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La dérive des enseignants

Chahinaz Gheith, Mardi, 27 novembre 2012

Le phénomène prend de l’ampleur dans les établissements scolaires tandis que le ministre de l’Education se dit favorable à de telles sanctions. Beaucoup de parents s’insurgent contre la cruauté de certaines de ces méthodes.

La derive
Un bon professeur est avant tout un pédagogue et non un tyran.

Abdallah hani, un élève de 6 ans, est décédé il y a quelques jours dans la cour de son école du gouvernorat de Ménoufiya, au nord du Caire. Le décès est intervenu dans des conditions suspectes : une chute ayant entraîné une fracture du crâne. Un élève de 13 ans, natif d’Alexandrie, a été fouetté par son professeur avec un fil électrique. Une autre élève a eu le doigt fracturé parce qu’elle n’a pas fait ses devoirs.

Dans le même contexte, une enseignante a obligé ses élèves à essuyer ses chaussures. Un autre professeur a violé en classe une élève du cycle primaire, dans une école d’Assouan. Sans compter ce qui s’est passé dans une école à Louqsor : une enseignante de sciences, portant le niqab (voile intégral), a puni 2 de ses élèves non voilées en 6e primaire, en leur coupant les cheveux.
« Je ne pensais pas que le fait de couper 2 cm de cheveux était un crime. Je plaisantais avec elles, mais un élève a sorti une paire de ciseaux et m’a demandé de mettre ma menace en application. Je l’ai fait pour imposer mon autorité », a expliqué Iman Al-Kilani, l’enseignante, au journal Al-Masri Al-Yom. Elle a écopé d’une peine de 6 mois de prison avec sursis et d’une suspension de salaire de 2 mois. Pourtant, les dérives des enseignants continuent à défrayer la chronique.
Un autre acte de « terrorisme », comme l’ont qualifié les parents et les experts en pédagogie, a eu lieu dans une garderie d’Alexandrie. Ne tolérant plus de voir ses cheveux longs, une enseignante a décidé d’user de la manière forte et de suivre la voie de Kilani en coupant les cheveux de Mahmoud, un garçon âgé de 4 ans, « pour éviter qu’il ne ressemble aux filles ».
De nombreux cas intolérables de châtiments d’élèves ont ainsi été recensés en moins d’un mois. La liste des élèves victimes de telles sanctions ou plutôt les victimes du « guantanamo de l’éducation égyptienne », comme le qualifie la journaliste Sahar Al-Mogui, est bien longue. Sans parler des traumatismes et des handicaps engendrés par les enseignants : ecchymoses, contusions, oeil perdu, estafilades, fractures, dents ou doigts cassés … Bref une nouvelle fois, le phénomène de la violence scolaire se retrouve au coeur de l’actualité.
Le phénomène a refait parler de lui lorsque le ministre de l’Education, Ibrahim Ghoneim, a déclaré qu’il ne voyait aucun inconvénient à ce que les enseignants recourent à l’usage des châtiments corporels dans les écoles, car, d’après lui, c’est le seul moyen d’y imposer la discipline. Mais il a tenu à clarifier que ce châtiment ne doit pas être douloureux. Il aspire à un retour aux formes d’éducation les plus autoritaires ne tolérant plus que des enseignants puissent être agressés par leurs élèves. Comme s’il voulait dire clairement que les professeurs avaient perdu de leur autorité depuis que les punitions corporelles à l’école ont été interdites.
Barbare, injuste, sadique, archaïque … un déluge de protestations et de critiques a déferlé pour critiquer les déclarations de Ghoneim. Des partis politiques ont alors lancé une campagne intitulée « Une rue consciente » pour dénoncer cette nouvelle violence en milieu scolaire. Des marches de protestation ont été organisées avec des slogans tels que : « Apprendre sans peur », « Nos enfants ne sont pas des esclaves », « Non pour la violence scolaire et la violation des droits de l’enfant » …
Violation de la loi 126-2008
Des experts et des activistes ont également réclamé la démission du ministre de l’Education, accusé d’avoir attisé le feu par sa déclaration. De plus, une plainte contre le ministre a été déposée au procureur général par la Coalition égyptienne des droits de l’enfant. Cette déclaration du ministre de l’Education, qui entend faciliter le recours à la « contrainte physique » dans les classes, constitue une violation de l’article 26 de la loi 126-2008, qui interdit l’exposition des enfants à la violence ou à l’humiliation et qui condamne les coupables à 6 mois de prison.
« Les normes internationalement admises en matière de droits de l’homme reconnaissent aux enfants le droit à la protection contre toute forme de violence, y compris les châtiments corporels, quel que soit le cadre dans lequel ils sont infligés : à la maison, à l’école ou dans les établissements où les enfants sont pris en charge », explique Hani Hilal, secrétaire général de la Coalition égyptienne des droits de l’enfant, tout en ajoutant que les punitions autorisées sont la réprimande verbale, la retenue après la classe, l’exclusion temporaire de 1 à 8 jours et l’exclusion définitive, sans avoir recours à la violence physique à l’égard de l’enfant.
De son côté, Dar Al-Iftaa a émis une fatwa interdisant les châtiments violents. Selon le mufti, l’enfant prépubère ne doit pas être violemment sanctionné. Aucune religion ne saurait justifier le fait de frapper un enfant, de le gifler, de le maltraiter, de l’humilier ou de recourir à toute pratique qui porte atteinte à sa dignité. Pour se défendre, le ministre de l’Education n’a trouvé mieux que de revenir sur ses propos. « Les châtiments et la violence sont les émanations d’un système éducatif entier, dont les rouages grincent depuis longtemps et à tous les niveaux », souligne Mohamad Al-Sorougui, porte-parole du ministère de l’Education.
Echapper au supplice
Mais, les sanctions corporelles restent un sujet qui divise l’opinion. De nos jours, on peut voir, dans les salles de classe, des enseignants qui circulent entre les bancs, un fouet à la main ou posé sur la table. Très souvent, on entend les supplications et les cris de douleur des élèves cherchant à échapper au supplice des enseignants.
Pourtant, ces derniers sont unanimes sur un point. « Le châtiment corporel est strictement interdit à l’école », reconnaît Karim, professeur dans une école primaire, tout en avouant qu’il lui arrive de battre ses élèves, et qu’il continuera à le faire. Mais si quelqu’un lui pose la question, il répondra par la négative : il n’y a jamais recours. Et d’ajouter : « Sans punitions ni châtiments corporels, comment éduquer correctement les élèves ? ». Selon Karim, si l’on interdisait les punitions corporelles, les enseignants seraient vulnérables face aux élèves.
Autrement dit, corriger un élève c’est lui inculquer la discipline, l’autorité et le respect de l’enseignant. Pour Karim, ces corrections doivent apprendre à l’écolier à obéir, à s’incliner, c’est aussi une manière pour les enseignants de montrer leur suprématie. L’enseignant est le maître en classe, d’où le recours incessant aux châtiments corporels.
Certains professeurs pensent aussi qu’ils doivent, pendant le cours, tenir un martinet en main, pour pousser les enfants à travailler. « Certains enfants, à la vue du martinet, se concentrent plus sur leur travail. Mais certains ne travaillent pas et malheureusement, il arrive très souvent qu’on s’en serve », reconnaît Nader, un enseignant, tout en se souvenant des coups de bâton qu’il a reçus sur la tête, sans oublier les gifles en plein cours et ces terribles coups de la fameuse règle en bois, reçus sur le bout des doigts …
Les enseignants ne cachent pas aussi que l’encombrement des classes risque de les obliger à revenir au châtiment corporel pour maintenir l’ordre. « Je ne dis pas que j’aime en venir aux coups, mais c’est une façon pour gérer les classes surchargées, où le nombre d’élèves atteint parfois 120 », explique Hassan Imam, professeur d’arabe dans une école publique, tout en ajoutant qu’il existe effectivement un manque de respect envers l’enseignant, avec une hausse du taux d’agressions à son encontre, sans oublier le bas salaire qui pèse sur son moral et les cours privés.
Des facteurs qui incitent à avoir recours à la violence pour dominer le terrain. « Il faut mentionner également que le comportement de la nouvelle génération est différent de celui de la génération des années 1980 et 90, et qu’avec l’introduction des gadgets technologiques, les élèves font tout ce qui est interdit en classe : certains écoutent de la musique sur leurs portables, d’autres regardent des clips pornographiques en pleine classe. Les actes d’indiscipline ne manquent pas », ajoute-t-il.
Elèves plus rancuniers
D’autres enseignants estiment, quant à eux, que les élèves d’aujourd’hui sont plus rancuniers que leurs aînés. Donner une gifle à un élève aurait été considéré comme une chose banale, dans un passé pas très lointain. Beaucoup sont ceux qui ont vécu cette expérience. « Mais depuis quelques années, les élèves ont changé de comportement. Certains montrent une attitude agressive envers leurs professeurs et sont revanchards. Ils profitent de la moindre occasion pour piéger un enseignant qu’ils estiment trop sévère », dit un professeur de sciences. Sahar, enseignante dans un collège, va dans le même sens. Elle est d’avis que des professeurs peuvent facilement succomber à une crise cardiaque en pleine classe tellement les élèves d’aujourd’hui sont difficiles à contrôler. Elle signale aussi les actes d’agression commis par des élèves contre leurs professeurs.
Pourtant, selon plusieurs éducateurs, il existe d’autres châtiments pour punir les élèves. « Nous les mettons souvent à genoux, on leur fait aussi planter des choux et pour les plus récalcitrants, nous convoquons leurs parents à venir se présenter à l’école et les informons du comportement de leurs progénitures », confie Nadia, une autre enseignante, consciente de suivre cette tactique si elle veut maîtriser ses élèves. Et d’ajouter : « Ils ne réagiront pas différemment car c’est la manière avec laquelle ils ont été élevés à la maison ». Nadia pense que le problème de la violence contre les enfants découle d’un manque de sensibilisation et d’éducation, et aussi d’une absence de peines de substitution, comme le fait d’écrire 100 fois « Je ne dois pas parler en classe ». Nombreuses sont les écoles situées dans les régions pauvres ne proposant pas d’activités parascolaires, de sorte que même des peines de base, comme l’exclusion, ne sont pas une option viable.
Mais de quelle manière un enfant violenté, insulté, cassé peut-il s’épanouir ? Les sociologues et les psychologues sont unanimes sur le fait que de telles méthodes sont malsaines, une bonne éducation venant avant tout de l’intérêt suscité par le professeur aux messages qu’il délivre. « Ici le seul message véhiculé est la violence. La crainte ne permet pas d’apprendre correctement. Rien de tel que la pédagogie et l’amour de l’autre pour lui transmettre le savoir », explique Dr Mohamad Abdallah, psychologue, tout en affirmant que la responsabilisation d’un individu se fait notamment à travers son éducation. La personne qui aurait été élevée à coups de châtiment physique ou psychologique apprendra à craindre l’autorité, mais non à faire des choix moraux. Résultat, elle aura tendance à suivre aveuglément les ordres de ses supérieurs en renonçant à son jugement moral.
Au contraire, celle qui aura bénéficié d’un milieu aimant et à qui on aura appris à distinguer le bien du mal, aura tendance à prendre ses responsabilités morales. « Les enfants victimes de violences scolaires seraient plus susceptibles de sombrer un jour dans la misère, de moins contribuer à l’économie de leur pays et de se faire exclure professionnellement. Bref, les punitions corporelles n’ont pas leur place dans une société qui se veut civilisée », conclut Abdallah. « Le professeur a failli devenir prophète », dit un proverbe arabe. Mais dans la réalité, le professeur pourrait maintenant devenir un monstre .
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