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La virevolte du voile

Chahinaz Gheith, Lundi, 20 octobre 2014

Ces deux dernières années, les Egyptiennes qui décident d'ôter le voile sont de plus en plus nombreuses. Pourquoi ce soudain sursaut anti-hidjab ? Les sociologues y voient un refus de la réislamisation sociale, notamment après l’échec au pouvoir des Frères musulmans. Témoignages.

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« Je suis toujours la même, juste quelques grammes de tissu en moins. Je me suis enfin libérée de ce fichu voile. C’est justement ce masque que j’ai décidé de retirer », confie Marwa qui a cessé de porter le hidjab. Et d’ajouter : « Quelle est la valeur d’une pra­tique religieuse si elle est menée sans convic­tion ? Nulle, absolument nulle ». En fait, ce ne sont ni ses parents ni son mari qui ont poussé Marwa, la quarantaine, à porter le voile. C’est elle-même qui a fait ce choix il y a environ onze ans. Et quand elle a décidé il y a quelques mois de l’enlever, son mari n’a pas protesté. Abandonner le voile fait partie d’un lent chan­gement que Marwa a entamé discrètement depuis la chute du pouvoir des Frères musul­mans.

Elle a pris de court sa famille, d’autant plus qu’à peine le voile enlevé, Marwa s’est teint les cheveux en blond et a commencé à porter des vêtements moulants et même des jeans serrés. « La décision de me dévoiler est venue tout naturellement. Je me suis demandé pourquoi j’avais adopté le voile il y a onze ans. Après toutes ces années, je ne savais plus. En même temps, je me demandais pourquoi je l’enlevais. Là non plus, je ne trouvais pas de réponse convaincante », explique-t-elle, tout en ajoutant qu’au début, le port du voile était pour elle plutôt lié à un équilibre et à une cer­taine quiétude.

Mais aujourd’hui, elle ne les ressentait plus. Dès que Marwa avait compris que son voile n’avait plus de sens pour elle, elle a commencé à se demander si son apparence extérieure correspondait à ce qu’elle était vrai­ment au fond. « Ce que je lisais dans les yeux des autres, alors que je portais le voile, ne me correspondait pas. Je n’étais personne. Je n’étais plus rien. Je suis croyante certes, mais pas si pieuse que cela.

Je ne pratiquais pas souvent la prière et je ne faisais rien qui lais­sait penser que j’étais une musulmane prati­quante. C’est une sorte d’hypocrisie, voire de schizophrénie. Bref, j’avais besoin de mettre les choses en conformité. C’est pour cela que je l’ai enlevé. Et c’est aussi pour pouvoir tout reprendre à zéro. Qui sait: peut-être qu’un jour je le porterai de nouveau », ajoute-t-elle, tout en portant un bikini au bord de la mer. Et de répliquer: « Comme c’est apaisant et agréable de sentir le vent balayer mes cheveux ».

Si Marwa a ôté son voile pour une quête d’identité, tel n’est pas le cas de Sara. « Avant, je portais le voile, mais je l’ai enlevé car j’en souffrais. Mes parents m’ont forcée à me voiler à 12 ans. Je sentais que je n’avais aucune liberté. Je devais le porter comme toutes les filles de mon âge », raconte-t-elle. Le voile que cette enseignante a porté durant une vingtaine d’années a synthétisé son amertume. « On n’arrêtait pas de me répéter qu’une femme est comme une belle perle protégée dans son écrin. Tel était l’argument qu’ils avançaient pour le port du foulard. Cela suggère que la femme est un objet dépourvu de sentiments. Il était temps pour moi de me libérer », lâche Sara.

Cette jeune femme s’est révoltée non seule­ment contre son voile, mais aussi contre toute injustice dans son pays. Elle fut parmi les pre­mières à avoir réagi aux appels de changement qui se sont déclenchés sur la place Tahrir. « Ce combat pour la liberté nous a tous inspirés. La rébellion contre le pouvoir s’était vite muée en rébellion contre la famille, contre les carcans sociaux, contre le foulard. Il y avait ce désir fou de se libérer », souligne Sara, qui ne permet à personne de s’immiscer entre Dieu et elle. Elle a posté ses photos sur Facebook : Les cheveux au vent, le regard à la fois timide et audacieux, les bras ouverts au ciel exprimant un sentiment de liberté.

En voyant ses photos, Nadia, son amie intime, bouche bée, les yeux écarquillés, pensa d’abord qu’il s’agissait de quelqu’un d’autre qui ressemble à son amie. Un choc ! puisque Sara était la plus conservatrice de son groupe et portait le voile depuis longtemps. Maintenant, elle la voit sur la toile sans foulard, tête nue.

Et bien que Nadia ne lui réponde plus aujourd’hui lorsqu’elle la salue sur le « chat », Sara affirme qu’elle ne s’attendait pas à ce que les gens qu’elle connaissait réagissent positive­ment à ce changement et l’encouragent en la voyant sans voile. Des messages de soutien et d’encouragement d’amies qui la félicitent cha­leureusement pour avoir eu le courage de prendre une telle décision tels que: « Bravo », « Mabrouk », « Comme vous êtes belle ! », « Le papillon sort de sa chrysalide ! ». D’autres amies, qui voulaient prendre cette même déci­sion, mais qui craignaient le regard des autres, ont été encouragées par l’audace de leur amie dévoilée. « Je pensais que les filles strictement voilées, comme toi, allaient me juger. Mais quand tu as fait ta mue, je me suis dit: si elle en est capable, alors moi aussi ! », lui a lancé Abir, l’une de ses copines qui a décidé de reti­rer son voile, quelques jours plus tard.

Grincer des dents

Des témoignages qui pourraient faire grincer des dents plus d’un et qui, pourtant, renseignent beaucoup sur l’évolution de la société sur la question du voile. Bien que les statistiques sur le nombre de femmes s’étant débarrassées du voile en Egypte soient difficiles à obtenir, les Egyptiennes se font de plus en plus remarquer sur cette question. Un constat que l’on peut déceler avec un peu d’observation. Sur Internet, les pages sur Facebook se multiplient: « Tous contre le voile », « Enlevez votre voile, le voile n’est pas une obligation ». Sur ces pages dédiées, de nombreuses Egyptiennes s’expriment et se montrent sans voile. Déjà, des milliers de fans soutiennent ces pages, et chaque jour affluent de plus en plus de photos de femmes se montrant sans voile après l’avoir porté des années. Certaines faisant preuve de témérité et d’insolence, tandis que d’autres multiplient les « selfies » de leurs cheveux exhibés après s’être débarrassées du voile, enregistrant de nombreux « Like ».

Un blog intitulé « Cris stridents » vient de voir le jour. Il affiche des témoignages de jeunes femmes ayant décidé d’enlever leur foulard, tout en faisant face aux pressions des familles et de la société contre leur immense désir de liberté.

Cependant, une question s’impose: Pourquoi ce nouveau sursaut anti-hidjab maintenant en Egypte, ce pays pieux où quatre femmes sur cinq portent le voile? Est-ce un phénomène de mode, voire une tendance ou un recul de l’islamisme? Selon Saïd Sadeq, sociologue, la tendance n’est pas nouvelle. « La mode du voile a surtout connu une poussée dans les années 1970, avec le retour en Egypte de citoyens expatriés dans les pays du Golfe et marqués par l’idéologie wahhabite. Par la suite, divers événements politiques et médiatiques (conflit israélo-palestinien, guerre en Afghanistan et en Iraq) ont renforcé le port du voile comme réflexe identitaire et anti-occidental. Au milieu des années 2000 naît pourtant un rejet de cette pratique qui, si elle est minoritaire, n’en est pas moins palpable dans la société: en 2006, la télé-prédicatrice Basma Wahba abandonne son voile, et l’actrice Abir Sabri l’année suivante, provoquant autant la colère des cheikhs que l’admiration de nombreuses femmes. La révolution anti-Moubarak de 2011 est non seulement une révolte contre le régime autoritaire en place, mais aussi contre le patriarcat, portée par une jeunesse urbanisée: enlever son voile devient ainsi pour les femmes une forme de défi, accentuée en 2012-2013 par l’instauration d’un régime pro-islamiste dirigé par Mohamad Morsi, finalement renversé en juillet en 2013 ».

Pas de « phénomène »

Hossam Aboul-Boghari, chercheur en sciences des religions et président de la Coalition des nouveaux musulmans, refuse cependant de dire que cette vague anti-foulard qui a commencé à déferler est un phénomène en tant que tel. Pourtant, il décèle les prémices d’une progression non seulement de femmes dévoilées, mais aussi de personnes athées, liant ces derniers aux carences en matière de prédi­cation religieuse. « La politisation de la reli­gion, l’extrémisme, les fatwas curieuses, la régression du niveau de l’enseignement, tout cela a éloigné les gens de l’islam et a créé un rejet global des rituels religieux, à commencer par le voile et finissant par le rejet de la reli­gion », explique le chercheur.

Dans les rues du Caire, cela fait presque deux décennies que les voiles fleurissent sur les têtes. Sobre au début, il s’est fait coloré, tortillé, piqué d’épingles fantaisistes, sculpté de plis sophistiqués. Toutefois, la sociologue Nadia Radwane pense que la perception du voile n’est plus aujourd’hui la même que celle d’il y a dix ou quinze ans, quand l’islamisme bombait le torse. « Le hidjab, qui est dans son vrai sens un habit de pudeur et de réserve, est devenu ces dernières années un accessoire de mode, vidé de sens. L’existence de tenues version hidjab, formées de trois pièces : foulard, body et jean moulant, de défilés de mode islamiques et de concours de Miss Voile, ne peuvent que montrer le paradoxe entre la valeur religieuse et culturelle de cet habit et sa dimension mode comme un accessoire d’attraction, voire de séduction », dit-elle. Naglaa, âgée de 27 ans, est une fidèle des programmes religieux. C’est à travers les émissions du prédicateur Amr Khaled qu’elle a pris la décision de se voiler. Elle a ôté puis remis son voile. « C’est le comportement de certaines voilées qui m’a poussée à l’enlever. Je ne pouvais plus supporter ces vêtements, même si mes convictions religieuses sont restées intactes: mettre le voile était devenu pour moi plus qu’une corvée », déclare-t-elle, tout en poursuivant que le hidjab de nos jours n’occupe plus le rôle qui lui incombait. « Il ne faut pas être hypocrite. Une femme avec le voile et en minijupe, c’est impossible, et une femme avec le voile et montrant ses fesses, c’est vraiment ridicule », ajoute-t-elle.

Une recherche d’identité, manque de foi, de persuasion, ou plutôt une manière de se libérer de la contrainte imposée par les parents, les raisons diffèrent d’une femme à l’autre, et chaque histoire vécue a sa spécificité.

Une chose est sûre: chacun est libre de choisir le style vestimentaire qui lui convient, est responsable de ses actes, et chacun vit sa foi comme il l’entend. Chérine, une jeune ophtalmologue satisfaite sous son voile, estime que si une femme décide d’enlever son foulard, personne n’a le droit, ni de la condamner, ni de l’applaudir. Son choix ne concerne personne qu’elle, et seul Dieu est en droit de la juger. « J’ai été, et je suis toujours fière d’avoir décidé de porter le voile. Je l’ai fait en toute liberté. Cette démarche était en harmonie avec ma volonté d’approfondir ma foi. Mon voile m’a aussi donné de la confiance, puisque grâce à lui, j’ai pu affirmer ma personnalité », conclut-elle.

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