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Daoud Abdel-Sayed : La situation du cinéma ne me plaît pas, mais je n’ai pas perdu l’espoir …

Lamiaa Alsadaty , Mercredi, 27 juillet 2022

Le grand cinéaste et scénariste Daoud Abdel-Sayed, qui vient de recevoir le prix du Nil 2022, a annoncé qu’il cessait de tourner. Il revient ici sur sa décision et sur le cinéma en Egypte. Entretien.

Daoud Abdel-Sayed

Al-Ahram Hebdo : Votre dernier film Qodrate Gheir Adiya (capacités extraordinaires) date de 2015… Pourquoi avez-vous décidé d’arrêter le cinéma et pourquoi ne l’avez-vous déclaré que ces jours-ci ?

Daoud Abdel-Sayed : Tout simplement, le cinéma que je faisais dans le temps n’existe plus. Le public aussi. Il a beaucoup changé. Cette annonce a été faite de façon spontanée lors d’un entretien journalistique.

— Depuis votre premier métrage Al Saalik (les vagabonds) en 1985, de longs intervalles de temps séparaient vos films, ce qui fait que le public change. Pourtant, vous avez continué à tourner...

— Sans doute, il y a eu des changements mais de façon progressive. Mon film Mowaten wa Mokhber wa Harami (citoyen, indic et voleur) est sorti en 2000 et a connu un succès fou, puis j’ai dû attendre dix ans pour pouvoir faire Rassaël Al-Bahr (les messages de la mer). Le producteur a accepté de le produire après que j’eus réussi à obtenir le soutien de l’Etat. A sa sortie en salle, ce film a fait de bonnes recettes. Mais, en 2015, mon film Qodrate Gheir Adiya est passé inaperçu …

Ce film vous a-t-il mis la puce à l’oreille ?

— Non. Absolument pas! Il faut dire que depuis longtemps déjà, je ne cesse d’apercevoir des changements. Autrefois, les salles de cinéma de première classe étaient celles des cinémas Diana, Miami, Métro … Bref, celles du centre-ville. Et les prix des billets étaient abordables pour la classe moyenne. Puis, dans les années 1990 a émergé la notion d’« al-cinéma al-nazifa » (cinéma propre qui bannit les contacts charnels et les tenues osées) qui, pour moi, est basé sur un principe plutôt commercial: attirer tous les membres de la famille à voir un film. Quelques années plus tard, les salles de cinéma ont ouvert leurs portes dans les centres commerciaux. Et c’est ainsi que le profil des cinéphiles a changé! D’abord, pour aller au cinéma, il faut avoir une voiture ou prendre un taxi. Et puis, il faut prévoir les dépenses (boisson et pop-corn), sans compter les prix des billets qui ont connu une hausse remarquable. Ceux qui visionnent les films dans les centres commerciaux appartiennent, donc surtout, à la classe moyenne supérieure et à la classe aisée. Ce n’est pas le public à qui je destinais mes films.

— Le cinéma est-il devenu un luxe, alors ?

— Quand je faisais du cinéma, le cinéma était essentiellement basé sur les préoccupations des gens appartenant aux classes modestes et moyennes. Mais cette classe ne va plus au cinéma aujourd’hui. Aller au cinéma exige un certain budget.

— Mais les classes relativement aisées ont certainement leurs préoccupations aussi …

— Certainement. Mais les préoccupations des classes modestes sont plus variées. Ces gens cherchent, par exemple, à acheter des vêtements décents à leurs enfants, à leur acheter de la nourriture ou encore à être en mesure de leur payer leurs études. Ils n’ont plus aujourd’hui les moyens d’aller en famille au cinéma. Ils se contentent de rester devant l’écran de télévision pour voir indifféremment n’importe quelle chose: un beau film ou un film médiocre… peu importe. Si nous retournons aux années 1950 et 1960, nous constaterons que parmi les films qui ont connu un grand succès à l’époque il y avait surtout les films de Salah Abou-Seif et de Youssef Chahine. Et, ce n’était pas des films élitistes, mais plutôt un genre parsemé de préoccupations sociétales. C’est de ce genre-là que je parle.

Un quartier de la classe moyenne et aisée comme Héliopolis débordait, dans le temps, de salles de cinéma: cinéma Palace, Oasis, Normandie, Roxy, Al-Hamra, Crystal, Ghernata … La plupart sont fermées aujourd’hui, et le reste ne connaît qu’un public de jeunes qui ne fréquente le cinéma qu’en période de fêtes. Du coup, on ne peut pas parler de rentabilité. Cette attitude ne soutient pas l’industrie cinématographique. Il ne faut pas oublier que l’oeuvre cinématographique, en plus du fait qu’il s’agit d’une oeuvre artistique, est un produit économique issu d’une filière de production.

— Comment, selon vous, sortir de cette situation ?

— La solution n’est pas simple. Elle est surtout politique et économique. La solution provisoire est que l’Etat soutienne l’industrie cinématographique.

— Trouvez-vous que l’appui de l’Etat à l’industrie du cinéma dans les années 1960 était suffisant? Ou proposez-vous d’autres mécanismes de soutien ?

— Non. Dans les années 1960, l’Etat produisait des films. Je parle plutôt du soutien. On peut envisager, par exemple, de prélever une partie du montant des billets d’entrée pour couvrir les coûts de production cinématographique. Il ne faut pas oublier que la société égyptienne possède un pouvoir d’achat important. Ce genre de soutien est donc faisable, mais à condition que la situation économique s’améliore pour que les cinéphiles soient capables de payer le prix des billets.


Asser Yassine dans Rassaël Al-Bahr.

— Dans ce cas, l’Etat va-t-il intervenir en imposant sa perspective ?

— Non. Il ne faut pas. Il faut faire la différence entre l’Etat et l’Autorité politique. L’Etat vit des taxes payées par tout le monde. Ainsi, il doit absolument soutenir toute industrie qui souffre. Pourquoi ne pas étudier par exemple l’expérience de la BBC ? Cette dernière a réussi à soutenir l’industrie cinématographique sans ingérence quelconque. Personnellement, à chaque fois que je voyais dans le titre d’un film le logo de la BBC, j’étais sûr que je verrais quelque chose de bon niveau.

— On ressent une certaine déception dans vos propos...

— Non. Mais la situation ne me plaît pas. Toutefois, je n’ai pas encore perdu l’espoir.

— Les grands cinéastes ne devraient-ils pas assumer un certain rôle pour relancer l’industrie ?

— Si vous entendez par grands cinéastes ceux de ma génération, la plupart sont décédés comme Mohamad Khan et Atef Al-Tayeb. C’est plutôt la nouvelle génération de cinéastes qui devrait affronter la situation actuelle au même titre que nous avons affronté la situation de notre époque.

— Vous faites vos propres scénarios, cela ne freine-t-il pas certains de vos projets ?

— Personnellement, cela me motive énormément puisque j’écris ce que je ressens. Mais au niveau de la production, ce n’est pas évident. A titre d’exemple, mon film Al-Kitkat d’Ibrahim Aslan m’a pris 5 années pour commencer le tournage. J’avais des problèmes avec la production qui était incapable de concevoir un héros aveugle et qui voulait tourner dans une ruelle déjà en place afin de réduire les coûts, etc. Bref, Il faut que les intérêts auteur-réalisateur-producteur soient partagés, car les trois parties souhaitent la réussite du film.

— Les plateformes numériques peuvent-elles servir de canot de sauvetage pour l’industrie cinématographique ?

— Les plateformes aussi ont leurs propres politiques et orientations. Le cinéma devrait être financé par le prix des billets. Ce n’est pas d’ailleurs la seule solution. Mais l’une des solutions proposées. Lorsque le film réalise un succès, il doit être vendu aux plateformes. Je crois que les plateformes abritent plutôt le cinéma de divertissement. D’ailleurs, je ne suis pas du tout contre ce fait. Mais je préfère le cinéma qui apporte du plaisir, à l’instar du film La Dolce Vita que je revois sans jamais me lasser.

— Acceptez-vous de tourner un film qui serait projeté uniquement sur les plateformes ?

— Il faut que je me lance dans l’expérience pour que je puisse l’évaluer. Mais, pourquoi pas? Si on me le propose, j’y réfléchirai.

— Après un long parcours durant lequel vous avez obtenu de nombreux prix, que représente pour vous le prix du Nil que vous avez dernièrement reçu ?

— Le prix du Nil est le plus grand prix décerné par l’Etat. Le jury est composé des intellectuels égyptiens les plus brillants. C’est donc un grand honneur et une vraie reconnaissance de la part du corps de la culture envers un cinéaste égyptien.

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