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Dr Norhan Al-Cheikh : Moscou est le principal protagoniste dans la guerre anti-Daech

Maha Al-Cherbini avec agences, Mardi, 08 décembre 2015

Dr Norhan Al-Cheikh, professeure de sciences politiques à l’Université du Caire et spécialiste de la Russie, évoque la crise turco-russe et ses incidences sur la lutte anti-EI.

Dr Norhan Al-Cheikh
Dr Norhan Al-Cheikh, professeure de sciences politiques à l’Université du Caire et spécialiste de la

Al-Ahram Hebdo : Outre l’aspect bilatéral, le bras de fer russo-turc va-t-il donner plus de force à Moscou au sein de la coalition internationale anti-Daech ?

Dr Norhan Al-Cheikh : Bien sûr que oui. Mais, Moscou est déjà en position de force depuis son interven­tion en Syrie fin septembre. Nul ne peut nier que le président russe, Vladimir Poutine, a réalisé des avan­cées énormes sur le sol. Un mois et demi après son intervention en Syrie, Moscou a mené 2 289 frappes aériennes qui ont détruit plus de 4 111 sites stratégiques et militaires de Daech, outre la destruction de 1 080 camions transportant du pétrole dans une tentative de sécher les sources de financement des djiha­distes. En fait, la Russie utilise des techniques militaires ultra-évoluées qui lui ont permis de fragiliser Daech en Syrie en deux mois. La Russie est le pays le plus fort de la coalition, car c’est le seul pays qui a une base mili­taire sur place. Aujourd’hui, Moscou est le principal protagoniste dans la guerre anti-Daech.

— Cette position de force per­mettra-t-elle à Moscou de garder son allié, Bachar Al-Assad, au pou­voir ?

— Selon Poutine, son objectif n’est pas de garder Al-Assad au pouvoir mais plutôt de préserver l’Etat syrien. C’est pourquoi Moscou tient à ne pas frapper les institutions et les infras­tructures syriennes pour ne pas ruiner l’Etat même. Poutine ne veut pas que la Syrie devienne une deuxième Libye ou un second Iraq. Ce n’est pas la personne de Bachar Al-Assad qui intéresse Moscou, mais plutôt le vide que va laisser Bachar après son départ. Un vide qui va permettre aux djihadistes de s’emparer facilement du pouvoir. Poutine a répété sa volonté de voir une transition paci­fique du pouvoir syrien suite à des élections équitables. Il a même appe­lé l’opposition syrienne à proposer une alternative à Al-Assad. Certains pays ont déjà proposé le nom de Farouk Al-Charie comme nouveau président. Et Poutine ne s’y est pas opposé.

La Russie est le seul pays à avoir des forces terrestres en Syrie.
La Russie est le seul pays à avoir des forces terrestres en Syrie. (Photo : Reuters)

— S’agissant de la lutte anti-EI, comment jugez-vous l’efficacité de la coalition internationale anti-Daech ?

— Cette coalition est fragile et hétéroclite. Personne dans cette coa­lition ne mène une vraie lutte anti-terroriste : chacun pense à ses propres intérêts, foulant des pieds le principal but qui est la liquidation de l’Etat Islamique (EI). Mais, je pense qu’après l’attentat de Paris, les choses sont en train de changer un peu. L’Europe n’a plus confiance en Washington et l’intensification de l’intervention européenne en Syrie ces derniers jours prouve ce manque de confiance. En dépit de 9 400 frappes aériennes américaines, l’EI n’a fait que se renforcer et s’implan­ter de plus en plus dans la région. Personnellement, je pense que Washington fait semblant de lutter contre le terrorisme et que sa cam­pagne militaire est superficielle, fra­gile et inefficace ou disons média­tique. Désormais, l’Europe va comp­ter sur la Russie dans sa guerre contre le terrorisme.

— Et quelles incidences cela aura-t-il sur l’Etat Islamique (EI) ?

— Cela aura d’importantes réper­cussions qui fragiliseront l’EI pour deux motifs importants. Le premier est que Moscou a renforcé sa pré­sence militaire dans la région suite à l’affaire de l'avion russe, de quoi barrer la route à toutes les aides que Daech obtient de la Turquie ou d’autres pays. Moscou a isolé l’EI et aucun pays ne pourra désormais lui tendre la main. Second motif : Moscou a réussi à discréditer Ankara sur la scène internationale après l’avoir taxé de « complice des terro­ristes ». Et pas seulement Ankara, Moscou a mis dans l’embarras tous les pays qui soutiennent le terro­risme.

— Moscou affirme détenir des preuves de l’implication de la Turquie dans le trafic de pétrole de Daech, et Ankara a mis en cause la complicité de Moscou dans ce tra­fic. Qu’en dites-vous ?

— Ce que fait Ankara c’est simple­ment une contre-offensive. Les accu­sations russes visant Ankara sont bien fondées. Moscou ne lance pas de calomnies. Le ministère de la Défense russe a déjà présenté des preuves irréfutables de l’implication turque dans le trafic du pétrole de Daech. Des satellites russes ont même filmé des camions turcs dans des lieux pré­cis transportant ce pétrole. Quant aux accusations turques, elles ne sont pas logiques car Moscou était le premier pays à présenter une résolution au Conseil de sécurité visant à bloquer les sources de financement de Daech qui sont le trafic du pétrole, le trafic de monuments et d’organes humains.

— Pourquoi la Russie s’est-elle lancée dans cette guerre ? Quel profit en tirera-t-elle ?

— La Russie ne se retirera pas de Syrie avant de casser les djihadistes, quel que soit le prix à payer. Il suffit de savoir que 3 000 Russes de la région du Caucase militent aux côtés de Daech. Leur éventuel retour en Russie présente de gros risques. Poutine a ordonné à ses troupes de ne jamais permettre à ces 3 000 djiha­distes de rentrer en Russie. Il ne par­tira pas avant de les liquider.

— Quel rôle joue Washington dans le bras de fer russo-turc ?

— Washington soutient Ankara car au fond, les Américains ne veulent pas liquider Daech. Or, l’intervention de Moscou en Syrie a changé la donne et a poussé Washington et Ankara à revoir leurs plans. Jamais Ankara n’oserait défier si ouverte­ment Moscou sans le feu vert améri­cain. Preuve de cette complicité : Washington a dit ne voir « aucune preuve » dans les accusations russes à l’encontre de la Turquie.

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