Pour lui, la mémoire visuelle des villes ressemble à des pièces de puzzle qu’il se plaît à collecter. Une richesse culturelle qu’il tient à préserver contre l’oubli, la perte ou le vol. Amgad Naguib est un vrai collectionneur d’objets anciens, un fin observateur suivant les métamorphoses des lieux.
Son immense collection privée est en partie exposée de manière permanente à la galerie TownHouse. Elle renferme des tas d’objets anciens datant des années 1920 jusqu’en 1970 : magazines, journaux, timbres, livres, papier-monnaie, photos, etc.
De son père, autrefois premier sous-secrétaire du ministère de l’Agriculture, puis directeur du Musée national de l’agriculture, il a peut-être acquis l’amour des musées. Et de sa mère, plasticienne, il a hérité un penchant inné pour tout ce qui est artistique. « L’époux de ma grand-mère était directeur du palais de Montazah, à Alexandrie. C’est lui qui a élevé le roi Farouq. Ma grand-mère possédait une villa à Sidi Béchr, riche en objets antiques, avec des peintures de Rodin, des photos de la famille royale, des statues en bronze, etc. C’est ce qui m’a marqué visuellement, surtout pendant mes vacances d’été. De retour au Caire, à mon école Al-Ibrahimiya, à Garden City, j’aimais montrer à mes amis de classe les cartes postales et les timbres royaux offerts par ma grand-mère ».
Né au centre-ville cairote, précisément dans un vieil immeuble de la rue Chérif, le collectionneur parle savamment du style architectural de son immeuble, construit par un Italien dans les années 1930, qui l’a appelé Adriatica, d’après la célèbre compagnie italienne d’assurance et de navigation. « Dès ma tendre enfance, j’appréciais comme ma mère la beauté des objets antiques rares. Dans notre maison familiale, il y avait une vieille brochure de la compagnie Adriatica et des billets datant des années 1938 à bord du navire Adriatica. Ces billets appartenaient à des pachas égyptiens et avaient été rachetés par mes parents », raconte Naguib, soulignant : « Leur riche collection d’objets anciens n’était pas du tout à vendre : des médailles, des lunettes, des vêtements, des téléphones, des horloges, des machines, etc. Je peux vendre carrément, sans regret, les statues ou vases antiques en sèvres, limoge, bronze, que je collecte également. Ils sont assez demandés sur le marché. Néanmoins, je ne vends jamais les petits objets, témoins de l’Histoire, lesquels peuvent donner une idée de ce qu’étaient la vie et les goûts à un moment donné ».
Ceux qui désirent voir ou plutôt découvrir ce genre de choses n’ont qu’à se diriger — sur rendez-vous — vers sa maison, à la rue Al-Khadraoui, au centre-ville, ou ses dépôts à la place Lazoghli. « Je valorise les papiers anciens des magazines, journaux, lettres de correspondance, photos, porteurs de l’histoire d’un peuple, de son quotidien, et de sa mémoire. D’ailleurs, les photos anciennes, celles qui nous permettent d’obtenir des négatifs à document papier, m’intéressent beaucoup plus qu’une photo numérique », déclare Amgad Naguib, collectionneur désordonné par nature. Cela se voit automatiquement dès qu’on entre chez lui et qu’on découvre les objets pêle-mêle collectés depuis le début des années 1980 : des carnets d’abonnement pour le tramway d’Héliopolis, une livraison de la revue Al-Amana, avec dedans un article signé Hassan Al-Banna, le fondateur des Frères musulmans, des brochures de l’imprimerie-librairie Weinstein, créée par un juif d’Egypte, un livre sur le Lord Cromer, dédicacé par Mohamad Naguib ... La liste est longue. « Je cherche à élaborer des archives qui nous permettent de documenter l’histoire du pays, notamment entre les années 1920 et 1970. La contribution humaine m’intéresse particulièrement », dit Naguib.
Pour dénicher ces documents papiers et objets uniques, Amgad Naguib a dû faire le tour des villes et villages d’Egypte, sillonnant le pays en long et en large, faisant tous les marchés aux puces où il est bien connu des vendeurs : marché du vendredi, celui de Badrachine, les antiquaires de la rue Hoda Chaarawi, les ventes aux enchères dans les villas d’Héliopolis, de Zamalek ou Garden City. « Ma passion pour l’acquisition d’objets anciens est née dans les années 1980, avec l’infitah (ouverture économique sous Sadate). J’étais tout à fait contre cette politique de désengagement économique de la part de l’Etat au profit du secteur privé, misant essentiellement sur l’aide extérieure. Avec ceci, on a assisté à une islamisation de la société, suivant le modèle des pays du Golfe », indique Naguib, qui a dû passer quelques années de sa vie, toujours dans les années 1980, dans le Sud-Sinaï, encore à l’état vierge. Il a même travaillé en tant que gardien de réserve naturelle dans les îles de Tiran et Sanafir et a tenu un café-restaurant à Dahab. A l’époque, il fut surnommé « Amgad Potatoes », car les pommes de terre étaient la spécialité-maison. Et d’ajouter : « Les pays du Golfe, culturellement pauvres, usent de leur richesse pour nous voler notre patrimoine, comptant sur l’avidité de certains commerçants. Londres possède 150 associations pour la préservation du patrimoine de l’Egypte. Et nous, les Egyptiens, où sommes-nous par rapport à notre héritage pillé ? On est le pays le plus photographié et dessiné dans le monde entier, depuis l’Expédition de Bonaparte en 1798 et la fameuse Description de l’Egypte ».
Amgad Naguib est du genre à ressusciter l’âme d’une époque. D’ailleurs, on lui avait demandé d’aider pour les décors du film sur la vie de Abdel-Halim Hafez, campé par Ahmad Zaki. « J’ai choisi pour le film un décor qui va de pair avec les années 1950 et 1960 : immeubles, vêtements, etc. Et pour ce faire, j’ai rendu visite à une vieille dame arménienne, à Garden City, qui avait mis en vente ses vieux vêtements et meubles », se souvient Naguib. Et de poursuivre : « Avant la Révolution de 1952, l’Egypte était très respectée. Les Egyptiens aspiraient, à la suite de cette Révolution, à un avenir meilleur. Un peu à l’image de nos espoirs au lendemain de la révolution du 25 janvier 2011 et des 18 jours passés à Tahrir. Actuellement, nous passons d’une Egypte, leader du monde arabe, très ouverte sur les cultures du monde, à une Egypte subjuguée par la pauvreté, l’ignorance, l’injustice, la corruption et l’hypocrisie ». Une lueur d’espoir scintille dans son visage, éclairant les yeux bleus de cet homme fier d’appartenir à la génération 1960, ayant eu la chance de connaître l’Egypte du bon vieux temps.
Naguib rêve de pouvoir fonder, un jour, un musée qui abrite sa collection, notamment les pièces en rapport étroit avec l’histoire du pays et les changements culturels et sociétaux en Egypte. « Mais ceci nécessite beaucoup d’argent ainsi que le soutien de plusieurs organismes spécialisés », lance-t-il.
Son appartement donne sur le centre-ville, le Nil, la Tour du Caire et l’Opéra, offrant une belle vue panoramique sur la capitale. Les affiches et les enseignes publicitaires ainsi que les antennes paraboliques viennent troubler la beauté du spectacle. « Cette laideur sociétale est due à la culture de la pauvreté et à l’ignorance, poussées à l’extrême sous Moubarak. Elle fait office d’une égyptologie moderne qui fait perdre au pays son éclat. Or, on a toujours fasciné le monde entier », déclare Naguib, lequel part toujours à la recherche de nouveaux objets anciens, de vêtements modestes, témoins d’une époque, en flânant dans les rues du Caire. « La poussière suscite mon intérêt. Elle couvre toujours une richesse. La quantité de poussière et son accumulation dans une maison ou une villa abandonnée constitue pour moi tout un travail de mémoire, afin de mieux déchiffrer l’Histoire. Elle signifie que je suis en face d’un lieu de fouille qui n’a pas été touché depuis longtemps. Je conseille aux gens de ne pas vendre leurs photos de famille : leur prix est inestimable. Ces photos sont, en quelque sorte, la raison de leur existence », conclut Amgad Naguib, trônant sur son appartement du centre-ville, où il vit avec son épouse américaine.
Jalons
1962 : Naissance au Caire.
1982 : Voyage à Khartoum, Soudan.
1983 : Diplôme de la faculté du commerce, Université du Caire.
1988 : Voyage à Dahab, où il a mené une vie de nomade
et ouvert un café-restaurant.
1990 : Travail à la galerie d’art du Musée égyptien, place Tahrir.
1993 : Gardien de réserve naturelle aux îles de Tiran et Sanafir.
2004 : Femmes d’Egypte, exposition de photos anciennes issues de sa collection, à TownHouse.
2016 : Le passé, une terre inventée, exposition à TownHouse.
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