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La lente et majestueuse fin des maîtres ciriers

Manar Attiya, Dimanche, 21 décembre 2014

A Ghouriya dans le Vieux Caire, seuls quelques maîtres ciriers perpétuent la tradition des bougies faites main. Dotés d'un savoir-faire ancestral, ces passionnés n’ont pas d’armes pour lutter contre les bougies industrielles. Amoureux de leur métier, ils continuent leur travail mais restent réalistes : leur fin est inéluctable.

La lente et majestueuse fin des maîtres ciriers
(Photo:Moustapha Emeira)

Il commence par découper les plaques de cire en petits morceaux dans un grand récipient et les fait fondre à feu doux. Puis, il fixe 80 mèches sur des socles qu’il dispose sur des plateaux en bois. Il plonge ensuite les mèches en coton dans la cire liquide, chauffée à 70° et laisse refroidir. Il recommence cette opération à plusieurs reprises pour que les mèches s’enveloppent de cire. Am Hamed répète cette opération une dizaine, une vingtaine ou une trentaine de fois, jusqu’à obtenir le diamètre souhaité.

La lente et majestueuse fin des maîtres ciriers
Un cierge de 130 cm de haut et de 7 cm de diamètre, c’est une semaine de travail. (Photo:Moustapha Emeira)

Am Hamed, ou Hamed Al-Chammaa (celui qui fabrique et vend les bougies), nous révèle la technique d’un métier qui se perpétue de père en fils. Cette technique artisanale de fabrication des bougies s’appelle « à la plongée ». Quant à la seconde, elle nécessite un vrai tour de main et on la nomme « à la louche ».

Chaque maître cirier possède ses propres gestes. Il doit sans cesse veiller à la juste répartition de la cire lorsqu’il la verse à la louche sur les mèches suspendues à un cerceau, puis passer le calibre pour vérifier le diamètre du cierge. « Un cierge de 130 cm de haut et de 7 cm de diamètre, c’est une semaine de travail ! », lance Am Hamed, tout en ajoutant que les deux techniques de fabrication ne sont pas aisées pour une personne à son âge.

Travailler ainsi dix heures par jour à proximité d’une température suffoquante pour faire une centaine de bougies nécessite de la patience. Mais avec la concurrence des bougies industrielles, ce métier ne suffit plus pour le faire vivre, lui et sa famille. « Aujourd’hui, on ne devient cirier que par passion », regrette Am Hamed.

A 60 ans, Am Hamed exerce ce métier depuis plus de 45 ans. Un métier qui se perpétue de père en fils. « Tu seras chammaa mon fils ! », lui disait son père. La question du choix ne se posait pas. De gré ou de force, le fils devait suivre les traces du père ... peu importe qu’il aime ce métier ou pas. Après la mort de son père, il a hérité de son atelier, situé à Wékalet Al-Chamea, au centre du quartier surpeuplé de Ghouriya, dans le Vieux Caire.

La lente et majestueuse fin des maîtres ciriers
(Photo:Moustapha Emeira)

Au sein de l’atelier dont la superficie ne dépasse pas les 12 m2, Am Hassan n’a d’autres ouvriers que son fils âgé de 15 ans, faute de revenus et à cause de la baisse des ventes. Tous deux travaillent ici, l’un exerce le métier de maître cirier, l’autre, encore trop jeune, fait l’apprenti.

Après avoir terminé la journée d’école, Hassan va aider son père. Durant les vacances d’été, il se rend à l’atelier à 11h. Père et fils sont passionnés et fiers d’exercer ce métier dans un atelier qui date des années 1950.

C’est à droite de la rue Al-Moez Ledinellah Al-Fatimi que se situe Wékalet Al-Chamea (marché des bougies) fondé dans les années 1850. Il faut prendre une rue serpentée pour y arriver et descendre quelques marches. C’est là où se trouvent les ateliers de fabrication de bougies. Mais la plupart sont fermés, certains depuis des années. Les ventes quotidiennes sont pratiquement nulles. Et sur les 50 ateliers existants jusqu’à la fin des années 1990, seuls 4 résistent encore. « C’est fini, Wékalet Al-Chamea a perdu son aura. Partout dans le monde, de tels marchés sont organisés et les clients sont plus respectueux de ce qui est ancien. Ce n’est pas le cas chez nous. C’est un exemple de ce désordre que l’on vit en permanence », dit Gaber Al-Chammaa, propriétaire d’un atelier de bougies faites main.

La lente et majestueuse fin des maîtres ciriers
Wékalet Al-Chamea a été fondée dans les années 1950. (Photo:Moustapha Emeira)

Il est l’un des rares commerçants à être encore établis dans ce quartier. Il a connu les lieux lorsqu’il était l’un des plus importants marchés de gros d’Egypte.

Gaber, fidèle à ses habitudes, porte toujours le même accoutrement : une djellaba. Assis au seuil de sa boutique, il fume le narguilé en attendant en vain qu’un client lui rende visite. « Ce n’est pas facile de quitter ce métier, je ne peux laisser tomber ni le métier, ni l’endroit qui a marqué les plus beaux jours de ma vie. Et bien que cette situation me chagrine, j’encourage mes enfants à résister », affirme Gaber. Lui et ses deux frères ont hérité cet atelier de leur père et aiment ce métier. Ils ont donc décidé de diviser leur temps entre l’atelier et un autre emploi.

Soliman, l’aîné, âgé de 40 ans, est employé à l’Université d’Al-Azhar. Le benjamin a trouvé un job dans le quartier de Doqqi au Caire, tandis qu'Ahmad, le cadet, possède une boutique dans la rue d’Al-Azhar, spécialisée dans la vente des bougies de soboue (fête organisée au 7e jour après la naissance d’un enfant). La longueur de ces bougies, seul article qui se vend bien, ne dépasse pas les 20 cm.

Traditions millénaires

La lente et majestueuse fin des maîtres ciriers
Une température de plus de 70 degrés est nécessaire pour la fabrication des bougies. (Photo:Moustapha Emeira)

La bougie est l’une des plus vieilles méthodes d’éclairage. Son principe est apparu en Egypte et en Grèce vers 3 000 ans av. J.-C. Ce sont probablement les Romains qui en ont ensuite diffusé l’usage dans toute l’Europe. Un chandelier découvert dans la tombe de Toutankhamon fait aussi remonter l’origine de la bougie aux Egyptiens. Il a d’ailleurs été découvert nombre d’illustrations de bougies sur les peintures égyptiennes.

Jadis, le jonc était utilisé pour faire des chandelles. Fondu avec précaution pour ne pas abîmer la moelle, il était trempé dans de la graisse végétale ou animale qu’on laissait ensuite durcir. Mais c’est au Moyen Age qu’apparaît la bougie telle que nous la connaissons. Constituée d’une mèche tressée, elle était enveloppée du suif produit par les animaux de ferme. « Dans les campagnes, les chandelles constituaient un mode d’éclairage populaire. Elles étaient simples à réaliser et peu coûteuses, car on les faisait à partir d’une matière première qui abondait : le gras animal. Aux mois de novembre et de décembre, on renouvelait la réserve annuelle de chandelles, car c’était à ce moment que les gens tuaient moutons et boeufs pour les provisions hivernales. On rassemblait le gras animal, on le faisait bouillir dans un grand chaudron. Après avoir filtré le gras, on obtenait un liquide opaque et de couleur blanche. Par la suite, la fabrication de chandelles pouvait s’effectuer de deux façons, soit par la méthode du sauçage ou par le procédé du moulage », se souvient hadj Ahmad Al-Réfaï, le cheikh du métier à Wékalet Al-Chamea, aujourd’hui âgé de 85 ans.

Autrefois, les fabricants de bougies gagnaient en Egypte énormément d’argent. Pendant les années de gloire, les ciriers vendaient la tonne de bougies deux fois plus cher qu’aujourd’hui. « Nous sommes totalement paralysés. Nous travaillons seulement à 20 % de notre capacité. L’activité est en net recul. Le commerce a enregistré une baisse de 70 % de son activité. Beaucoup de commerçants ne parviennent même plus à couvrir leurs dépenses : factures d’électricité, impôts et assurance. Nous tentons de résister car c’est un métier que nous avons hérité. Et si nos magasins sont encore ouverts, c’est juste pour conserver cette notoriété acquise depuis des années. Il semble que les années de prospérité font partie du passé », regrette Hani Abdel-Salam, maître cirier qui déplore la chute considérable de ses revenus.

Limiter les frais

La lente et majestueuse fin des maîtres ciriers
(Photo:Moustapha Emeira)

Il confie avoir licencié 3 ouvriers pour limiter ses frais. Les propriétaires d’atelier racontent qu’autrefois, ce métier était synonyme de richesse. Le prix d’une de ces lanternes (fanous) brandies par les enfants pendant le mois du Ramadan pouvait couvrir les frais de 4 foyers. Le fanous traditionnel était en cuivre et en verre coloré. Ainsi, l’ouvrier cirier travaillait en équipe. « Maintenant, avec l’importation des lanternes chinoises, nos ouvriers sont au chômage. Et cette tradition est en train de se perdre. Aujourd’hui, les marchés sont envahis par de nouvelles lanternes en plastique, Made in China, pauvre en style, de qualité médiocre, trop colorés et qui fonctionnent avec des piles », explique tristement Moez Zayane, un autre propriétaire d’atelier qui avoue que lui-même utilise une lampe à batterie de fabrication chinoise lors des coupures d’électricité. « J’utilise ce genre-là car son prix ne dépasse pas les 30 L.E. Avec des bougies, je dépenserais 40 L.E. toutes les 3 heures ».

La production égyptienne propose des « prix qui restent élevés, et la concurrence de la Chine, notamment, se fait de plus en plus sentir : elle a décuplé ces 20 dernières années, surtout après les accords commerciaux égypto-chinois signés entre les deux pays », argumente Mohamad Al-Raféï. Il raconte que cette situation désastreuse a eu un impact important sur sa famille. « Après la révolution du 25 janvier 2011, j’ai dû transférer mes deux fils de l’école privée à une autre gouvernementale, moins chère. Comment fournir les 20 000 L.E. de frais de scolarité de mes enfants alors que je n’ai pas assez de liquidités ? Dois-je les payer en petites bougies ? », ironise-t-il, tout en s’inquiétant de sa sécurité financière.

Hazem Abdel-Nabi, lui, ne connaît plus la crise. Il a réussi à résoudre les risques et difficultés du métier en élargissant sa petite entreprise. Il possède maintenant deux ateliers : l’un artisanal et l’autre mécanique, situés à Fostat. Avec 6 machines, il arrive à produire d’autres types de cire pour différentes utilisations. « La cire liquide mise en bouteille sert par exemple au ménage : nettoyer le parquet, le bois et le marbre en utilisant une éponge cirée », conclut-il. Car les seules bougies faites main appartiennent désormais au passé.

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