Elle vient de quitter son bureau dans le quartier huppé de Zamalek et de déménager dans un ancien bâtiment à Dohdeira, près de la mosquée Ahmad Ibn Touloun, dans le quartier populaire d’Al-Khalifa.
Sur une petite colline, au fond d’une ruelle, on tombe facilement sur cette ancienne bâtisse de deux étages que l’architecte a complètement restaurée. « En travaillant dans le quartier d’Al-Khalifa, je suis tombée amoureuse de cette ancienne maison. Je l’ai achetée, et finalement, je m’y suis installée depuis une semaine », raconte Mona Zakaria, l’architecte passionnée qui a maintenu le style antique des lieux. Même les meubles et les accessoires ont un air lointain. Derrière les ordinateurs, quelques jeunes architectes se sont installés, ce sont les coéquipiers de Mona Zakaria lesquels ont eux aussi un penchant pour l’authenticité. « Une fois la restauration terminée, les habitants et tout le voisinage sont venus me féliciter. Un jour, un jeune homme a frappé à ma porte pour me remercier chaleureusement, car je n’ai pas détruit la maison, qui fait partie de ses souvenirs d’enfance », évoque-t-elle, se vantant d’être proche constamment de l’architecture ancienne et de voir depuis son bureau le minaret de la mosquée Ibn Touloun. « Ces motifs sur le minaret, on dirait des poupées, représentent des corps abstraits d’hommes, se tenant main dans la main. C’est comme s’ils protégeaient quelque chose entre eux ou faisaient une prière solennelle pour remercier Dieu », lance-t-elle, non sans enthousiasme. Puis l’architecte passe à l’interprétation historique, justifiant ces motifs. « La mosquée a été construite sur une colline qu’on appelait dans le temps le Mont des remerciements, ou Gabal Yashkor ». Mona Zakaria a l’air de garder des milliers de secrets. Elle connaît par coeur tous les recoins cairotes, se plaît à en parler ou à partager ses découvertes, avec un sentiment de fierté et d’amour pour la capitale. « Le Caire m’émerveille encore et toujours ».
Enfant, elle se contentait de rendre visite à sa grand-mère à Abdine et de découvrir le monde populaire, surplombé de quelques joyaux architecturaux. « J’étais éprise du souk du lundi, à Abdine. J’adorais ses marchands avec leurs chariots. J’aime toujours m’y rendre de temps en temps ». Malgré les embouteillages et le chaos, un peu partout dans ces quartiers populaires, Mona Zakaria y trouve quelque chose de vivant, de palpitant et de réel.
Toute jeune, elle a voulu étudier l’architecture aux beaux-arts et l’histoire à l’Université américaine du Caire. Mais finalement, c’est l’architecture qui a pris le dessus. « Je crois que toutes les personnes sont nées avec l’amour de l’architecture. C’est une chose innée. Enfant, on commence par construire des châteaux de sable sur la plage, on joue avec de l’argile ou la pâte à modeler, on conçoit des maisons en Legos. Ce qui m’intéresse vraiment en architecture c’est surtout son rapport avec l’Histoire, avec le passé ».
Dix ans après avoir reçu son diplôme, elle ne voulait pas se lancer dans la construction, sur le chantier. « J’étais convaincue qu’on ne pourrait pas faire d’architecture aussi belle que celle du passé. Avez-vous vu quelque chose de plus beau, de plus magnifique ? ». Pour elle, l’architecture est le miroir de la société. Du coup, elle fait toujours un rapprochement entre les architectures islamique, copte et nubienne. En Egypte, « elles sont toutes liées les unes aux autres. Le nubien continue à décorer sa maison, en dessinant une croix, une étoile et un croissant. Parfois, je me sens comme fâchée contre Rifaa Al-Tahtawi, qui ne voyait dans les anciennes demeures du Caire que les traces de longues années d’esclavage. Il a tort. Il ne connaissait pas assez l’histoire de ces maisons », dit l’experte, qui a longuement travaillé avec les missions archéologiques de l’IFAO (Institut Français d’Archéologie Orientale), et qui a publié deux tomes sur Les Palais et les maisons du Caire. Ces missions comportaient la réhabilitation urbaine du Vieux-Caire, la restauration d’Al-Fostat et autres.
« L’architecture n’est pas l’oeuvre d’une femme », c’est simplement un cliché qu’elle rejette d’emblée, au sein d’une société masculine. « Je me rappelle bien mon premier jour sur le chantier d’une usine, dans la ville industrielle d’Al-Acher. On devait poser les premiers fondements du béton armé. J’étais la seule femme sur le chantier, assise tranquillement sur une chaise. Personne ne savait qui j’étais et les ouvriers ont commencé à me draguer. Je suis restée calme. Puis, subitement, j’ai observé une erreur et je me suis mise à crier. Tout le monde était sous le choc, en découvrant que j’étais l’architecte en charge », dit-elle avec un grand sourire. Veuve avec deux enfants, elle poursuit sa lutte, d’un chantier à l’autre, d’une bataille à l’autre.
Dans les années 1990, Mona Zakaria s’est aventurée au cinéma, prenant part à des films comme Mercedes, Vols d’été de Yousri Nasrallah. « A l’époque, j’enseignais l’histoire de l’architecture des villes à l’Institut supérieur du cinéma. Une belle expérience. C’est toujours intéressant de faire autre chose, afin de se changer les idées, puis retourner à nouveau à son activité de base », précise Mona Zakaria, qui s’imagine souvent en train de faire un film historique sur les architectes au temps des Mamelouks.
Tout d’un coup, elle parle sur un ton assez tranchant et change d’humeur : « Non c’est fini ! J’en ai assez ! ». L’une de ses collaboratrices lui parle de nouveau de l’histoire d’un habitant qui se plaint de sa maison restaurée. Les sonneries de portable n’arrêtent pas, des interruptions par-ci et par-là. Puis, elle, l’architecte, fait halte et s’interroge : « Avez-vous vu Ezbet Al-Assal ? ». Le projet visant à réhabiliter une zone informelle, en plein centre du Caire, a récemment fait couler beaucoup d’encre. D’où les multiples appels téléphoniques à propos de telle ou telle maison. Depuis 2013, 17 maisons de Ezbet Al-Assal, un bidonville de Choubra, ont été restaurées, les ruelles ont été nettoyées et les réseaux d’assainissement ont été renouvelés. En bref, on a rendu aux habitants le droit à une vie humaine. Le projet fut lancé en coopération avec la compagnie privée SODIC en 2013, puis il fut adopté par le Fonds de soutien de l’Egypte, puis celui du Tahia Masr. « Après la révolution, j’ai décidé de travailler sur les bidonvilles. Construire une station balnéaire avec des hôtels de luxe, cela ne me dit pas grand-chose et ne sert pas les citoyens ordinaires. Et moi, je crois au proverbe qui dit : un paradis en l’absence de gens n’a pas d’intérêt ».
A travers le projet de Ezbet Al-Assal, Zakaria défend corps et âme son rêve de fournir aux habitants des bidonvilles une vie meilleure. Ce n’est pas pour se faire passer comme une super-héroïne, mais simplement pour faire preuve de son amour infini pour Le Caire et ses habitants. « Dans le Vieux-Caire, on rencontre les vrais Egyptiens, lesquels ont gardé les mêmes valeurs morales que leurs prédécesseurs. Ils sont fiers de leur identité propre, ce sont les descendants des pharaons. J’ai beaucoup appris de certaines femmes qui ont été, à mes yeux, des modèles de force et d’abnégation. Cette expérience m’a complètement changée ».
Malheureusement, l’architecte a quand même dû faire face à plusieurs obstacles, vu la bureaucratie au sein des municipalités. « Franchement, je déteste le mot bidonville. Pour moi, c’est du pléonasme. Les bidonvilles sont le résultat d’une triple corruption, celle des responsables municipaux, celle du gouvernorat et celle du ministère de l’Intérieur. Ce sont les trois acteurs qui manipulent la situation. Et évidemment, sans verser de pots-de-vin, nos travaux sur le chantier sont souvent remis en question ou dénoncés. On peut même affronter toute une guerre propagandiste. Plus encore, ces responsables poussent les habitants d’Al-Assal à nous invectiver et à nous agresser. Ils nous accusent parfois de vouloir détruire leurs maisons et vont plus loin en nous accusant de gaspiller les fonds publics ».
Les larmes aux yeux, l’architecte, fatiguée, se sent la proie d’une guerre inégale. Avec son équipe regroupant dix architectes, elle lance un défi au système corrompu. « C’est un moment critique du projet. Je ne peux pas quitter et tout laisser tomber. Car le projet est tel un nouveau-né qui a encore besoin que sa mère le prenne dans ses bras. Si je décide d’arrêter maintenant, je serai rongée par la culpabilité ».
Avant d’entamer ce travail de réhabilitation urbaine, Mona Zakaria a effectué tant de recherches. Elle a bien étudié la nature des bidonvilles et celle des autorités administratives qui s’en occupent. Un jour pluvieux du mois de février, elle s’est rendue pour la première fois au bidonville de Ezbet Al-Assal. « Je ne savais plus vraiment si j’avais le visage mouillé à cause de la pluie ou des larmes qui coulaient sur ma joue. Les conditions de vie étaient inhumaines, voire catastrophiques. Si on parle de développement, on doit commencer par les gens. Les bâtiments ne constituent que 25 % du travail de développement ». Zakaria cherche à fournir aux habitants du travail ainsi que les moyens de pouvoir gagner leur pain. Elle a prévu la création d’une ONG, Anawine, qu’elle compte présider elle-même, mais dont la déclaration est entravée par la routine. Sans baisser les bras, l’architecte se livre encore à pas mal de rêves. Elle se livre aussi à une guerre contre la corruption, pour un avenir meilleur. « Que faire ? J’aime Le Caire, j’aime ce pays ... », dit-elle. En effet, cet amour résume un peu tout : sa démarche, ses projets et son côté très humain.
Jalons
1949 : Naissance au Caire.
1974 : Diplôme des beaux-arts, en architecture, de l'Université de Hélouan.
1982 : Publication de l’ouvrage Les Palais et les maisons du Caire.
1999 : Rénovation des maisons du Vieux-Caire, à Fostat.
2009 : Naissance de son premier petit-fils.
2013 : Prix Arcvision pour l’ensemble de son oeuvre et lancement du projet de réhabilitation de Ezbet Al-Assal.
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