« la voix des martyrs te demande de te réveiller … Leurs noms sont répétés comme on égrène un chapelet. Enumère leurs noms sur tes doigts … Khaled … Ahmad … Magued … Mina, des martyrs qui viennent de quitter Maspero pour se rendre à la rue Mohamad Mahmoud », fredonne le groupe Eskinderella. Cette troupe musicale ambulante semble être la voix de la révolution dans la rue. Les mélodies fusent près de la statue de Omar Makram au centre-ville du Caire pour commémorer la mort de Mina Daniel et les martyrs de la rue Mohamad Mahmoud, une année après les échauffourées. Des mélodies qui enthousiasment la foule à la place Tahrir. En même temps, à quelques pas de là, des affrontements ont eu lieu entre les manifestants et la police à la place Simon Bolivar. « Ce n’est pas la première fois qu’on brave tous ces défis dans la rue », assure Hazim Chahine, chanteur dans cette troupe musicale. « L’année dernière, lorsqu’on a animé notre festival dans la rue du Conseil des ministres, on s’attendait à ce que l’armée nous attaque, surtout que les manifestants avaient changé de place pour faire leur sit-in. Ils avaient décidé de se rendre à la rue Mohamad Mahmoud pour mener une nouvelle bataille. Chose extraordinaire, ce jour-là, on avait réussi à mobiliser même les soldats qui gardaient le bâtiment du Conseil des ministres. Ils ont répété avec nous l’hymne national. Le lendemain, quand on a commencé à chanter, l’officier qui était là avait interdit aux soldats d’y participer », se rappelle Chahine.
En effet, depuis le déclenchement de la révolution, la rue égyptienne est devenue une véritable arène d’expression. Cette rue joue aujourd’hui plusieurs rôles : un Parlement populaire qui reflète toutes les tendances, une scène de bataille contre la police et même contre l’armée, des expositions à ciel ouvert composées de graffitis qui relatent l’histoire de toute une révolution, un théâtre ambulant et des tribunes qui ont permis à tous les citoyens de s’exprimer.
Aal-Rassif (sur le trottoir) est un mouvement de jeunes créé dans la rue. Il s’agit là d’une ONG qui donne la chance aux citoyens de s’exprimer avec créativité, comme l’explique Ahmad Fahmi, fondateur du mouvement, qui vient d’organiser un carnaval d’oeuvres artistiques, de chants et de poésie dans un coin de rue à Maadi. « Notre domaine d’action, c’est la rue. Nous nous rendons dans chaque coin de l’Egypte qui a connu un événement tragique pour soutenir les citoyens, raison pour laquelle nous nous sommes rendus à Assiout pour présenter nos condoléances aux familles dont les enfants sont morts lors du dernier accident de train », confie Fahmi.
Mais, les activistes et les mouvements politiques et artistiques qui luttent dans la rue doivent faire face à un grand défi. Selon l’avocat Hafez Abou-Seada, président de l’Association égyptienne des droits de l’homme, les Egyptiens ont pu à l’époque de Moubarak, et malgré l’oppression, mobiliser la rue, surtout lors des dernières années qui ont précédé la révolution. « La rue a été témoin des protestations du mouvement Kéfaya en 2004, des grèves des ouvriers de Mahalla en 2006, des manifestations des blogueurs et celles de la rue Lazoghli en 2008. Malgré la loi d’urgence, les manifestants ont pu s’accaparer de la rue. En effet, cette loi, promulguée par le gouverneur militaire en 1981 suite à l’assassinat du président Sadate, a donné le droit à la police d’arrêter tout groupe de citoyens dépassant les 5 individus. Après la révolution et la chute de Moubarak, cette loi d’urgence a été annulée donnant ainsi une marge de liberté plus importante au sein de la rue », explique Abou-Seada, tout en ajoutant que le droit de descendre dans la rue pour s’exprimer est considéré par la Haute Cour constitutionnelle comme étant le droit le plus important et qui est garanti par toutes les conventions internationales de droits de l’homme. Pourtant, même après la révolution et malgré cette liberté d’expression, la rue n’a pas été souvent tolérante vis-à-vis de cette forme d’expression.
Traqués par la police
L’activiste Tareq Al-Kholi, porte-parole du mouvement 6 Avril, assure que la réaction de la rue à l’égard des activistes a changé suivant le régime en place. « Juste après la révolution, la rue égyptienne nous a ouvert ses bras et nous a accueillis comme des héros. Les citoyens nous ont soutenus car ils ont observé cette violence exercée par la police sur les membres du mouvement du 6 Avril. Depuis 2009, nous sommes traqués et malmenés par la police », dit Al-Kholi. En effet, ce mouvement, qui a mobilisé la foule et permis l’organisation des manifestations, est devenu la bête noire de la période transitoire.
Après l’arrivée du Conseil militaire au pouvoir et la promulgation du communiqué militaire numéro 69 mettant en doute le patriotisme des jeunes de ce mouvement et leurs sources de financement, la réaction de la rue a changé. L’armée a tenté de gagner le soutien de la rue en déclarant que toutes ces manifestations sont la cause principale de la détérioration des conditions économiques et de l’instabilité dans le pays. « Par conséquent, elles sont à l’origine de tous les problèmes sociaux dont souffrent les Egyptiens », avance Al-Kholi.
Le mouvement du 6 Avril l’a payé cher lors de la campagne Askar kazéboune (les militaires sont des menteurs), diffusée sur des écrans géants dans plusieurs quartiers du Caire montrant toutes les bavures du Conseil suprême des forces armées qui dirigeait à ce moment le pays.
« Nos écrans ont été saccagés à Choubra, Imbaba, Boulaq, Guiza et Sayeda Zeinab. Le Conseil militaire n’a pas cessé d’alimenter cette colère contre nous en montrant à l’opinion publique que nous sommes des traîtres qui veulent envahir le siège du ministère de l’Intérieur. Les activistes se sont rendus de nouveau sur le terrain pour faire face à cette vague de violence qui a causé plusieurs blessés parmi nos rangs », poursuit Al-Kholi. Et d’ajouter : «rue s’est calmée après avoir constaté notre patriotisme lors de l’élection présidentielle et des derniers événements. Il suffit de citer que le martyr Gika était un membre de notre mouvement ».
Des hauts et des bas de la rue qui ont également touché les graffiteurs. Il s’agit d’une autre forme de lutte en s’accaparant des murs de la ville. Les artistes ont dû jouer au chat et à la souris, tantôt traqués par le Conseil militaire et tantôt par les Frères musulmans. Et ce, pour refaire de nouveaux graffitis de l’effigie des martyrs, ou écrire de nouveaux slogans qui éveillent l’esprit révolutionnaire chez les citoyens.
Une guerre de rue acharnée, qualifiée par le blogueur Wael Abbas sur Twitter de « guerre de la peinture » qui continue encore et toujours. Aujourd’hui, de nombreux artistes ont déclenché cette «» contre les Frères musulmans à travers des graffitis sur les murs de la rue Mohamad Mahmoud juste avant la manifestation organisée par les libéraux au mois de novembre et intitulée « L’Egypte n’est pas une propriété privée, l’Egypte est pour tous les Egyptiens ». Et ce, après que l’actuel régime eut effacé les graffitis qui se trouvaient dans cette rue sous prétexte de la nettoyer. Or, la division est un défi que doivent affronter les activistes. Ces derniers doivent trouver des tribunes, tout en évitant les affrontements.
Qui doit rester dans la rue ?
Alors qui doit rester dans la rue pour exprimer ses opinions ? Les opposants au dernier décret constitutionnel présidentiel ou ceux qui le soutiennent ? Une question qui continue de préoccuper les esprits et qui a provoqué une grave scission dans la société égyptienne. La rue est en ébullition, elle est devenue une source de conflits entre les différents fronts. « Pourquoi les partisans des Frères musulmans et du président veulent-ils descendre dans la rue ? En principe, c’est aux opposants de manifester. Il aurait mieux valu qu’ils restent chez eux pour éviter que le sang ne coule. On ne veut pas que le scénario de la bataille du chameau se répète », déclare Magda, 23 ans, comptable, activiste, de tendance libérale.
Cependant, Dina, 32 ans, membre du Parti Liberté et justice, estime que « la rue appartient à tout le monde, même la place Tahrir ne doit pas être le monopole d’un seul courant. On est libre de manifester là où on veut ».
A qui appartient la rue ? Un débat qui n’a pas cessé de mettre de l’huile sur le feu surtout après la mort de 2 jeunes : Mohamad Gaber, connu sous le nom de Gika, 16 ans, et membre du mouvement du 6 Avril, a trouvé la mort en novembre dernier dans la rue Mohamad Mahmoud au centre-ville, et Islam Massoud, 15 ans, membre de la confrérie des Frères musulmans, a perdu la vie durant les affrontements entre libéraux et Frères musulmans dans la ville de Damanhour, au nord du Caire.
Aujourd’hui, plusieurs rues se sont transformées en tribunes d’expression. Et à chacun la sienne. Si les places Abbassiya et Moustapha Mahmoud, à Mohandessine, ont rassemblé les feloul (les partisans de l’ancien régime) pour soutenir le président déchu et par la suite le Conseil de l’armée, la place Tahrir reste La Mecque des activistes et des opposants. La rue Mohamad Mahmoud, où de nombreux jeunes ont trouvé la mort, est devenue le foyer de la résistance.
La même chose se déroule dans plusieurs gouvernorats d’Egypte : place Al-Arbéine à Suez, rue Al-Horriya à Ismaïliya, place Al-Chohadaa, Al-Qaëd Ibrahim à Alexandrie, etc. Et la liste ne cesse de s’allonger, et de nouveaux noms de rues se joignent à la liste. Les alentours de l’Université du Caire ne cessent d’attirer les Frères musulmans et les salafistes qui veulent l’application de la charia.
S’exprimer encore plus
Aujourd’hui, avec un régime qui ne cesse d’imposer son pouvoir, la question est de savoir si la rue permettra à la population de s’exprimer encore plus librement.
Pour certains, cette manière de s’exprimer et de faire pression semble avoir dépassé les limites. Ceux qui ont assiégé la Haute Cour constitutionnelle la semaine dernière ont dépassé cette liberté d’expression provoquant le chaos. Ce qui semble inquiéter beaucoup d’observateurs. « On craint que les institutions de l’Etat ne s’effondrent », dit Nadia, activiste.
D’autres voient les choses autrement. Hafez Abou-Seada, activiste, assure que les Egyptiens ont trouvé leur chemin : « C’est la rue qui va décider si ce régime restera en place ou non. Les Egyptiens doivent tout faire pour que cette rue continue à jouer ce rôle, celui de faire pression ».
Ainsi, la rue sera la seule issue pour lutter et revendiquer ses droits. « En attendant que les autres institutions de l’Etat puissent jouer leur rôle, la rue restera la seule plateforme qui garantira cette liberté d’expression », conclut Tareq Al-Kholi .
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