamani se joint à la troupe Chahatine Ya Baladna (mendiants du pays), avec le luthiste Ziyad Sahab, reprenant des textes soufis en y intégrant de la musique électronique.

D’une expérience à l’autre, Yamani se forge une identité, laquelle trouve son écho dans une nouvelle forma­tion musicale : Funjan Shaï (une tasse de thé), en 2004, avec le luth comme instrument de base. Sa musique comme de l’afro-tarab, outrepasse les tics d’un thématique jazz en mode oriental zébré de quarts de ton. D’où le fait d’entendre dans la musique de Yamani des échos de flamenco, de sur­prendre une parenté avec la rumba mystique ou d’apercevoir un peu de samba ou de musique cubaine ou sud-américaine, D'où une nouvelle approche du jazz. « La musique c’est l’humain, c’est l’histoire d’un peuple, un outil d’expression et de communication », lance Yamani.

Son ouvrage paru en 2017, The Percussion Ensemble of the Arabian Peninsula, propose des transcrip­tions de 36 rythmes venues du Bahreïn, du Koweït, de Oman, du Qatar, d’Arabie saoudite, des Emirats arabes unis et du Yémen. Et ce, dans le but de mettre en lumière les pratiques polyvalentes de la péninsule arabique. « Je n’aime pas la catégorisation. Pour moi, le concept de l’appartenance a un idiome différent. La musique est un langage qui transcende les diffé­rences humaines. Toutefois s’il est impératif de me définir, je dirai que je suis un pianiste compositeur de jazz et d’afro-tarab originaire de Beyrouth. Ma musique est capable d’exporter notre culture arabe au monde entier », déclare Yamani.

Après avoir participé en avril 2012 à la cérémonie d’ouverture de la Journée mondiale du Jazz, au siège des Nations-Unies, Yamani lance, le 30 avril 2013, l’événement Beirut Speaks Jazz dont il est l’organisateur et le producteur. L’idée innovatrice de cet événement annuel était de promouvoir le jazz au Liban, de le rendre plus proche du public, en suscitant des col­laborations aventureuses entre artistes rock, pop, rap, blues, sur un fond de jazz. Quelques années aupara­vant, à la recherche d’une terre novatrice, Yamani avait quitté le Liban en 2005 pour se perfectionner et s’émanciper. L’assassinat du premier ministre Rafik Al-Hariri en 2005 a été la goutte qui a fait déborder le vase, même si le pianiste se met souvent à l’écart du politique. « A l’époque, tout le Liban déprimait. L’impasse pour moi. Je n’avais pas la possibilité d’appro­fondir mes connaissances. Pas de vraies scènes pour ce genre de musique. Plutôt confessionnel, l’Etat libanais ne soutenait pas l’art. Recourir au financement d’entités privées s’avérait être la seule issue ».

C’est grâce à une bourse de la Fondation Givanas que Tarek Yamani a réussi à financer son séjour aux Pays-Bas, à Groeningen, où il a pris son envol entre 2005 et 2009 et a décroché plusieurs prix. Il a obtenu son BA au Conservatoire du Prince Claus et signa sa première composi­tion : Theme & Variation, avec laquelle il gagna un concours. Celle-ci a été en fait reprise par un groupe de jazz important à Amsterdam. D’un concours à l’autre, d’une composition à l’autre, il explora les relations entre le jazz afro-américain et les modes (maqams) de la musique arabe.

Sur son piano, l’instrument qu’il a appris à apprivoiser, à dompter, à caresser, jusqu’à en extraire un son particulier qui ne ressemble à nulle autre, le jazzman passe des moments de délices. En juillet 2011, il décide de traverser l’Atlantique pour s’ins­taller à New York, La « Mecque mondiale du jazz ». Pourtant, il n’avait aucun contact dans cette grande ville où il jouera dans les salles de musique les plus presti­gieuses comme le Smithsonian Museum, le Grand Teatro de la Habana, le Hall de l’Assemblée des Nations-Unies à New York et dans des clubs de jazz réputés. Le jazz, cette musique qui lui est à la fois « familière » et « étrangère », semble incorporée à ses origines libanaises. Du coup, il sort en août 2014, sur le label Edict, son second album, Lissane Al-Tarab (la langue de la transe), oscillant entre jazz et musique arabe classique. Il s’agit d’une réinterprétation de la transe orientale du Levant, doublée d’une écriture extrêmement mélodique, avec du jazz à l’accent libanais.

Accent libanais, mais aussi yémé­nite. D’où son troisième album Peninsular (péninsulaire), en mars 2017, enregistré à Dubaï, toujours sous le label Edict, avec le soutien d'Abu-Dhabi Music and Arts Foundation. Cet album ancré dans la musique du Golfe, marquée par l’omniprésence rythmique de la musique tribale africaine, égale­ment yéménite, est le fruit d’un séjour de dix-huit mois à Dubaï. « Mon nom de famille signifie le Yéménite, donc en quelque sorte je dois servir de pont entre deux rives, la péninsule manhattanienne où je vis et la péninsule arabique. Peninsular est une belle aventure, car la musique du Golfe est diffé­rente de celle du Levant, essentiellement à cause de ses rythmes qui représen­tent clairement ses racines africaines. De quoi donner une impression de swing dans la musique khaliji ».

Et d’ajouter: « La pénin­sule arabe est la plus grande du monde; elle abrite des centaines de sous-cultures; à chacune sa saveur. L’esclavage dans la péninsule arabique a entraîné l’ar­rivée d’un grand nombre d’Afri­cains, notamment des descendants d’esclaves emmenés dans la pénin­sule avec leur culture. Ils sont comme ceux qui sont partis via le commerce transatlantique. Ces des­cendants ont apporté avec eux leurs instruments et des rythmes qui ont refaçonné la musique. Cette essence africaine est le facteur commun le plus important entre le jazz (musique des Afro-américains) et la musique khaliji », conclut Yamani qui a signé, en 2015, la bande-son du court métrage réalisé pour son épouse libano-américaine Darine Hotait. Intitulé I Say Dust, le film traite de l’histoire de deux femmes américaines d’origine arabe qui se rencontrent à New York, là où elles vivent. Le musicien et sa femme parlent de diaspora, d’intégration et de cultures distinctes.

Jalons :

1980 : Naissance à Beyrtouth.
2013 : Musique du court métrage ASH, de Yasmina Hatem.
2015 : Musique du film de science-fiction Orb, de Darine Hotait, sur l’immortalité, la répulsion et la ville de Beyouth en l’an 2050.
2017 : Spectacle Peninsular, les rythmes du Golfe au son du jazz, sous commande du festival d’Abu-Dhabi, au Black Box Hall du Centre des arts de l’Université de New York, Abu-Dhabi.
11 juin 2018 : Concert Tarek Yamani Trio Feat, au Russell Hall & Ari Hoenig, Dizzy’s Club Coca-Cola, New York.

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