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Les escaliers en couleur, donner de la vie au chaos

Chahinaz Gheith, Mardi, 18 novembre 2014

Peindre les escaliers des ponts et passerelles de la capitale: la nouvelle initiative des étudiants aux beaux-arts, Coloring The Grey City, ne passe pas inaperçue. Pourtant, certains estiment qu’elle contribue au chaos ambiant.

Les escaliers en béton se parent de vives couleurs gaies.
Les escaliers en béton se parent de vives couleurs gaies.

Les escaliers de vives couleurs gaies

Pour faire passer une idée, une bombe de peinture est plus efficace qu’une bombe de napalm ». L’écrivain français Régis Hauser a inspiré un groupe de jeunes étudiants de la faculté des beaux-arts de l’Université de Hélouan, à Zamalek. Avec Coloring The Grey City (colorer la ville grise), ce groupe cherche à faire revivre Le Caire en apportant de la joie, de la bonne humeur et de l’optimisme.

Créé en août, ce collectif est allé, pinceaux et pots de peinture à la main, badigeonner de cou­leurs les escaliers de la capitale. A l’assaut du paysage urbain qui compte de nombreux escaliers publics, ils ont un seul objectif: « Cette ville, on va la colorer », d’où le nom de leur campagne : « Hanlawenha ».

Finies les marches tristes et grises. Place aux escaliers colorés. Les habitants du quartier Ghamra se sont réveillés avec une belle surprise: durant la nuit, les passerelles de la station de métro ont revêtu les couleurs de l’arc-en-ciel. « On en a marre du gris dépressif qui étouffe la vie. Le Caire a besoin de plus de couleurs. Et puis, qui n’aime pas les couleurs? La couleur c’est comme la musique, elle purifie l’âme. La couleur est non seulement agréable aux yeux, mais elle a égale­ment un grand impact sur le moral. Rien de tel qu’un coup de pinceau pour redynamiser notre ville et redonner du baume au coeur », lance Marwa Nasser, fondatrice du groupe, qui pense que ces touches de couleurs gaies pourront peut-être dérider la ville et égayer les Egyptiens.

Les escaliers de vives couleurs gaies
Un coup de pinceau pour redynamiser la ville et enjoliver le paysage.

Leur souhait c’est de lire ce regard d’émer­veillement sur les visages des gens découvrant ce nouveau paysage. « Si nous pouvons influer sur l’humeur, ne serait-ce que d’une personne quand celle-ci sort de chez elle pour emprunter ces escaliers colorés, et si nous pouvons lui trans­mettre cette énergie, alors nous serons satis­faits », estime Hani Khaïri, membre du groupe.

Leur but est simple, teinté d’ambition: donner un nouveau visage aux passerelles des ponts, aux marches des stations de métro, les rendre plus belles, plus agréables à arpenter, et surtout pous­ser les Egyptiens à aimer leur ville, la chérir, la voir se transformer et rajeunir. Et par consé­quent, la protéger.

Tout a commencé quand Marwa Nasser et son groupe ont décidé de peindre les escaliers du pont du 15 Mai qui mènent au théâtre Al-Ballon, situé près de leur faculté. Ils ont commencé par deman­der l’autorisation du gouverneur et des respon­sables de la municipalité. Ce qui aurait pu être l’étape la plus difficile. Mais quelle fut leur sur­prise lorsqu’ils ont obtenu l’autorisation, à peine une semaine plus tard! Du coup, ils ont immédia­tement entamé leur activité... sans savoir que d’autres problèmes les attendaient. Des tas d’or­dures s’amoncelaient sur ce pont et ils n’ont reçu aucune réponse à leur demande d’aide auprès de la municipalité pour nettoyer les lieux.

Bonne humeur de l’équipe

Les escaliers de vives couleurs gaies
L'initiative de ce groupe est née du besoin d'agir et de contribuer concrètement au développement de son pays.

Il est 9h du matin. Le groupe de jeunes étudiants de la faculté des beaux-arts est arrivé. Ils com­mencent à sortir d’une voiture des pinceaux et pots de peinture de différentes couleurs. Aujourd’hui, ils vont peindre les marches des escaliers du pont du 15 Mai menant à la place Kit-Kat, dans le quartier d’Imbaba.

L’excitation se mélange à la bonne humeur de l’équipe. Ce travail sur le pont met à contribution une douzaine de personnes qui, en 7 heures, vont peindre plus de 50 marches. Le résultat est à la hauteur des attentes: les marches ressemblent à un clavier de piano dont les touches auraient emprunté les couleurs de l’arc-en-ciel avec des motifs géométriques et des impressions multico­lores. Les gens sont impressionnés. « Continuez. Ce serait bien de faire ça partout … », ne cessent-ils de répéter.

Au début, certains ont cru que ces jeunes appar­tenaient à un mouvement politique et qu’ils fai­saient de la publicité pour leur parti. Mais en les observant travailler, ils ont compris que ces jeunes voulaient tout simplement redonner vie à ces coins perdus et à ces escaliers gris et sales qui ternissent la ville.

« Même quand on a bloqué les escaliers pour que la peinture sèche, les gens n’ont rien dit. Au contraire, ils nous ont remerciés. Certains nous ont même invités à prendre un café », relate Nour Al-Masri, membre du groupe, tout en ajoutant que le marchand de briquets, Am Samir, qui étale ses marchandises dans un coin du pont, n’a pas hésité à leur prêter son tapis. « Les couleurs ont rendu les escaliers plus gais, plus faciles à gravir, et cela me permet de les repérer de loin. Or, reconnaître un escalier c’est vraiment important pour trouver son chemin », lance un vieil homme.

Cette initiative n’est pas la première du genre. Elle a déjà été appliquée dans plusieurs pays. En novembre dernier, un événement similaire a été organisé en Tunisie pour redonner des couleurs aux escaliers de la Falaise. En Algérie, les associations Nadhafa (Souq Ahras), Sidra (Alger), Cité des fonctionnaires (Tizi Ouzou) ont appliqué la même initiative pour embellir les escaliers des rues qui sont souvent dans un état lamentable.

Moyen de protestation

Les escaliers de vives couleurs gaies

Pareil à Beyrouth, où un groupe de jeunes artistes et designers qui porte le nom « Dihzahyners », a décidé, en 2012, d’ajouter de la couleur au paysage de la ville. A Istanbul, en 2013, des jeunes ont peint les escaliers de certaines pas­serelles. D’autres élans artistiques similaires ont aussi égayé des villes comme Rio de Janeiro ou Madrid.

D’après les urbanistes, ce genre d’initiatives est souvent utilisé comme moyen de protestation contre la laideur. « L’Egypte est aujourd’hui dans un état chaotique. Les façades des bâtiments sont peintes de différentes couleurs, les panneaux publi­citaires sont installés de manière anarchique, il y a une absence de tout sens esthétique et le mauvais goût règne partout », analyse Mohamad Labib, ingénieur et expert en planification urbaine.

Pourtant, certains estiment que ces escaliers colorés n’ont fait qu’accentuer cet aspect chaotique de la capitale. « En Egypte, il n'y a aucune coordi­nation en matière d’urbanisme. Chacun applique sa propre loi, on ne parle pas le même langage. Il est important d’instaurer le sens du civisme. Il ne nous manquait que ces escaliers colorés pour com­pléter ce tableau plein de laideur », ajoute Labib.

« Les gens ne considèrent pas la rue comme un espace qui leur appartient, ils la négligent considé­rant que l’Etat en est le seul responsable. Et c’est en fait cela qui nous a poussés à agir. Ces escaliers ternes et poussiéreux sont un trait d’union entre un lieu et un autre. En donnant vie à ces escaliers, nous voulons montrer aux gens qu’ils peuvent se réapproprier leur lieu de vie et le rendre plus agréable », rétorque Al-Masri, qui affirme avoir rassemblé une somme de 200 L.E. pour acheter le matériel nécessaire.

Une grande société de peinture a proposé de les aider. « Aujourd’hui, ce groupe de jeunes desi­gners a rajeuni les escaliers de plusieurs quartiers, tels que Agouza, Kit-Kat et Ghamra. Et ils ne comptent pas s’arrêter là. Ils veulent s’attaquer à d’autres lieux qui méritent un coup de peinture », explique le propriétaire de la société de peinture, tout en pensant que de telles initiatives pourraient changer le paysage du pays.

Les escaliers de vives couleurs gaies

L’idée est de voir l’Egypte revivre, rajeunir et retrouver son éclat d’antan. « Après trois ans d’ins­tabilité politique et de nombreux attentats terro­ristes qui continuent d’endeuiller le peuple, seul l’art peut redonner espoir », commente Al-Masri.

Le groupe a créé une page Facebook annonçant les événements Paint Up à chaque fois qu’un nou­vel escalier est peint. « Notre initiative a donné envie à d’autres jeunes de différents gouvernorats de faire de même. Les étudiants de l’Université de Minya, de Suez et de Mansoura ont suivi notre exemple », souligne-t-il. Sur les réseaux sociaux, plus de 30000 fans suivent leur page, et les médias commencent à en parler.

Mais cela n’empêche pas que certains n’appré­cient pas cette initiative. Dina Tawfiq, journaliste et décoratrice, estime elle aussi que de telles initia­tives accentuent l’aspect chaotique du Caire. « Est-il normal de peindre comme ça l’espace public sans chercher à marier les couleurs? On est une fois de plus en train de défigurer le paysage ! », s’indigne-t-elle. Cela ne serait que pure pollution visuelle, déformation du paysage urbain et exten­sion de l’état de chaos et d’anarchie dans lequel nous vivons...

Les escaliers de vives couleurs gaies

Un avis non partagé par l’urbaniste Ahmad Samir. Pour lui, ces escaliers ne sont pas aussi beaux que ceux qui ont été peints dans d’autres pays. Mais c’est tout de même un début. « Tenter de dissimuler la laideur des rues et des ponts par des couleurs, c’est une action qui doit être encou­ragée. Ces couleurs ont donné vie à des escaliers en bloc de béton », estime-t-il.

Mais pour qu’une telle initiative puisse donner un meilleur résultat, elle doit être encadrée par une seule institution capable de respecter les critères esthétiques en matière d’urbanisme. « Il ne faut pas laisser l’humeur de l’artiste influencer le choix des couleurs. Même le choix de la peinture doit être pris en compte, notamment pour supporter le va-et-vient des passants », ajoute Ahmad Samir.

La ville de San Francisco est un exemple en la matière. Les habitants de 300 quartiers ont créé une mosaïque multicolore pour casser la laideur de leur ville. Mais ce sont les professionnels et les grands artistes de la ville qui ont dirigé les travaux.

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