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Khansa Batma :Lady Rock

Névine Lameï, Dimanche, 15 mai 2016

La chanteuse marocaine Khansa Batma révolutionne son quotidien par une musique rock aussi libre que le vent. Elle prépare sa prochaine tournée dans plusieurs villes marocaines.

Khansa Batma
(Photo:Mohamad Moustapha)

Elle est passée avec audace du statut de l’héritière de la chanson populaire marocaine, à celui de la représentante d’un pop-rock, mixant plusieurs musiques du monde, des sons occidentaux et orientaux, à la tradition orale marocaine. Il s’agit de la chanteuse Khansa Batma, 37 ans, fille du quartier d’Al-Mohamadi, à Casablanca. Son père, Mohamad Batma, est le fondateur de Lemchaheb, groupe musical des années 1970-80. Et sa mère est la chanteuse Birouk Saida, également membre de Lemchaheb. « Je suis une enfant du peuple, née dans un quartier populaire du Maroc, réputé dans le temps pour ses révolutionnaires contre le protectorat français. Mon grand-père était un paysan. J’ai grandi dans une famille respectant les traditions purement marocaines d’al-achoura, la fête de l’enfance, mais aussi celle du partage et de la charité », évoque Khansa Batma. Cette dernière est aussi la nièce de Larbi Batma, leader charismatique du groupe musical Nass Al-Ghiwane, spécialiste de la musique séculaire et traditionnelle marocaine. « Dans les années 1970, avec Lemchaheb et Nass Al-Ghiwane, un vent de rébellion a soufflé sur la société marocaine. La musique de ces groupes était capable de se battre ouvertement contre toutes les machines oppressives. Leur objectif n’était que politique. Mon père, comme mon oncle, n’était pas des révolutionnaires, mais l’un des enfants du peuple lesquels ont décidé un jour de parler, dans leurs chansons, de la misère du quotidien et des problèmes de l’individu. Et ce, afin de construire un Maroc meilleur, plus libre et autonome », déclare Batma, admirative de la musique « lancinante » de son père et de son oncle, avec sa langue incendiaire et ses mots-missiles. « Une musique semée de chants incandescents, de ruptures abruptes et de rabibochages tonitruants, de bruit et de fureur, de désespérances et d’espoirs, de deuils et de renaissances », explique Batma.

C’est à l’ombre de cette renaissance culturelle, ou nayda (en dialecte marocain), qu’a grandi la petite Khansa, dans un Maroc persuadé d’incarner la modernité, face à cet autre Maroc, gardien d’un passé authentique, menacé par la mondialisation.

Pari tenu. Sans se détacher de ses racines musicales marocaines (l’amazighe, l’andalou, le gnawa), Khansa se veut différente, loin de l’ombre et du poids de son nom de famille, les Batma. A sa manière, elle crée une musique capable de synthétiser l’esprit marocain, aux influences venues du monde entier, notamment l’Acid rock, ou encore l’Oriental rock et l’Arabian rock. « La musique rock est pour moi la musique de la liberté. Le rock me donne la satisfaction complète d’exprimer mes pensées et mes envies, dans la spontanéité totale. Ma musique à moi, l’Oriental rock, affiche son cosmopolitisme et ses références occidentales en y associant une très virulente affirmation identitaire locale. Je suis comme une abeille attirée par les odeurs et les lumières des musiques du monde », accentue Batma, qui adore la chanteuse américaine Janis Joplin (1943-1970). « J’aime son énergie en chantant. Janis Joplin, surnommée la Mama Cosmique, marque les esprits par ses performances vocales et sa présence scénique, électrique pour ses fans », précise Batma.

Energique, elle aime hurler son amour sur scène avec plus de verve, crier sa rage, sauter et transpirer. « Je n’aime pas être le modèle de la femme belle et classique. Il faut absolument changer le quotidien au lieu de se résigner et de rester dans les carcans de la vie. Aucun gouvernement, aucune société ne peut m’imposer un mode de vie. J’ai choisi d’avoir la liberté de penser et d’agir. Je ne suis pas obligée de porter le noir. Je préfère les couleurs de l’arc-en-ciel », déclare Batma.

En 2003, elle a connu des moments difficiles, des restrictions sociales. On a interdit ses chansons à la radio et à la télévision marocaines. « Le rock dans les années 1980 était mal vu au Maroc. Et ce, contrairement aux temps actuels sous le règne de Mohamad VI, un fervent partisan de la culture et des arts. Je me souviens qu’en 2003, un groupe d’opposants a considéré le rock comme une affaire satanique. De quoi avoir mené à l’arrestation de tout musicien marocain de rock et soulevé un tollé dans les milieux intellectuels et politiques. Sous une telle pression, je n’aurais pas choisi le rock pour en faire ma carrière. Mais comme je suis téméraire, aventureuse et rebelle, j’ai opté pour ce genre de musique, la voix de la jeunesse », affirme la Lady Rock.

Sans baisser les bras, Batma a fait partie, à l’époque, d’un marché parallèle, misant sur des autoproductions et sur Internet. « Si, dans le temps, il n’y avait pas de véritable marché musical, au Maroc, Internet nous servait à promouvoir notre musique, et à nous présenter au public », souligne Batma, souvent présente aux diverses rencontres musicales : Mawazine, Sawiri, Gnawa et Dakhla. Des festivals qui donnent à la génération montante l’occasion de jouer et de progresser.

A la voix envoûtante, mélodieuse et émouvante, Khansa Batma fait une entrée fracassante dans le monde du spectacle. En Egypte, son concert, à la 5e édition du festival D-CAF, tenu en mars dernier au jardin d’Al-Horriya, a été bien accueilli par le public égyptien. Avec son accent marocain, elle passait d’un tempo à l’autre avec beaucoup d’aisance. Ses chansons froissent les rêves, rabotent les espérances et crament l’espoir. Et ce, grâce à une musique « incendiaire » qui fait bouger les jeunes sur des airs de rock, et les transporte de par des paroles fortes et émotives. « Au Maroc, il y a de grands noms qui ont réussi à révolutionner la musique marocaine à leur manière. A l’exemple d’Asmaa Lemnawar, Dounia Batma, Saad Lemjarad. Ces derniers optent pour la musique pop. Personnellement, je refuse qu’un producteur m’impose de faire de la pop. Une musique mainstream qui attire l’attention des investisseurs, et va de pair avec les diktats du marché musical », dénonce Batma, laquelle, pour cette raison, a arrêté de chanter en 2003. Puis, elle a fait son come-back en 2007, après avoir profité pleinement de ses années d’arrêt, ayant séjourné au Sénégal. « Mon voyage au Sénégal m’a permis de toucher de près à mon continent africain, Mama Africa, dont l’humain m’a beaucoup emportée. Je vois que nous ne sommes pas un continent pauvre, mais des peuples riches de par leur culture », déclare Batma.

En 2003, Khansa s’est lancée dans le cinéma, et le mannequinat ! Artiste pluridisciplinaire et autodidacte, elle explore différents univers artistiques. Défilés de mode pour la maison Cacharel. Des séances photos sur les « unes » de certains magazines féminins marocains. « Je refuse qu’on exploite un corps nu de femme, en photos, pour vendre par exemple des produits cosmétiques. Le corps de la femme est sacré. Je vois qu’à nos jours, le statut de la femme a beaucoup évolué dans le monde arabe. La raison c’est que la femme a envahi l’espace public, réservé étroitement, pendant longtemps, aux hommes », ajoute Batma.

Khansa Batma s’est fait remarquer dans le film Les Années d’exil, en 2002, de Nabil Lahlou. Puis dans le rôle d’une serveuse dans L’Anniversaire, un film français de Diane Kurris, tourné à Marrakech en 2005. Néanmoins, elle avoue se retrouver beaucoup mieux dans la musique.

La jeune étudiante en lettres était de tout temps consciente du poids de l’héritage marocain et vivement attirée par la musique. « Je m’ennuie rapidement. Et comme je suis une personne qui se donne entièrement, je n’aime pas faire les choses à moitié. Ma passion pour la musique m’emportait toujours », dit-elle.

N’ayant pas du tout réussi à concilier sa passion pour la musique et ses études académiques, elle a décidé de tout laisser tomber pour se consacrer à sa carrière de chanteuse. Elle compose des reprises avec sa guitare, des plus grands chanteurs marocains, et y apporte sa touche personnelle en les occidentalisant. « Mon rêve était de faire une musique différente de la musique occidentale, martelée, très hachée, et même de la langueur des mélodies arabes et orientales », affirme Batma.

Avec l’aide de son frère, également son mentor, l’auteur-compositeur et producteur, Tarik Batma, elle a opté pour un style très perso. Et s’est lancée dans le chant de révolte et dans la musique fougueuse, à la sauce marocaine. « Ma musique émane d’une jeunesse longtemps ligotée, résolue à secouer ses fers et à imposer sa loi. En arborant la frange, en raccourcissant ses jupes, en rallongeant ses bas de pantalon et en snobant barbiers et figaros. Ma musique manifeste son mépris souverain envers les convenances dans lesquelles se drapent ses aînés. Pour fourbir ses armes. Seuls les porte-voix lui font défaut ».

En 1999, vient le déclic que Batma attendait impatiemment. Un déclic qui lui permettra de concrétiser son ardeur musicale. Elle travaille sans relâche sur son premier album Mellitek (j’en ai marre de toi). Cet album, sorti en 2000, propulse Batma sur la scène musicale avec 10 titres, produits par Maurice Elbaz, pour FTG Records, et chantés en anglais, français et arabe. « Occidentaliser l’oriental et orientaliser l’occidental. Cet essai a bien marché dans Mellitek. Un album qui m’a permis de découvrir ma véritable vocation », accentue Khansa Batma. Après Mellitek, elle sort, en 2002, Aux Portes du Désert. Un produit surprenant mélangeant avec beaucoup de subtilité la musique marocaine (gnaoui, malhoune, hassani ...), gammes arabo-orientales (jazz, nahaouand, saba ...), et instruments occidentaux. « Aux Portes du Désert fait partie d’un projet de comédie musicale avec 10 titres racontant le voyage d’une personne d’Espagne au Soudan, en passant par le Maroc … Chaque titre correspond à une région des trois pays, et à sa musique », expose Batma, laquelle collabore souvent avec l’auteur-compositeur Reginaldo Kazagrande, Marocain d’origine italienne, et avec Akkaf Broders, un compositeur vétéran de la musique marocaine. D’où l’album Nstahel (nous méritons), sorti en 2010. « Nstahel, ce titre rock expérimental à tendance progressive est un cri, une complainte, une remise en question. Toute situation que nous vivons bonne ou mauvaise nous permet de nous connaître. Y arriver en étant honnête avec soi-même est pour moi une victoire. Pour être un artiste, il faut être libre », confirme Batma, qui est en train de préparer son prochain album : Chaytana (diablesse). « Diablesse est un titre espiègle, allant de pair avec le style de ses chansons. Un album à 100 % rock, mais avec des sonorités rythmiques, de chez nous, marocaines, africaines et arabes. En d’autres termes, ce sera du rock revisité ! », conclut Batma .

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