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La blogosphère qui s’évapore

Dina Darwich, Lundi, 24 février 2014

En Egypte, le début des blogs remonte à 2004, avec un âge d’or avant la révolution de 2011. Aujourd’hui, ils perdent en influence, par manque de motivation ou remplacés par les réseaux sociaux. Mais ils auront fait avancer le débat social. Focus.

La blogosphère qui s’évapore
(Photo:Reuters)

« les blogs égyptiens sont en voie de disparition. Cet espace qui nous a réunis à un moment particulier de l’histoire de notre pays est en train de se disloquer. Cet espace sur lequel nous parta­gions nos idées a permis de nous forger l’esprit et celui de toute une génération. Aujourd’hui, les blogueurs ont tourné définitivement la page », lance avec nostalgie Abdel-Rahman Moustapha, journaliste de 33 ans et auteur du célèbre blog Fi Akher Al-Hara (au bout de la ruelle). Ce journaliste a vu ses billets se réduire. Il en écrivait 200 par an, aujourd’hui, c’est 12 maximum. Même le nombre de ses visiteurs a connu une baisse vertigineuse. Ses amitiés sont nées grâce à la blogosphère et ses lieux de ren­contre sont maintenant les cafés du centre-ville ou de Zamalek pour animer les débats poli­tiques, littéraires ou parler de leurs articles de presse, de leurs recherches sur les questions des droits de l’homme. Ils s’échangent aussi les informations sur les offres d’emploi.

Voilà un espace virtuel qui est en train de disparaître pour laisser la place à Facebook et Twitter où les internautes réagissent plus rapide­ment aux événements. « La blogosphère nous offrait un espace plus grand que Facebook et Twitter pour s’exprimer et l’avantage, c’est qu’elle était plus intime. Les blogueurs parve­naient même, avant la révolution, à se connaître personnellement. Ce qui n’est pas le cas de Facebook et Twitter qui manquent d’intimité mais connaissent un prompt succès aux dépens des blogs, car ils conviennent en même temps au lecteur paresseux : la majorité des Egyptiens consacrent peu de temps à la lecture », explique Ghada Abdel-Aal, pharmacienne, auteure du blog Ayza Atgawez (je veux me marier) et qui écrit aussi dans les colonnes du quotidien Al-Shorouk. Cette pharmacienne, qui a dépassé les 30 ans, n’hésite par à parcourir une centaine de kilomètres de son village natal de Mahalla Al-Kobra au Caire, pour assister à une manifes­tation de défense des droits des femmes, rejoi­gnant ainsi les rangs de ses amis blogueurs de la capitale.

Les blogs égyptiens ont vu le jour en 2004 avec la fondation du mouvement Kéfaya et son slogan « Non à l’héritage de la présidence ». Une naissance qui a eu lieu une année avant les élections parlementaires de 2005. L’Emirati Abdelallah Al-Méheiri (serdal.com) a été le premier blogueur arabe, mais l’activiste Ahmad Gharbiya est le pionnier du domaine en Egypte (zamakan.gharbeia.org). Selon une étude du département de documentation de la faculté de lettres de l’Université du Caire, une diversité de blogs a vu le jour en peu de temps, avant 2011. Les blogs politiques ont été les prémices de ce mouvement, puis des blogs culturels, sociaux, féministes ont gagné de l’ampleur abordant le sujet de la réforme politique, du changement, et la révolution contre tous les stéréotypes ont pris le relais.

Du blog Bahiya en passant par Gar Al-Qamar jusqu’à La conscience égyptienne qui compte aujourd’hui plus d’un million de visiteurs, la liste est longue. Le nombre des blogs ne dépas­sait pas 30 au début de 2006, puis un change­ment spectaculaire a eu lieu. Le nombre atteint les 1 457, selon l’index The Egyptian Blog Ring fin 2006. Aujourd’hui, il existe 160 000 blogs, soit 30 % des blogueurs du monde arabe, selon les chiffres officiels annoncés juste avant la révolution de janvier. (voir encadré).

Une révolution en cours

Mais la tendance est à ne plus les utiliser. Amr Ezzat, 33 ans, et son blog Ma Bada Li (ce qui m’a paru), pense qu’une révolution est en cours quant à avec les nouveaux médias sociaux. « La disparition des blogs ne me dérange pas, puisque les nouveaux moyens de communiquer facilitent la vie des gens pour animer un débat », explique Ezzat qui a quitté sa carrière de journaliste, pour devenir acti­viste et chercheur dans le domaine de la reli­gion et de la liberté de croyance. Un moyen pour lui de pouvoir défendre les idées qu’il a longtemps soutenues à travers son blog.

Un avis partagé par Radwa Ossama, auteur du blog Hakaza Ana (ainsi je suis). Elle fait la distinction entre deux générations de blo­gueurs. La première formée en 2005 et qui a ouvert la porte à la blogosphère. Ce mouve­ment, qui a entamé son périple par le débat politique, a fait apparaître des activistes influents, qui ont remué les eaux stagnantes. Ils ont réussi non seulement à décrire la réalité amère avec précision mais aussi à se connaître personnellement. Lors des manifestations de 2006, Radwa Ossama a rencontré Doaa Al-Chamdi (auteure du blog Bent Al-Balad, la fille de la médina), native du gouvernorat de Kafr Al-Cheikh, et qui deviendra plus tard son amie proche. « Aujourd’hui, une nouvelle génération semble porter le flambeau et par­vient à s’exprimer dans les blogs », avance Radwa Ossama. Face à ce paysage, les médias tentent de déstabiliser le royaume des blo­gueurs.

D’après Amr Ezzat, il existe en Egypte près de 100 blogueurs connus, dont 30 écrivent dans la presse. Les rôles ont donc changé pour certains blogueurs qui ont fait leur entrée dans les médias traditionnels.

D’ailleurs, certains éditeurs ont ouvert leur porte aux publications de certains blogueurs. Sous le titre de Mozakirat Al-Tahrir (mémoires d’Al-Tahrir), la maison d’édition Al-Shorouk a donné l’occasion à 6 blogueurs de publier leurs expériences individuelles lors des 18 jours qui ont précédé la chute de Moubarak. L’ouvrage, sous forme de roman, évoque la révolution vue par les blogueurs, chacun selon son point de vue. Nadia Al-Awdi commence avec une scène qui décrit le passage des manifestants sur le pont de Qasr Al-Nil au Caire, alors que le blogueur Tareq Chalabi énumère les préparatifs sécuri­taires de la rue Mohamad Mahmoud et de la place Moustapha Mahmoud.

La blogosphère qui s’évapore « les blogs égyptiens sont en voie de disparition. Cet espace qui nous
Nawara Negm, auteur du blog Gabhet Al-Tahyis Al-Chaabiya (le front populaire d'euphorie). (Photo:AP)

D’autres ont réduit leurs écrits avec le déclen­chement de la révolution du 25 janvier 2011. Le blogueur Hossam Al-Hamalawi, qui a écrit la préface de Mémoires d’Al-Tahrir, assure qu’une équipe de blogueurs a formé au fil des ans un réseau de journalistes amateurs. Munis de leurs caméras, ils ont sillonné les quatre coins d’Egypte pour transmettre à travers leurs blogs la mobilisation et le bouillonnement de la rue égyptienne avant la révolution de janvier 2011.

Certains considèrent que la tendance des blo­gueurs à travailler pour des publications a trans­formé cette activité en business. « Les blogs ont perdu de leur spontanéité et de leur candeur dans une quête farouche de célébrité et d’ar­gent », confie Amir, blogueur inscrit politique­ment à gauche. Ce qui, selon lui, menace les blogs et même les autres réseaux sociaux de communication.

Alaa et Manal, un couple d’activiste célèbre, ont été un exemple à suivre pour d’autres blo­gueurs. De nombreux couples se sont connus sur la blogosphère et leur histoire d’amour a commencé parfois par une querelle sur la Toile. Une blogueuse qui veut rester anonyme raconte que beaucoup se sont mariés et continuent à vivre ensemble. Les mariages ont été parfois annoncés sur les blogs, tout comme les invita­tions. Certaines célébrations ont témoigné d’une forte présence de blogueurs ou même ont été animées par certains d’eux. Mais l’échec de certaines unions a aussi provoqué l’arrêt des blogs. « Je voulais oublier cette expérience amère et tourner une page de ma vie. C’est pourquoi j’ai décidé de sortir de la blogosphère pour me défaire de cette mauvaise expérience », conclut une autre blogueuse anonyme .

Les blogs égyptiens en chiffres …

Une étude de la chercheuse Chaïmaa Ismaïl, du département documentation et bibliothèque de la faculté de lettres de l’Université du Caire, sur les blogs égyptiens met en avant les chiffres suivants : les blogs égyptiens constituent 30 % de ceux du monde arabe contre 0,2 % au niveau mondial. Le taux des blogs égyptiens actifs atteint 48,3 % du nombre total des blogs égyptiens, soit 160 000.

La plupart des blogueurs égyp­tiens appartiennent à une tranche d’âge variant entre 20 et 30 ans. L’étude révèle que 79,2 % des blogs sont rédigés en Egypte alors 20,8 % le sont de l’étranger.

En traçant une carte de la répar­tition des blogs, Le Caire enregistre la plus grande partie de blogs avec un taux de 80 % contre 11 % en Basse-Egypte et 6,8 % en Haute-Egypte.

Une comparaison du contenu des blogs égyptiens et ceux du reste du monde montre que les premiers parlent des causes et des événe­ments locaux aux dépens des évé­nements internationaux.

D’après un rapport du Centre de soutien de la prise de décision, il existe 5 types de blogs. 30,7 % abordent des sujets variés, 18,9 % sont des blogs politiques, 15,5 % abordent des questions person­nelles, alors que 14,4 % sont des blogs artistiques contre 7 % ayant un caractère religieux, sans comp­ter les blogs de sujets sociaux et qui constituent 4,8 % du total des blogs égyptiens. Le taux des blogs scientifiques ne dépasse pas les 4 %.

Ce même rapport a révélé que 67,8 % des blogs égyptiens utilisent la langue arabe (dialecte égyptien et arabe classique), 20,8 % sont écrits en anglais et arabe contre 9,5 % des blogueurs égyptiens qui n’utilisent que l’anglais.

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