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Suicide, le tabou qui tue

Chahinaz Gheith, Lundi, 17 novembre 2014

Depuis toujours, les considérations religieuses, culturelles, sociales ou même politiques ont fait du suicide un sujet tabou en Egypte. A l’occasion de la publication du premier rapport de l'OMS sur le suicide, l'Hebdo lève le voile sur le drame.

Suicide
(Illustration : Najet Belhatem)

« Jusqu’à quand le suicide va-t-il rester un sujet tabou? Il faut arrêter de s’enfoncer la tête dans le sable comme l’autruche », lance Ibrahim Bayoumi, sociologue au Centre national des recherches sociocriminelles. Interdit par la religion, le suicide n’épargne pas pour autant les Egyptiens. Chaque jour, la presse rapporte des cas de personnes qui préfèrent la mort à la vie et qui passent à l’acte. La pauvreté, le chômage, les problèmes de famille, le mal de vivre, voire la frustration et la dépression nerveuse semblent pousser vers l’abîme.

Farag Rizq, 48 ans, chauffeur dans une société de transport, a choisi l’autoroute Le Caire-Ismaïliya pour mettre un terme à sa vie. Il y a été retrouvé pendu sur un panneau publicitaire. Avec un salaire mensuel de 1200 L.E. (170 dollars), Farag n’arrivait plus à subvenir aux besoins de ses enfants. Il a tout essayé avant de commettre l’irréparable. Dans un acte d’extrême désespoir, il a décidé d’en finir une fois pour toutes avec une société qui restait sourde à sa souffrance.

Quelques jours plus tard, à Suez, un chômeur de 30 ans, se sentant indésirable dans son entourage, a choisi de se pendre dans la cuisine de son domicile. Quant à Saad Badr, un employé de 58 ans, il a mis fin à sa vie en s’immolant devant le siège du Conseil des ministres, après avoir été licencié abusivement par l’Organisme de transport public.

Les drames de ce genre ne manquent pas. Celui de Mamdouh Farag, lycéen de 17 ans à Minya (sud) qui s’est tiré une balle dans la tête, a été le résultat d’un deuxième échec au bac. Ce même gouvernorat a été le théâtre de six autres drames humains en septembre dernier. Maltraitée par sa mère, Rahma Alaa, une fillette de 13 ans, s’est donné la mort par pendaison. Ghada, jeune femme de 25 ans, a ingurgité un produit insecticide suite à une dispute avec son père qui lui défendait de rentrer trop tard. « Ils ont commis ce geste pour se valoriser, émouvoir ou punir leur entourage. C’est l’aspect ostentatoire du suicide. A moi la mort, à toi le remords », analyse Dr Nabil Al-Qott, psychiatre. Et d’ajouter: « Il n’y a pas de différence entre un suicide par noyade ou un suicide par immolation ou pendaison en public, les trois portent un message de protestation. C’est cela qui est important du point de vue psychologique ».

Par vulnérabilité ou excès de désespoir, le suicide est devenu une échappatoire pour beaucoup de gens souffrant de troubles mentaux, de dépression, de stress, de problèmes familiers ou financiers. Ce qui était un tabou religieux et social devient ainsi, par la force des choses, une réalité alarmante. « Il faut agir pour répondre à un grave problème de santé publique resté trop longtemps tabou, mais tout à fait évitable », appelle la directrice générale de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), Margaret Chan, à l’occasion de la publication pour la première fois d’un rapport sur le suicide.

D’après ce rapport, plus de 800000 personnes mettent fin à leurs jours chaque année dans le monde, soit un suicide toutes les 40 secondes. Le bilan est effroyablement plus lourd que celui des victimes de guerres ou de catastrophes naturelles réunies, selon l’OMS, qui juge « inacceptable » l’ampleur du phénomène. Le suicide figure parmi les trois principales causes de décès chez les personnes âgées de 15 à 44 ans, et est la deuxième cause de décès dans la tranche d’âge des 15-29 ans touchant deux fois plus d’hommes que de femmes. Qu’en est-il de l’Egypte? Le premier constat qui s’impose quand on aborde le suicide en Egypte, c’est que les chiffres manquent. Souvent, il faut se contenter des cas recensés par les services de sécurité. Des chiffres qui ne tiennent pas compte des tentatives manquées de suicide.

« Le problème, pourtant bien réel, en Egypte, est totalement occulté... D’où l’idée très fausse que le phénomène n’existe pas chez nous », s’inquiète Dr Fouad Al-Saïd, sociologue au Centre national des recherches sociocriminelles. « Le suicide reste un sujet tabou dans une société comme la nôtre, et ce, pour des considérations religieuses, culturelles, voire sociales. Bien sûr, il existe de nombreux cas de suicide qui ne sont ni déclarés ni médiatisés par peur que la honte d’un tel acte éclabousse la réputation de la famille », ajoute Al-Saïd. D’après lui, le seul chiffre dont on dispose date de 2009. Dans un rapport, l’Organisme central des statistiques et de la mobilisation générale a annoncé que 104000 tentatives de suicide ont été signalées cette année-là, dont 5000 sont soldées par la mort. 66% des cas sont des jeunes âgés entre 15 et 25 ans.

Dr Al-Saïd, ainsi que d’autres experts, pensent que l’Egypte a témoigné d’une hausse de suicides en 2011, à tel point que les autorités religieuses ont décidé de réagir face au syndrome Bouazizi, ce citoyen tunisien dont le suicide a déclenché le Printemps arabe. En effet, le mois de janvier 2011 a témoigné de plusieurs tentatives de suicides devant les bâtiments symboliques de l’Etat, comme le Conseil des ministres et l’Assemblée du peuple, et qui ont provoqué un vif émoi médiatique et populaire. En tout, 18000 tentatives de suicides ont été déclarées en 2011 au Centre national d’intoxication. D’après une autre étude sociale publiée au site Masrawy, 5 personnes sur 1000 optent pour le suicide, afin de se débarrasser de leurs problèmes quotidiens.

Dr Yasser Thabet, journaliste et auteur du livre intitulé Le Soupir des désespérés, assure à son tour qu’il est presque impossible de se référer à des chiffres officiels en ce qui concerne le cas de suicide. Il regrette la disparition depuis quelques années du rapport de la Sécurité générale alors qu’il était régulièrement publié par le ministère de l’Intérieur depuis 1919. Les chercheurs se référaient à ce rapport pour étudier les taux de suicide, de délits et de criminalité et leur répartition géographique. « A chaque fois que nous tentons de connaître ces chiffres, le ministère nous fait obstacle », se plaint-il.

« Le recours de l’Egyptien au suicide s’explique par un sentiment de désespoir et de dépression », explique le Dr Ibrahim Bayoumi, sociologue au Centre national des recherches sociocriminelles. Il l’explique partiellement par les spécificités des périodes de transition politique souvent accompagnées de crises économiques et sociales. « L’émigration clandestine en Egypte vient illustrer un paysage social perturbé où le doute commence à émerger dans une tranche de la société quant à la possibilité de sortir d’une crise grave. En effet, 60% des suicidés sont des adolescents ou des personnes âgées de moins de 40 ans, pour la plupart issus de quartiers défavorisés », explique-t-il.

Le Dr Yasser Thabet attribue la responsabilité des suicides à l’inaction des institutions de l’Etat. Trois ans après la révolution du 25 janvier qui réclamait « pain, liberté et justice sociale », les pauvres constatent qu’ils sont les grands perdants de ces événements, ils ont perdu tout espoir, surtout après les dernières décisions du gouvernement d’annuler les subventions sur le gaz, l’essence et l’électricité. « Les efforts déployés par le gouvernement pour fournir un niveau de vie convenable sont encore insuffisants. Jusqu’à quand les plus pauvres devront-ils attendre cet essor économique qui ne vient pas? Est-il logique que le gouvernement décide de geler les avoirs de 1055 ONG caritatives soupçonnées d’avoir des liens avec les Frères musulmans, sans trouver d’alternatives pour aider les milliers de pauvres qui recevaient des dons de ces associations ? », s’indigne-t-il.

Appréhender la problématique

Pour le Dr Nabil Al-Qott, il faut appréhender la problématique suicidaire dans sa complexité. Selon lui, le désespoir, la dépression nerveuse, les échecs scolaires, les déceptions affectives, l’oisiveté, les troubles mentaux… résument les principaux facteurs qui mènent droit au suicide. « Il n’y a pas de raison unique qui puisse expliquer un suicide ou une tentative de suicide. Il s’agit d’une accumulation de difficultés que la personne n’arrive pas à surpasser. Ne plus pouvoir contrôler sa vie peut être ressenti par certains comme extrêmement anxiogène », dit-il. Une impasse face à laquelle le Dr Al-Qott appelle à créer une ligne téléphonique SOS suicide comme celle dédiée aux toxicomanes et dont l’objectif serait d’apporter un soutien immédiat aux plus désespérés.

Ces morts laissent derrière eux des personnes qui les ont aimés et qui se culpabilisent de ne pas avoir su les écouter. Pire encore, ces familles se retrouvent livrées à elles-mêmes après le suicide d’un proche. Autrement dit, le risque c’est de voir les proches de la personne décédée exprimer à leur tour une envie de suicide. Les spécialistes s’accordent à dire que c’est un risque très important. Dans ces cas, il ne faut pas occulter leur besoin de parler: au contraire, la personne doit pouvoir se confier ouvertement et mettre des mots sur ses maux. Al-Qott raconte le cas de deux enfants, âgés de 5 et 13 ans, qui ont vu leur père pendu au plafond de sa chambre. « Toujours en état de choc, ma fille aînée ne parle pas et se réveille chaque matin en pleurs car elle fait des cauchemars la nuit », fulmine la mère en détresse.

« Contrairement à ce qu’on peut penser, personne n’est à l’abri du suicide. Il peut frapper à n’importe quel moment, touchant des êtres chers. C’est pourquoi nous devons tous agir pour rompre le silence », conseille Al-Qott.

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