Elle montre un squelette de son scénario, quelques petits schémas sur la couverture du roman éponyme de Naguib Mahfouz,
Afrah Al-Qobba (les noces du quartier du Dôme). On dirait les dessins planétaires, nécessaires pour une étude astrologique, révélant le cheminement ou la destinée des personnages. La scénariste du feuilleton à succès, adapté d’après l’oeuvre de Mahfouz et projeté durant le mois du Ramadan, Nachwa Zayed, raconte les secrets d’une filiation prestigieuse. Elle a grandi en considérant Mahfouz comme un membre de la famille, tellement ses livres se taillaient la part du lion dans la bibliothèque bien garnie de son père, le scénariste Mohsen Zayed. Ce dernier, disparu en 2003, a lui-même souvent adapté le Nobel égyptien à l’écran. Il était chargé de cours à l’Institut du cinéma, enseignant justement l’adaptation littéraire et le rapport scénariste-écrivain. «
J’ai la folie des livres anciens, j’aime découvrir les traces laissées par les autres sur un bouquin. J’y trouve, une lecture parallèle, des signes qu’on nous envoie de loin », précise Nachwa Zayed, faisant tout de suite le lien avec son père : «
Il était avant tout mon professeur, à l’Institut du cinéma et à la maison. Je suis un peu Electra, aussi, je l’admets ». Et d’ajouter : «
Il écrivait tout le temps des commentaires, au crayon noir, dans les marges ou en bas de page. Après sa mort, je les relis parfois, en essayant de détecter les messages qu’il nous a légués. Le seul texte de Mahfouz qu’il m’a offert et m’a dédicacé fut Hadret Al-Mohtaram
(Son Excellence). De temps à autre, je m’interroge pourquoi cette oeuvre en particulier, qu’est-ce qu’il cherchait à me dire ? ».
C’est un peu sa manière de communiquer avec les autres, d’entrer en interaction avec eux, de s’impliquer volontairement dans leur jeu. De quoi expliquer parfaitement son rapport avec les textes de Mahfouz et la raison pour laquelle elle a donné à voir du mouvement, de l’esprit, de l’humour, dans son feuilleton, réalisé par un ami à elle, Mohamad Yassine. Simplement, elle a compris depuis toujours que Mahfouz se prête à un jeu de réception avec les lecteurs. Il aborde des idées très philosophiques, de la façon la plus simple, offrant au lectorat plusieurs registres, des sens allégoriques, l’invitant à s’impliquer davantage et à déchiffrer les codes pour parvenir à l’essentiel. « Il avait une perception très pharaonique. Pour ouvrir ou trouver une porte secrète, percer un mystère, il faut se livrer à des prières salutaires, sinon on risque de subir la malédiction des anciens ou de passer à côté du sens voulu », dit Zayed.
Du coup, en effectuant son adaptation Des noces du quartier du Dôme, elle suivait constamment les fils d’Ariane. Et détectait les phrases où l’écrivain faisait allusion à Hamlet ou à d’autres oeuvres shakespeariennes ou encore à la pièce de Pirandello, Six personnages en quête d’auteur. Il nous référait souvent à d’autres personnages-clés dans ses propres oeuvres. Au moins, c’est ainsi qu’elle a dû interpréter les choses. « Le roman original de 150 pages, écrit au début des années 1980, compte quatre principaux personnages : Tareq Ramadan, le comédien politisé, Karam Younès, le souffleur de théâtre, sa femme Halima Al-Kabch et leur fils Abbas Karam Younès, l’auteur d’une pièce où il a voulu présenter la réalité de son entourage, telle qu’il la concevait. Les autres personnages du feuilleton étaient justement mentionnés par ces quatre protagonistes, sans grands détails. Il fallait donc lire en filigrane et leur donner vie, tout en restant dans l’univers de Mahfouz », explique Zayed.
Une phrase lui suffisait pour deviner tout le reste, en brodant tout autour. Ainsi est née Tahia, la comédienne et la bien-aimée de Tareq Ramadan, jouée par Mona Zaki : l’un des personnages axiomatiques du feuilleton. « Les scènes d’amour entre Tahia et Tareq n’étaient pas sans rappeler un autre texte de Mahfouz : L’amour au pied des pyramides. L’épisode regroupant les deux frères : Tareq et Sarhan, portant les masques de clowns et enchaînant un long dialogue évoquait l’histoire des deux frères Adham et Idriss, dans Les Fils de la Médine. L’auteur de la pièce, Abbas Karam Younès, n’est que Hamlet. Le rapport compliqué avec la mère revient inlassablement chez la plupart des personnages », poursuit Nachwa Zayed, décortiquant le récit. Son récit, en parallèle avec celui de Mahfouz, compte tenu du fait qu'un scénario qui s’étend sur 30 épisodes, à l’âge de Twitter et de Facebook, suppose une narration et une ossature bien différentes. Et ce, même si Mahfouz demeure très peu traditionnel au niveau de la forme et de la structure narrative.
La moitié de la vérité
Une phrase de Shakespeare, mise dans la bouche du souffleur de théâtre, lui inspire le jeu sur lequel se base sa construction dramatique : « Le monde entier est un théâtre, et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs. Et notre vie durant, nous jouons plusieurs rôles ». Chacun pense détenir la vérité et essaye de donner sa version des faits. D’un épisode à l’autre, on assiste alors à une version différente de l’histoire, partant d’une autre optique que celle de l’auteur présumé de la pièce, Abbas Karam Younès. « Dans le roman, celui-ci est décrit comme voyant la réalité d’un seul oeil. Il se permet quand même de juger sévèrement ses personnages, contrairement à Mahfouz lui-même qui fait preuve d’une grande tolérance, vis-à-vis de ses protagonistes », commente la scénariste, ajoutant : « Aucun des personnages ne ment, c’est normal que chacun d’entre eux tente de prendre la réalité à son compte et de présenter son point de vue. Nous faisons la même chose sur Twitter et Facebook, non ? On présente, chacun, une facette de la vérité, une version des faits et on pense détenir la réalité jusqu’à pouvoir condamner ceux qui sont d’opinion contraire. Nous souffrons tous du syndrome Abbas Karam Younès ».
Selon Zayed, les réseaux sociaux ont bel et bien changé les modes de la réception. Les téléspectateurs engageaient leurs conversations sur la toile, le lendemain ou le soir même, à propos de l’épisode diffusé. Ils s’identifiaient à une phrase des dialogues, s’impliquaient, cherchaient des réponses face au puzzle dramatique, essayaient de connaître davantage sur les personnages en revenant au roman original, comparaient les diverses versions. « Il ne s’agissait plus d’un simple téléspectateur, mais d’un partenaire. Cela m’a fait énormément plaisir, d’autant plus que le feuilleton les a incités à revisiter Mahfouz », souligne la scénariste qui a évité de tomber dans le piège des détails superflus, à même de dérouter l’audience. Son père leur apprenait bien la leçon durant les cours à l’Institut du cinéma, en les interpellant : « Pourquoi Bonaparte portait-il un pantalon à bretelles ? ». « On s’ingéniait à trouver une réponse et puis il répliquait : simplement pour maintenir son vêtement ! Ensuite, il expliquait que parfois l’auteur ou le scénariste risque de donner de faux signes aux récepteurs, de quoi les contrarier ou les dérouter. Ils vont tous faire comme vous, en essayant de chercher la réponse à propos du pantalon à bretelles, alors que ce n’est qu’un détail, disait-il. Donc, il faut savoir trouver un bon dosage, sans trop plonger dans les projections, les symboles et les allusions. Mahfouz même était parfois pris dans son propre jeu, mais il s’est bien rattrapé dans La Chanson des gueux, qu’on n’arrête pas de redécouvrir à chaque nouvelle lecture, tellement le texte est bien ficelé », raconte Nachwa Zayed, qui a mis cinq mois et dix jours pour fignoler son scénario, faisant référence à toutes les oeuvres de Mahfouz, dans une grande dextérité, héritée de son père, peut-être, mais selon les règles de son temps.
Histoire de passion
« Mohsen Zayed a adapté Propos du matin et du soir, il y a seize ans environ. A l’époque, il ne pouvait se permettre une technique ou une structure pareille, et a dû transformer la galerie de portraits rédigée par Mahfouz en une construction dramatique plus classique, pour être digérée par le public. Aujourd’hui, un scénariste peut se permettre beaucoup plus de choses, vu l’évolution de la société des médias », fait-elle remarquer, avec des yeux qui pétillent, d’une part, car elle parle de son père adoré, et d’une autre, car elle évoque un métier qui la passionne. « L’écriture est une passion que j’ai découverte, toute petite, en voyant mon père mimant le scénario du feuilleton Aëlet Al-Doghri (la famille Al-Doghri), d’après Noaman Achour, comme il avait l’habitude de le faire. Ses yeux brillaient et il jouait avec sa voix pour incarner les divers rôles, en guettant les réactions de ma mère. Je n’avais que trois ans, mais je pouvais sentir les lueurs de cette passion qui animent des divas comme Oum Kalsoum ou Faïrouz, sur scène ». Cet engouement se transmet automatiquement au public. Elle mise dessus, mais également sur l’appétit qu’on a actuellement afin d’adapter d’autres textes littéraires à l’écran. Ceci va lui permettre d’engager d’autres dialogues, avec d’autres écrivains ou de revenir à Mahfouz, pour le ressusciter encore et toujours.
Dates à retenir :
1975 : Naissance au Caire.
1992-1996 : Diplôme de l’Institut du cinéma, avec mention très honorable.
2003 : Mort de son père Mohsen Zayed.
2006 : Elle arrête d’enseigner à l’Institut
du cinéma.
2009 : Ecriture d’un court métrage, Habiba.
Avril 2016 : Sortie de son premier roman, Mazbahat Al-Tafassil Al-Yawmiya (le massacre des détails quotidiens), éditions Merit.
Juin 2016 : Diffusion du téléfeuilleton
Afrah Al-Qobba (d’après les noces du quartier du Dôme, paru en 1981).
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