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Les Ewiss, des sociologues de père en fils

Dina Bakr, Lundi, 16 décembre 2013

Ils ont fait des études de sociologie, effectué des recherches, chacun dans un domaine précis. Mais, ils partagent tous ce talent de pouvoir comprendre et analyser la société égyptienne, avec tous ses contrastes et ses codes.

Sayed Ewiss
Sayed Ewiss. (Photo : Bassam Al-Zoghby)

L’Unesco fête le centenaire de Sayed Ewiss (1913-1989), doyen des sociologues, qui a pu s’approfondir dans la lecture de la personnalité égyptienne. « Celui qui veut comprendre le citoyen égyptien doit le voir dans différentes situations. Il faut se rendre à l’hôpital, dans un commissariat, au café, et entendre attentivement certains proverbes pour découvrir la particularité de la personnalité égyptienne », tels étaient les propos de Sayed Ewiss, qui a consacré sa vie à étudier la société égyptienne avec toutes ses métamorphoses. Cet éminent sociologue a commencé par étudier les membres de sa propre famille. A 17 ans, il a quitté le commerce de ses parents pour rejoindre l’école du service social au Caire, dont il sortira diplômé en 1940. Il grandit dans un milieu populaire à Al-Khalifa dont il gardera des souvenirs indélébiles. Ce qui a suscité son intérêt à la sociologie. Les femmes (mère, tante, soeur et épouse de son oncle) étaient toujours présentes autour de lui. « Il a passé son enfance à les observer et il éprouvait une grande admiration pour celles qui savaient lire un journal alors que les autres se contentaient d’écouter pour connaître les nouvelles », évoque Mossaad Ewiss, sociologue, les souvenirs relatés par son père. En fait, Sayed Ewiss portait beaucoup de respect aux femmes.

Il savait qu’elles étaient victimes d’une injustice. La plupart d’entre elles ne pouvaient pas terminer leurs études et étaient forcées à rester à la maison. Il éprouvait également de la compassion pour les femmes de la campagne qui se déplaçaient de la ferme à la maison portant de lourds fardeaux sur la tête. « Cette tête est faite pour apprendre à lire et à écrire, et non pas pour transporter de lourdes charges », répétait-il sans cesse. Il disait même que le développement d’un pays dépendait du progrès de la femme. « Très jeune, je prenais seule le transport en commun pour me rendre à l’école, et les jours fériés, j’allais au club sans être accompagnée de mes frères », souligne Amal Ewiss, sa fille et membre au conseil d’administration de l’Association des services sociaux. Elle rappelle qu’à la fin des années 1940 et au début des années 1950, les filles ne sortaient qu’en présence d’un membre de la famille. Mais Ewiss, le père, a donné à ses 6 enfants toute la liberté, se contentant seulement de leur donner des conseils. Trois de ses enfants ont choisi de suivre le parcours de leur père. Ahmad, Amal et Mossaad ont fait des études de sociologie. Ahmad et Amal ont passé leur vie à faire de l’action sociale. Leur objectif : améliorer les conditions de vie des pauvres en leur apprenant des métiers pour pouvoir subvenir à leurs besoins.

Même Mossaad, qui travaille en tant que professeur d’éducation physique, ne s’est pas empêché d’étudier la sociologie, par passion pour cette science. Aujourd’hui, il intervient dans des programmes radio pour donner son avis sur la société.

Sayed Ewiss, actif et dévoué à la science, a également inspiré ses enfants. Ses ouvrages traitent des traditions des Egyptiens en étudiant les motifs de leurs tendances qui peuvent paraître souvent confus. Rassael ila Al-Imam Al-Chafei (des messages pour l’Imam Al-Chafei) qui montre la nostalgie des Egyptiens pour la justice ; Al-Khouloud fi al-torath al-misri al-saqafi (l’éternité dans le patrimoine culturel égyptien) à travers lequel il recherche la relation entre musulmans et chrétiens ; Hitaf al-sametine (les cris des silencieux) qui est une collection des expressions écrites sur des panneaux que les Egyptiens accrochent par exemple sur les voitures et les microbus ; Hadith an al-maraa al-masriya al-moasra (un discours à propos de la femme égyptienne contemporaine) explique l’égalité entre l’homme et la femme ; et sa célèbre autobiographie : L’Histoire que je porte sur mon dos, traduite en français que l’on trouve à l’Institut français à Alexandrie.

Ewiss a étudié la sociologie pour mieux comprendre et expliquer l’impact de la dimension sociale (façons de penser, façons d’agir). Il s’est intéressé à la famille, aux relations, aux rapports de genre homme/femme dans sa société pleine de contradictions. Sayed Ewiss a travaillé dans les années 1940 avec l’association sociale d’Al-Gamaliya (institution d’Al-Zéfaf Al-Malaki). Il a été le premier à faire des recherches sur les enfants de la rue. Un peu plus tard, il a fondé le Centre national des recherches sociales et criminologiques du Caire en collaboration avec le procureur Ahmad Khalifa. Son siège se trouvait à Garden City. Aujourd’hui, ce centre, qui dépend de l’Etat, se trouve à Agouza, à côté de la Fondation Ewiss pour les recherches sociales. « Tous ceux qui veulent consulter sur place les ouvrages de mon père peuvent le faire gratuitement », dit le fils. C’est Mossaad, le benjamin des Ewiss, qui a pensé à créer ce centre de recherches qui porte le nom de son père. Pas d’enseigne pour indiquer le lieu. Dans ce petit appartement modeste, deux grandes bibliothèques remplies d’encyclopédies, de dictionnaires et d’ouvrages de tous genres. Au milieu, une table rectangulaire autour de laquelle prennent place les lecteurs. Et juste en face de la bibliothèque, une statue dorée à l’effigie de Sayed Ewiss, réalisée par le sculpteur Sayed Aboul-Séoud. Mossaad cherche par tous les moyens à rendre cette institution plus attractive en introduisant des activités qui peuvent aider au développement de la société.

Sayed Ewiss a tiré la sonnette d’alarme sur la nécessité d’éduquer le citoyen égyptien qui tente souvent de trouver des solutions sans déployer d’efforts l

Al-Safty : « L’enseignement, mot-clé du progrès »

Madiha Al-Safty
Madiha Al-Safty.

« Dans la sociologie, rien n’est absolu. Mes enfants, si vous voulez me convaincre que ces murs sont noirs, je suis d’accord mais il faut le prouver », dit Madiha Al-Safty, qui maîtrise sa matière et qui ne consulte plus un bouquin ou un papier pour donner son cours.

A 8h, Madiha avait déjà ouvert son ordinateur pour vérifier son emploi du temps. C’est un mercredi et elle a 3 heures de cours magistraux dispersés dans la journée. Des étudiants de différents niveaux à l’Université américaine ont déjà réservé leur place en ligne pour le cours d’Al-Safty. Et c’est toujours complet. Madiha est satisfaite de ce taux de participation. 30 ans de carrière et une confiance en soi, il lui suffit d’avoir quelques minutes de réflexion autour du thème qu’elle va aborder avant de commencer son cours.

L’enseignement pour Al-Safty est le mot-clé qui lui permet de comprendre la société. C’est aussi par l’enseignement que toute réforme sociale doit commencer. Elle fait le lien entre l’importance accordée à l’enseignement et le statut de la femme dans la société. « Dans les années 1940 jusqu’aux années 1970, la femme a vécu ses plus belles années. A l’époque, elle n’était pas du tout opprimée. Elle avait acquis les droits à l’enseignement, au travail et pouvait faire de la politique », confie Al-Safty.

Raison pour laquelle elle a consacré sa carrière à l’étude de ce phénomène. Educational Sociology, telle est sa spécialité. Le rôle de l’enseignement dans l’ascension sociale a été le thème de son doctorat dans les années 1980. « Enseigner quoi pour qui ? Telle a été la question que j’ai posée aux diplômés des facultés de médecine, d’ingénierie et de pédagogie. Lors de mes recherches, j’ai découvert qu’il y avait une discrimination. Faire des études de médecine ou d’ingénierie, même dans les universités publiques, exige des étudiants issus de la classe aisée ou au-dessus de la moyenne car il faut acheter des condensés de cours et être capable de prendre des cours particuliers, ce qui n’est pas le cas de la faculté de pédagogie », explique-t-elle.

Avec un langage simple et fluide, elle commence son cours. « Je préfère assister aux cours d’Al-Safty, car elle s’intéresse au travail de terrain et nous aide à prendre des autorisations auprès des institutions gouvernementales pour compléter nos recherches », explique Ahmad Salah, étudiant en 3e année à l’Université américaine au Caire. Il ajoute qu’Al-Safty est un professeur qui intervient dans beaucoup de conférences à l’étranger, ce qui lui permet de faire des comparaisons entre les différentes sociétés. Al-Safty a profité de la gratuité de l’enseignement, mais elle a compris que la gratuité prônée par le gouvernement n’est qu’un mythe. « Avant, n’importe qui pouvait accéder aux différentes facultés et pouvait devenir un cadre même si ses parents sont de modestes fonctionnaires ou des paysans. Aujourd’hui, les familles se contentent d’avoir un seul enfant pour lui assurer une bonne éducation car cela demande énormément d’argent », souligne-t-elle. En effet, elle pense que l’enseignement se limite de plus en plus aux gens qui peuvent envoyer leurs enfants dans des écoles internationales.

Al-Safty fait partie d’une génération cultivée.

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C’est d’ailleurs lorsqu’elle s’occupait de l’éducation de ses deux enfants qu’elle a réalisé l’importance de l’enseignement dans la vie. « Etre un brillant étudiant n’est pas impossible. Il suffit d’être avide de connaissance et avoir le sens de l’organisation », dit-elle.

Madiha pense que la détérioration de l’enseignement a effectivement touché les pays arabes. Dans les conférences auxquelles elle a participé, Al-Safty a découvert d’autres expériences appliquées dans les pays arabes dans le domaine de l’enseignement et l’effort déployé par les ONG dans ce domaine.

Aujourd’hui, par son rôle en tant que professeur à l’université ou à travers ses recherches, Al-Safty continue de revendiquer le droit d’un enseignement de qualité pour tous les citoyens. « L’enseignement nécessite une révolution. Tout ce système est à réformer. A commencer par les professeurs, les programmes, la formation jusqu’au budget. Car il y a une absence totale de créativité et de méthodes scientifiques », conclut-elle.

Ahmad Yéhia : « La sociologie donne des réponses à tout »

Ahmad Yéhia

Enseigner la sociologie aux étudiants de diffé­rentes universités m’a permis de comprendre les gens, de dévoiler les changements qui se sont opérés dans la société égyptienne. L’université est un miroir qui reflète l’état réel de notre société », évoque Ahmad Yéhia, sociologue et professeur à l’Université de Suez. Il pense que la société vit des moments de turbulences empreints d’ambiguïté. Ce professeur de socio­logie attribue sa vision de la société aux théories de cette branche des sciences humaines. D’après lui, c’est une science révélatrice de la réalité des événements. Elle étudie les comportements sociaux des citoyens comme la cohabitation, la concurrence et l’adaptation aux circonstances. La recherche scientifique dans le domaine social permet de comprendre la réalité de tout phéno­mène social, sa dimension, son influence et les recommandations importantes que les décideurs doivent prendre en considération. C’est d’ailleurs les raisons pour lesquelles il s’est intéressé à la sociologie, après avoir visité les différentes filières à la faculté des lettres de l’Université de Aïn-Chams. « En un mois, j’ai visité le département de géographie, de langues orientales et d’histoire, mais ce sont les sociolo­gues qui m’ont accroché à cette filière et m’ont encouragé à poursuivre mes études supé­rieures », dit Yéhia, qui rend hommage à ces professeurs et il cite quelques noms : Hassan Al-Saaty, Abdel-Hamid Loutfy et Moustapha Zeiwar. Sa thèse de doctorat portait sur la rela­tion entre le développement économique et le changement des traditions, et avait pour titre L’Industrialisation et le changement des prin­cipes. Pourtant, pour Yéhia, la société égyp­tienne a conservé son aspect rural et ses tradi­tions malgré les apparences d’une société indus­trielle moderne. « Des phénomènes sociaux, tels que le mariage précoce, la famille patriarcale, la foi en le destin et la fausse interprétation de la religion, ainsi que le regard négatif envers la femme, continuent d’entacher la société égyp­tienne. La valeur du temps est quasi absente dans notre culture », commente-t-il.

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Dans ses propos, il tente de trouver dans les théories de la sociologie une réponse à tout ce qui se passe dans la société. « Sur le plan per­sonnel, j’ai soumis tous les prétendants de mes filles à une recherche sociale, leur posant des questions et inventant des situations pour tester leurs réactions afin de savoir à qui j’ai affaire. Ainsi, j’ai pu choisir les meilleurs pour elles », souligne-t-il, en ajoutant que ses filles mènent une vie stable grâce à sa vision critique qui a positivement servi dans leur vie conjugale. Accorder de l’intérêt aux relations familiales est essentiel pour avoir des cadres qui contribuent à la vie politique.

Il ne rate aucune occasion pour effectuer une recherche sociale. Même quand des journalistes s’adressent à lui pour connaître son point de vue sur un phénomène social, il leur pose certaines questions qui vont lui permettre de déduire la personnalité de chaque individu.

Il a rédigé 17 ouvrages, dont La Famille et l’environnement, La Sociopolitique et la famille, La Population et le planning familial et La Démocratie et les droits de l’homme.

Dans ses recherches, il précise que les Egyptiens sont des frustrés sexuels. Tous les maux sont expliqués sous cet angle-là. Il cri­tique la discrimination envers les femmes et appelle à la nécessité de les traiter en tant qu’êtres humains. La société civile répète des slogans en faveur de la femme sans les appli­quer sur terrain. « On en est où de la femme qui est la moitié de la société ? », se demande Yéhia, qui dit qu’il faudra du temps pour qu’il y ait une réforme autour de ce concept.

Ce qui l’attriste le plus c’est que les recherches effectuées par les sociologues n’ont pas assez d’impact dans la société. Dans ce contexte, l’Etat doit prendre au sérieux les résultats avan­cés par les experts. « Avoir un sociologue ou un assistant social dans de différentes institutions est nécessaire pour faire des évaluations et des recherches sur le personnel pour augmenter le rendement de l’équipe de travail », avance Yéhia, en faisant allusion aux assistants sociaux dans les écoles, dont la mission est d’organiser des conférences, des excursions et de collecter des dons. Ainsi, il pense que tout changement réel doit commencer par l’instauration de nou­velles idées. « Avoir recours à la logique serait le mot-clé avant d’introduire tout nouveau concept dans la société », analyse-t-il.

Et d’ajouter : « La révolution n’a pas réalisé ses objectifs. Une révolution signifie change­ment radical dans la société. Ce changement doit avoir lieu dans tous les domaines : poli­tique, économique, social et religieux ».

Ses 3 jours de travail à l’Université de Suez sont achevés. Il se dépêche pour prendre le bus pour Le Caire. « Je n’ai pas de voiture », dit-il.

Quant à l’avenir, Yéhia est malgré tout opti­miste. Il voit dans la nouvelle Constitution le début d’une nouvelle ère. « Les principes de la liberté, de l’Etat civil et l’incrimination de toutes formes de discrimination à l’égard des citoyens, y compris les femmes, les enfants et les coptes, y sont mentionnés, tels sont les fonde­ments d’une nouvelle société », conclut-il.

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