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L'universitaire marocain Ali Benmakhlouf: La pensée d’un monde à l’autre

Farah Souames, Lundi, 15 avril 2013

Professeur de philosophie arabe et de philosophie de la logique, l'universitaire marocain Ali Benmakhlouf, enseigne, entre autres, à Sciences-Po Paris. De passage au Caire dans le cadre d’une conférence autour du thème de la raison, il a inauguré l’atelier régional de formation des traducteurs.

Ali Benmakhlouf
Ali Benmakhlouf

Il est assis là, sirotant tranquillement son thé, à l’Institut français d’Egypte, au Caire. Nul ne se doute que derrière cet air bourgeois chic rigoureux se cache une personne d’un humour fin et libre. « Ne vous inquiétez pas du retard, vous êtes toujours dans le quart d’heure de grâce », nous dit-il amusé, avant d’ajouter : « Il y a du vent … certes je n’ai pas de cheveux, puis-je mettre ma casquette avant de commencer ? Je suis de ceux qu’on appelle des petites natures » (rires).

Au Maroc ou en France, Ali Benmakhlouf est considéré comme l’une des figures les plus importantes de la scène intellectuelle. Son ascension académique dans la philosophie est un vrai parcours du combattant passionné. La voie de ce domaine s’est ouverte après une thèse en logique sur l’arithmétique. Après s’être intéressé à Frege puis à Russell, il s’est proposé de parcourir l’histoire de la logique médiévale arabe (Al-Farabi, 2007, et Averroès, 2000 et 2003), puis d’explorer une figure de la Renaissance, Montaigne (Belles Lettres, 2008).
« Mon bac en poche au Maroc, je me suis dirigé vers des écoles préparatoires aux études d’ingénieur en France. Et donc, pour moi ce penchant vers la philosophie s’est fait très naturellement », dit-il. Pour lui, évoluer en Europe a favorisé ses recherches et ses débats : « Pour un Marocain installé en France, il est plus aisé de s’installer dans la logique des validités. Je suis aussi parti durant les années de plomb de la philosophie, au Maroc c’était un domaine méprisé par l’ancien régime qui refusait toute chose relative à l’esprit, et du coup je pense que tout cela m’a préservé de l’inertie », explique Benmakhlouf, en continuant : « Mais je pense qu’il y a eu de légers changements positifs depuis l’arrivée de Mohamed VI, des départements de philosophie ont vu le jour dans les universités marocaines, avant je peux vous dire que c’était inenvisageable ».
Les ambitions du professeur Benmakhlouf vont bien au-delà de l’enseignement. Il est investi dans un grand nombre d’institutions, prend position dans les débats qui animent le Maroc et dans lesquels, bien que résidant à Paris, il joue un rôle actif. Colloques, conférences mensuelles …oscille entre plusieurs responsabilités. Président du Comité consultatif de déontologie et d’éthique de l’Institut de recherches pour le développement depuis 2009, il est aussi membre du Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE) depuis 2008. « Mais ne vous fiez pas à ces titres tape-à-l’oeil, sur ma fiche de paie je ne perçois que mon salaire d’enseignant chercheur, le reste c’est du volontariat », dit-il en riant. Et de poursuivre : « Je me sacrifie pour le bonheur de la science et de la recherche ».
L’agrégé de philosophie tient à impliquer son pays natal dans le débat. Il organise depuis 10 ans des rencontres au Maroc, la cheville ouvrière de la convention entre le Collège international de philosophie et la Fondation du roi Abdul Aziz pour les sciences humaines et les études islamiques. 5 volumes, publiés par les éditions Le Fennec en français et en arabe, témoignent de cet échange : La Raison et la question des limites (1997), Routes et déroutes de l’universel (1998), Le Voyage des théories (2000), Tout est-il relatif ? (2001) et Droit et participation politique (2002). L’académicien met ainsi en évidence les enjeux d’un tel travail commun pour la philosophie et sa pratique. « Nous avons voulu créer, à partir de lui, une convention, faire en sorte que ce colloque soit le début de quelque chose, qui prendrait la forme de journées euro-arabes. Nous étions très nombreux — il y avait plus de 20 participants venus de Tunisie, d’Algérie, du Maroc, de Jordanie, de France et du Liban. Il est apparu à la fin de ce colloque que l’expérience était intéressante et qu’il fallait à nouveau la tenter, pour confronter des pratiques de la philosophie, différentes selon le lieu où on l’exerce ». Le philosophe précise : « Comme je l’ai évoqué précédemment, il est apparu qu’en Occident, pratiquer la philosophie a le plus souvent une forme académique. Au Maroc, il y a eu une carence terrible au niveau des sciences humaines, parce que les institutions politiques ont favorisé la création de départements d’études islamiques, sans créer de département de philosophie ».
A l’issue d’une série de conférences prononcées l’an dernier et de ses échanges avec le public, il vient de publier au Maroc deux ouvrages, C’est de l’art et Vous reprendrez bien un peu de philosophie (DK Editions). Une approche qui se veut pédagogique de la part de cet intellectuel soucieux de ne pas s’enfermer dans sa tour d’ivoire.
Ali Benmakhlouf estime qu’il existe une énorme confusion entre le philosophe, le sociologue, le psychologue ou encore le chercheur en études islamiques. « Nos précédents, comme l’illustre Averroès, étaient très fins et pleins de tact. Quand ils ont introduit la philosophie, ils ont fait cela presque avec ruse, en la traitant comme une éthique qui structure l’échange social en raison de la pression qu’exercent les validités religieuses sur l’évolution de la pensée », dévoile-t-il.
Benmakhlouf constatera, après des années de recherches, que la confiance pleine et absolue dans la raison est bien plus du côté des praticiens du Sud que des praticiens du Nord. Il conclut : « Il y a un parti pris pour la raison chez les philosophes arabes, alors qu’en Occident, il s’agit beaucoup plus de comprendre la raison dans sa genèse, ce qu’elle laisse de côté, ce qui lui revient, ce avec quoi elle se débat ».
Au cours de son séjour en Egypte, le professeur Benmakhlouf a participé à l’inauguration de l’atelier régional de formation des traducteurs. Un atelier qui a accueilli 12 participants, sélectionnés par une commission d’experts à l’Institut français de Paris. Cette formation a pour objectif de former de jeunes traducteurs du français vers l’arabe et de les sensibiliser aux spécificités des sciences humaines et sociales. Le choix n’est pas tombé par hasard sur Benmakhlouf : son expérience en traduction est très riche, ayant dirigé la traduction vers l’arabe du Vocabulaire européen des philosophies. Pour lui, la traduction ne se limite pas à une simple compréhension des significations véhiculées dans d’autres langues. Elle est bel et bien un moyen privilégié pour saisir le sens des expressions dans sa langue propre. Et là encore il ne manque pas d’intervenir au milieu des quelques interruptions de son interprète de conférence : « On dit toujours que je possède un arabe académique très correct, mais j’estime que c’est une langue qui impose sa perfection ». Benmakhlouf regrette que certaines oeuvres-clés dans l’Histoire ne soient toujours pas traduites, en soulignant l’importance de ces traductions comme références. « Il est presque incroyable de ne pas avoir accès à des versions en arabe d’oeuvres magistrales comme Les Essais de Montaigne. A chaque fois que je suis dans des salons du livre, ce sont les ouvrages culinaires qui triomphent et du coup on subit les frustrations des éditeurs tout en ayant le même malaise de leur expliquer à chaque fois qu’on ne traduit pas à but commercial !», regrette-t-il.
Dernièrement, il s’est engagé dans les débats relatifs à la bioéthique en France, dans le cadre de ses activités au CCNE, un sujet qu’il a illustré dans le livre du 30e anniversaire du CCNE, dont la mission principale est de donner des avis sur les problèmes éthiques et les problèmes de société, soulevés par les progrès de la connaissance dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé. L’ouvrage, paru en mars dernier et dirigé par le philosophe, rassemble les témoignages de 71 personnes membres du CCNE, après 30 ans de réflexion.

Jalons :

1959 : Naissance à Fès (Maroc).
1981 : Licence de philosophie à la Sorbonne (Paris).
1991 : Doctorat en philosophie (Paris).
2000 : Publication de Averroès collection Figures du savoir.
2008 : Membre du Comité consultatif national d’éthique.
2009 : Président du Comité consultatif de déontologie et d’éthique de l’Institut de recherches pour le développement.
2011 : Publication de L’Identité — Une fable philosophique.
2013 : Publication de La Bioéthique, pourquoi faire ?
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