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Gabriel Yared : Le maître des bandes musicales

Yasser Moheb, Dimanche, 16 juillet 2017

Auteur de plus de 100 musiques de films en près de 43 ans de carrière, dont Le Patient Anglais, L’Amant et Message In The Bottle, l’artiste français d’origine libanaise, Gabriel Yared, s’est imposé comme l’un des compositeurs de musique de films les plus appréciés au monde.

Gabriel Yared

Il est littéralement habité par la musique. Des airs symphoniques qu’il fredonne, à la sonnerie douce mais distincte de son télé­phone portable, en passant par les mouve­ments que ses mains dessinent inconsciemment dans l’air, lorsqu’il parle avec grande émotion de l’ampleur de la création musicale. A 67 ans, Gabriel Yared, l’un des compositeurs de musique de film les plus remarqués, vit et agit en fonction de sa passion, découverte dès l’enfance.

Membre du jury de la dernière édition du Festival de Cannes, Yared a été le premier com­positeur musical d’origine arabe à recevoir cette estime et le huitième homme de musique à occu­per ce siège prestigieux.

« Je n’ai pas très souvent le temps d’aller au cinéma, mon emploi du temps étant super char­gé, mais à Cannes, j’ai vécu cette expérience singulière de cinéphile », dit-il.

Gabriel Yared fait partie de ces personnes qui ont la chance d’assumer leurs ambitions. Né à Beyrouth en 1949, il a conservé le sentiment d’appartenance à cette ville.

Agé de 4 ans, le petit Gabriel est admis chez les Jésuites, en pensionnat. Hâtivement, il s’inté­resse à la musique. Et passe la plupart de son temps à la bibliothèque musicale, n’hésitant pas à sacrifier ses récréations, pour jouer sur l’orgue. C’est ainsi que le futur compositeur parviendra à apprendre — seul — le solfège, en déchiffrant l’oeuvre des grands maîtres.

Remarquant son attrait pour la musique, son père lui offre des cours d’accordéon. Mais alors qu’il a neuf ans, son professeur estime n’avoir plus rien à lui apprendre. Le jeune garçon passe alors à la vitesse supérieure en prenant des cours de piano, instrument qu’il a du mal à accoutu­mer, alors qu’il préfère continuer à étudier les partitions.

Gabriel Yared a 14 ans lorsque son professeur meurt. Il prend sa place comme organiste à l’Université Saint-Joseph. C’est là qu’il prouve davantage son talent et une certaine maturité technique, et écrit sa première composition : une valse pour piano.

« En fait, je n’étais pas un très bon pia­niste », avoue celui qui est devenu l’un des grands musiciens du 7e art, ajoutant : « Ce qui m’intéressait lorsque je travaillais le piano, c’était de l’apprivoiser. Au lieu de préparer la leçon qui m’avait été donnée, je préférais par­courir les autres pages du livre de musique pour mieux déchiffrer ses secrets. C’est ainsi que j’ai vite compris que je ne serais pas un interprète, mais un compositeur qui savait suffisamment des choses sur les instruments pour pouvoir écrire et composer de la musique ».

Pourtant, l’accès à la musique reste un sujet épineux chez les Yared. Ses parents n’envisagent pas que leur fils poursuive une formation musi­cale classique. « Au terme de mes études sco­laires, comme mes parents n’envisageaient pas que je fasse carrière dans la musique, j’ai dû, après ma classe de philosophie, en français et en arabe, m’engager dans des études en droit », souligne le compositeur. Et de poursuivre : « J’ai donc appris l’arabe, et il faut avouer que pratiquer deux langues qui s’écrivent, l’une de gauche à droite, l’autre de droite à gauche, développe une certaine habileté pour l’écriture musicale ».

Au Liban, il a beaucoup appris en fait, même si, d’après lui, la musique orientale n’était pas « sa tasse de thé ». Et de justifier : « En partant, j’ai pris avec moi un livre offert par ma grand-mère sur la conférence tenue au Caire en 1932, ayant réuni, pour la première fois, tous les musi­ciens et compositeurs du bassin méditerranéen et de l’Afrique du Nord. Ils ont posé par écrit les bases des rythmes orientaux. Ce livre m’a beau­coup servi pour les musiques des films Adieu Bonaparte de Chahine, Hanna K. de Costa-Gavras, ou encore Azur et Asmar de Michel Ocelot ».

A 17 ans, le jeune Gabriel Yared compose un choeur mixte, d’après un poème de Paul Valéry. A 19 ans, un trio pour piano, violon et violon­celle. Puis, il commence à donner des concerts et à s’intéresser aux Beatles et à Marvin Gaye. Car à l’époque, il écoutait les Beatles, Stevie Wonder, Marvin Gaye, et continuait à travailler l’orgue à l’église de l’Université Saint-Joseph.« Je n’ai donc pas reçu de véritable éducation musicale au sens académique du terme », fait remarquer Gabriel Yared. « C’était lorsque je suis arrivé en France, en 1969, que j’ai pu assis­ter en auditeur libre aux cours d’Henri Dutilleux et de Maurice Ohanna à l’Ecole Normale de Musique. Là-bas, ils étaient étonnés du travail que je pouvais faire, ayant appris sur le tas. Dutilleux m’encourageait à apprendre les règles de l’écriture musicale ».

En 1971, c’est l’aventure brésilienne. Le jeune homme rejoint son oncle au Brésil pendant un séjour de 15 jours, mais il finit par rester 18 mois et tombe amoureux de ce pays dont il apprend la musique, les tonalités et les cadences. Yared décide alors de s’y installer, après avoir obtenu un permis de travail.

« A la demande du président de la Fédération mondiale des festivals de musique légère, Augusto Marzagao, j’ai écrit une chanson pour représenter le Liban au Festival de Rio. Mais j’ai perdu la voix et je n’ai pas pu chanter moi-même. Gwen Ovens, celui qui m’a remplacé, a alors obtenu le premier prix ! Au Festival de Vina del Mar, au Chili, j’ai obtenu le 3e prix, je me suis aussitôt senti en harmonie avec le Brésil. Au bout d’un mois, je parlais le portugais comme un carioca ».

Et de poursuivre : « J’ai aussitôt ressenti le bonheur de vivre la musique, de la créer, de l’apprendre au contact de grands compositeurs comme Don Salvador, Ivan Lins, ou Ellis Regina. J’avais un petit orchestre de six musiciens et je jouais tous les soirs dans une boîte de nuit assez connue, ce que j’avais composé dans la journée. D’ailleurs, j’ai enregistré un album en qualité d’orchestrateur pour Ivan Lins ».

Un jour, il décide de retourner au Liban pour dire au revoir à ses parents, mais en repassant par Paris, il s’y installe en devenant orchestrateur ! Yared tra­vaille pour plusieurs grands noms de la chanson française, tels Johnny Hallyday, Sylvie Vartan, Charles Aznavour, Gilbert Bécaud et Mireille Mathieu. Ces multiples expériences lui permettent de faire beaucoup d’expérimentations, et grâce à l’argent récolté, il a pu ache­ter toutes les partitions dont il rêvait, afin de continuer à étudier.

Il s’introduit également dans la publicité et la télévision. Chaque soir, depuis 1980, une musique composée par Gabriel Yared résonne dans les postes de télévision français, à savoir : le générique du journal de 20h de TF1. Une partition initialement écrite pour un orchestre symphonique. Il commence alors une carrière de compositeur-orchestrateur-producteur pour les plus grands artistes français de variétés.

Le musicien se lance même dans la chanson, en sortant un premier album. Expérience qui restera sans suite, même si Yared avoue aimer chanter. « Je n’ai pas continué dans ce chemin de chanteur, mais chanter a toujours été pour moi quelque chose de naturel. Quand je com­pose, je chante : donc le chant constitue une sorte de définition naturelle de toute mélodie ».

S’il a bénéficié, tardivement, d’un enseigne­ment plus académique au contact de grands maîtres, il reste ardemment un autodidacte enthousiaste, toujours à la recherche d’un parfait musical ouvert à toutes les musiques. Ainsi, Gabriel Yared fait un break en 1979, afin de se perfectionner, encore et toujours. Il suit des cours de contrepoint et de fugue au conserva­toire de Paris. Entretemps, il avait déjà composé en 1975 une musique de film pour le réalisateur belge Samy Pavel.

« Rien ne me préparait à devenir un composi­teur de musique pour films. Je n’étais pas un homme d’images, ni cinéphile, et je n’allais même pas au cinéma. Je suis très myope, et pour cela j’ai du mal à supporter l’omniprésence de l’image à l’écran ! En tant que compositeur, je suis plutôt un introverti. Mais c’était à l’inté­rieur de moi que je trouvais vraiment les images, exaltées et inspirées par les mots et les mélo­dies ».

Mais sa première vraie expérience dans ce domaine fut Sauve qui peut la vie de Jean-Luc Godard, en 1979. Par pur hasard, le chanteur, compositeur et acteur français, Jacques Dutronc, lui présente Godard. Ce dernier désire plus une orchestration autour d’un thème existant qu’une bande originale. L’expérience s’avère exception­nelle pour Yared. Il n’a vu qu’une seule image du film, et c’est bien ainsi qu’il conçoit alors son travail, étant donné que Gabriel n’aime pas être soumis aux images. Il préfère que son imagina­tion travaille seule.

Durant les années suivantes, le musicien adop­tera la même ligne de conduite : moins il en voit, mieux il compose ! Mais, ce n’est qu’en 1992 que le compositeur change sa façon de travailler, avec L’amant de Jean-Jacques Annaud. Car il accepte de composer sur le film terminé. Cette évolution lui permettra certes d’avoir un accès au marché international. C’est ainsi qu’il a obtenu, entre autres, un Oscar, un Golden Globe, un Grammy Award et une Victoire de la musique. Il débute ainsi une collaboration avec un grand nombre de cinéastes français et internationaux, pour qui il signe des partitions de plus en plus marquantes, comme Le Patient Anglais d’An­thony Minghella en 1996.

Dès lors, Gabriel Yared partage son temps entre la France et Hollywood, mais semble sur­tout composer pour le marché américain, nous offrant alors quelques scores excellents, à l’ins­tar de Message In The Bottle de Luis Mandoki en 1999, Le Talentueux Mr Rypley la même année, et Cold Mountain en 2003.

Un événement douloureux va cependant ame­ner le compositeur à se tourner de nouveau vers le cinéma français. En 2004, sa partition pour le film Troie de Wolfgang Petersen est rejetée, et une bataille juridique se déclenche entre les stu­dios producteurs de la musique et Gabriel Yared, qui a le soutien de ses fans.

Choqué par ce conflit, il revient en France en 2006, année qui le consacre également en tant que compositeur de l’année, au Festival international du film de Flandre à Gand. Il signe, cette année, la musique originale d’Azur et Asmar, film d’anima­tion en 3D de Michel Ocelot, de quoi l’avoir nommé pour le César de la Meilleure Musique de film. Par ailleurs, c’est en 2007 que Pascale Cuenot lui consacre le premier volet de sa collection de portraits documentaires sur les plus grands compositeurs de musiques de films. Bandes originales : Gabriel Yared.

Depuis 1990, il avait créé avec Jean-Pierre Arquié l’Académie Pléiade pour former de jeunes compositeurs. C’est l’esprit de l’ins­tructeur qui veut absolument faire passer son expérience qui l’emporte souvent. Mais mal­heureusement, le projet a dû être abandonné, faute de moyens. Il leur fallait une aide finan­cière du ministère de la Culture ou de tuteurs, pour lui permettre de continuer. Son objectif, aujourd’hui, est de « lancer de jeunes compo­siteurs en les formant musicalement, mais aussi en leur enseignant la réalité du métier ». Et le Liban ? Existe-t-il encore dans son oeuvre comme dans son âme ? « Le Liban est toujours dans ma musique quand on cherche bien. Il y a toujours quelque chose qui vient de là-bas ; je ne peux pas définir ce que c’est », dit le compositeur, qui donnera un concert avec l’Orchestre symphonique de Londres vers la fin de cette année, à la Philharmonie de Paris .

Jalons :
7 octobre 1949 : Naissance à Beyrouth.
1993 : César de la meilleure musique, pour le film L’amant.
1997 : Golden Globe en plus de l’Oscar de la meilleure bande originale, pour Le Patient Anglais.
2016 : Bande originale du film The Promise, sur le génocide arménien.
2017 : Membre du jury de la 70e édition du Festival de Cannes.

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