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J’en ai marre de faire la vaisselle !

Abir Taleb et Chahinaz Gheith, Lundi, 13 janvier 2014

La page Facebook « Carnet de bord d’une épouse à bout » connaît un franc succès. Elle est devenue un espace de défoulement destiné à toutes celles qui se sentent fatiguées par leur quotidien de femmes-à-tout-faire. Florilège des posts les plus savoureux.

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Il est aux alentours de 16h. Une jeune femme vient d’arriver chez elle. Des sacs de provisions plein les bras, elle peine à sortir les clés de son sac et à ouvrir la porte. Aussitôt rentrée, elle balance ses sacs et ses chaussures et va préparer le déjeuner. Elle fait la vaisselle, la lessive, le repassage, du rangement … sans oublier le pire : la séance études des enfants.

La scène, qui représente le quotidien de nombreuses Egyptiennes, est merveilleusement jouée dans le feuilleton Zeth, dont la première diffusion a eu lieu il y a quelques mois. Beaucoup d’Egyptiennes se sont reconnues dans le personnage de Zeth, une femme soumise qui galère à longueur de journée pour concilier son travail et son ménage et mener à bien ce double rôle, voire triple rôle de femme active, de ménagère et de mère.

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Surmenées, certaines de ces femmes sont au bord de la crise de nerfs. Plutôt que de suivre une psychothérapie, un certain nombre d’entre elles opte pour une nouvelle forme d’exutoire : partager avec d’autres femmes sur Facebook leurs galères du quotidien. La page s’intitule « Carnet de bord d’une épouse à bout ».

Cette page, lancée il y a moins d’un an, regroupe déjà plus de 600 000 fans. A l’origine, une femme inconnue, dans la trentaine, épouse et mère de deux enfants se livre sur Facebook. Depuis, Roqa Kamal est sortie de l’anonymat. Si elle a choisi de créer cette page, à laquelle se sont ajoutés un forum, un blog et une chaîne radio diffusée sur Youtube (voir encadré), c’est simplement pour permettre à ses semblables de se confier sans limites, de déballer leurs frustrations et leurs colères (qui sont aussi les siennes) et ainsi, se libérer, d’une certaine manière. Avec, évidemment, en ligne de mire de tous ces déballages, les malheurs que les maris font subir à leurs femmes. Avec, aussi, une note d’humour et d’ironie.

En rire ou pas

« C’est un espace ouvert à toutes celles qui veulent se lamenter, sérieusement ou juste pour rire, de leur sort de femme, d’épouse ou de mère », explique Roqa Kamal. Le slogan de la page : « Oublie tes malheurs et viens passer un moment de joie : mieux vaut en rire qu’en pleurer! » semble séduire le plus grand nombre. Soucieuse de garder un aspect léger, la page publie quotidiennement des caricatures et des blagues portant toujours sur le même sujet : le couple égyptien.

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Elle fait tout, même la plomberie. (Photo : Mohamad Abdou)

La dernière d’entre elles, publiée à l’occasion du nouvel an, raconte les aspirations des femmes arabes en 2014. Alors que chacune étalait ses souhaits, l’Egyptienne, elle, s’est contentée de dire « Je veux vivre » en référence à un spot publicitaire qui incite aux donations pour un hôpital traitant les enfants malades du coeur.

Cela dit, pour ce qui est des confessions, la page reste tout à fait sérieuse. Tout se fait dans l’anonymat. Les « plaignantes » envoient leurs histoires par courrier électronique, puis les messages sont réédités par Kamal et deux de ses amies avant d’être publiés sur la page.

« S’ensuit une avalanche de commentaires et de témoignages de sympathie, ironise Sarah Al-Nassag, l’une des collègues de Roqa Kamal. Les problèmes de quasiment toutes les femmes sont similaires »

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L'entraînement des enfants au club, elle ne peut pas encore y échapper.

« Mafroussa », autrement dit « à bout », est le mot-clé qui revient dans la bouche de toutes ces femmes. A bout à cause du cumul de responsabilités qu’elles assument toutes seules. A bout à cause de la négligence de leurs maris et de l’absence de romantisme dans leur vie de couple. A bout à cause du décalage terrible entre les idéaux qu’elles se faisaient du mariage et la triste réalité.

« C’est moi qui fais tout, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de la maison : les courses, le ménage, la popote, les va-et-vient avec les enfants, de l’école au club aux cours particuliers, le suivi scolaire et même les visites chez le médecin. A cela s’ajoutent évidemment le boulot et ses contrariétés. Si ça continue, je vais finir par craquer ». Cette phrase, on la retrouve quasi systématiquement dans les posts. Tout comme la fameuse : « Mon souhait le plus cher, c’est de dormir ». « Ma vie, c’est les 3x8 : le matin le boulot, l’après-midi la maison et les enfants et le soir, il faut jouer le rôle de la maîtresse, souriante, agréable et disponible ».

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Le matin, elle est au boulot, et le soir, la séance études des enfants. (Photo : Bassam Al-Zoghby)

Il semble que la femme égyptienne souffre d’une overdose d’obligations alors que la société, elle, souffre d’un dysfonctionnement dans le système de partage des tâches. Les trentenaires et quadragénaires ne savent plus sur quel pied danser. Ni elles ressemblent totalement à leurs aînées, soumises mais femmes au foyer au sens propre du terme, ni à leurs homologues occidentales qui, elles, travaillent dur mais vivent dans une société où l’égalité hommes-femmes est acquise, du moins en grande partie.

« On a le cul entre deux chaises ! », ironise l’une des fans de la page. Mais les femmes elles-mêmes ne sont pas si égalitaires que ça, surtout en ce qui concerne l’argent. « Puisque les tâches ménagères m’incombent, alors c’est à lui de payer les courses. Il n’arrête pas de répéter que c’est lui l’homme, alors qu’il sorte son portefeuille ! », peut-on lire sur la page.

« Il existe effectivement un dysfonctionnement dans l’institution du mariage et la responsabilité de ce dysfonctionnement incombe aux deux parties, explique le sociologue Ahmad Yéhia. Chacun se prend pour la victime. D’un côté, les lois rigides de la société patriarcale défavorisent la femme qui se sent lésée. De l’autre, les hommes tirent profit de ces lois et, en même temps, ont du mal à assumer les responsabilités qu’elles leur confèrent ».

Thérapie de groupe

Autres maux des Egyptiennes : le manque de communication au sein du couple, les problèmes sexuels et l’infidélité. « L’origine de 99 % des problèmes de couples résulte d’une vie sexuelle de mauvaise qualité, estime le sociologue. Par ailleurs, seul un partage des tâches clair et défini peut garantir que les choses marchent. Chacun doit savoir quelles sont ses responsabilités et les assumer, et en même temps être prêt à faire des concessions ». Selon Ahmad Yéhia, un autre problème complique les relations humaines : le manque de dialogue et de franchise. On semble également souffrir en Egypte de « silence conjugal ».

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Le matin, elle est au boulot, et le soir, la séance études des enfants. (Photo : Bassam Al-Zoghby)

En attendant, les fans de « Carnet de bord d’une épouse à bout » se contentent d’en parler. Une sorte de thérapie de groupe et gratuite. « Mon mari passe le plus clair de son temps à la maison à tapoter sur son ordinateur ou sur son portable, c’est à peine si on s’échange quelques mots, même au lit », raconte l’une des fans de la page. Une répond : « Le mien est tellement distant que je ne peux m’empêcher de douter de sa fidélité ». Une troisième commente : « Nous n’avons d’autre choix que de patienter et de supporter ».

Sur « Carnet de bord d’une épouse à bout », on tente de se consoler tant bien que mal. En déversant ce trop plein de frustration, d’abattement ou de colère, ces femmes ne cherchent pas à changer la réalité des choses, mais simplement à en rire, à trouver de la solidarité et un peu de soulagement.

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