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Pêcheurs : Ces vieux hommes et la mer

Hanaa Al-Mekkawi , Samedi, 27 mai 2023

A Alexandrie, le quartier de Bahari reste étroitement lié à la pêche. L’activité y tient toujours une place à part, malgré son évolution. Passionnés par leur métier, les pêcheurs les plus âgés s’accrochent encore aux méthodes traditionnelles. Reportage.

Pêcheurs : Ces vieux hommes et la mer
La pêche est l’activité originelle des habitants de Bahari, ce quartier considéré comme « la vieille Alexandrie ». (Photo : Ahmad Abdel-Kérim)

Sur le trottoir de la corniche dans le quartier de Bahari, situé à l’ouest d’Alexandrie, tournant le dos à la mer, Agami Hassan, un vieux pêcheur de 76 ans, connu sous le surnom de « Agami Aw Aw », est assis devant un palmier, utilisant son tronc pour l’aider à tisser son filet de pêche. Il ne possède pas d’atelier, mais se sert tout simplement d’un drap qu’il étale à même le sol et sur lequel il reste assis pendant des heures, en prenant son temps pour fabriquer son filet de pêche. D’autres pêcheurs comme lui tissent également leurs filets à la main, certains assis sur le trottoir et d’autres installés sur la plage, tout près de leurs embarcations. Après leur retour de la pêche quotidienne qui commence à l’aube et se termine à midi, les pêcheurs vendent les poissons qu’ils ont pêchés sur place ou se rendent au marché de gros pour les écouler. Ils en prennent aussi pour leurs familles, puis retournent au bord de la mer pour fabriquer ou réparer leurs filets de pêche, et ce, durant plusieurs heures. Mais, en cas d’orage ou de fortes pluies, la pêche est momentanément suspendue.

Ceci est un résumé de la vie des pêcheurs qui pratiquent la pêche au filet à Alexandrie. Toute une vie qui tourne autour de la mer, la plage et leurs habitations qui se trouvent de l’autre côté de la corniche à Al-Sayala, l’une des banlieues de la région de Bahari.

« L’essentiel, c’est le filet. Sa fabrication prend entre deux et quatre jours pour poser les anneaux en plomb et permettre d’immerger le filet à la profondeur souhaitée, ainsi que les flotteurs pour l’aider à flotter ou fixer les hameçons, selon le type de filet : sénar, kénar ou chanchola, chacun est destiné à capturer plusieurs espèces de poissons », explique Agami.


(Photo : Ahmad Abdel-Kérim)

Une vie autour de la pêche

Le métier de pêcheur est, en effet, l’activité originelle des habitants de Bahari, ce quartier considéré par les habitants de la ville comme « la vieille Alexandrie ». La région de Sayala en particulier, qui fait partie du quartier, se caractérise par ses routes étroites et sinueuses et ses vieux bâtiments occupés par des pêcheurs et leurs familles. Ici, depuis des décennies, tous les habitants ont toujours gagné leur vie avec la pêche.

Et ce n’est pas le seul endroit où se rassemblent les pêcheurs. Abouqir et Al-Max, par exemple, sont également des lieux de pêche, mais Sayala est très particulier comme l’affirme Agami. Il explique que l’endroit est le plus ancien en comparaison avec d’autres et pour les pêcheurs tout se déroule ici : la pêche, les maisons des pêcheurs, les ateliers de construction de bateaux de pêche et la bourse aux poissons. Il y a aussi le fait que les habitants du quartier sont les seuls à avoir gardé ce dialecte particulier des Alexandrins, ainsi que les coutumes qui ont disparu dans plusieurs endroits de la ville. La région est également située au centre d’un groupe de bâtiments patrimoniaux dont des maisons, des mosquées et des marchés. Tous ces éléments combinés ont donné au lieu un caractère unique lui conférant un charme particulier.

« La patience est une qualité indispensable dans ce métier, c’est la première leçon que mon grand-père m’a apprise lorsque je l’ai accompagné pour faire mon premier baptême de pêche à l’âge de 6 ans », se rappelle Hamada Al-None, 75 ans. Il raconte que son grand-père, natif de la ville de Baltim, est venu s’installer à Alexandrie uniquement pour pratiquer la pêche. Il a fondé une famille et ses fils ont continué à exercer le même métier, au total quatre générations jusqu’à aujourd’hui. Comme tous les enfants de pêcheurs, Al-None observait ce que faisaient les adultes alors qu’il avait à peine 2 ans. Il se souvient de quelques détails. A 9 ans, il a été officiellement autorisé à accompagner les pêcheurs en pleine mer. Il aimait ce monde et avait l’habitude de fuguer de l’école avec ses camarades et d’autres enfants de pêcheurs pour aller pêcher à la plage. « J’essayais d’attraper des poissons et je les glissais dans les trous de moules à briques afin qu’ils ne s’enfuient pas ensuite je me rendais fièrement chez mon grand-père et mon père pour leur montrer mes petites prises de poissons pensant qu’ils seraient fiers de moi. Mais, ils me punissaient sévèrement. Petit à petit, ils ont fini par comprendre que la pêche était ma grande passion et donc ils ont accepté que je quitte l’école pour devenir pêcheur », raconte Al-None, en pointant du doigt la maison de sa famille qui se trouve de l’autre côté de la corniche. « A cette époque, continue-t-il, tout le monde pratiquait la pêche et toutes les familles du quartier se connaissaient. Il était facile de reconnaître un étranger marchant dans les rues de ce quartier et les pêcheurs passaient leur temps à tisser ou réparer les filets sur la corniche ».

Tous les après-midi, les hommes se réunissaient au café pour parler de leur métier ou chercher des solutions pour des personnes qui ont des problèmes ou ont besoin d’aide ou de soutien. « Nous vivons toujours en communauté essayant de préserver ce métier tout en le transmettant à d’autres générations », dit Al-None. Ce dernier et les autres pêcheurs ne portent pas de tenue spécifique qui les distingue comme ce fut le cas autrefois. Cependant, on peut facilement les reconnaître en passant par cet endroit : tous sont forts et bien musclés à force de ramer pour diriger leurs embarcations et leurs mains sont très abîmées. Des hématomes sous les ongles sont visibles, ainsi que de petites blessures, preuve que le métier est bien rude. Leurs ongles durs et longs servent parfois d’outil comme lorsqu’il faut retirer la peau d’une pieuvre.


(Photo : Ahmad Abdel-Kérim)

Entre hier et aujourd’hui

D’après Gad Atta, 63 ans, la saison de pêche débute au mois d’avril et se prolonge jusqu’au mois d’octobre. Les mois d’hiver durant lesquels il n’y avait pas beaucoup de travail, les familles de pêcheurs hypothéquaient leurs ustensiles en cuivre, et au début de la saison, lorsque le travail reprenait, les pêcheurs récupéraient leurs objets après avoir remboursé l’argent prêté sur gage. Tout le monde attendait la saison pour réaliser les projets qui étaient reportés, faire des achats de première nécessité pour la maison, s’offrir des vêtements, rembourser leurs dettes ou célébrer un mariage.

La situation diffère aujourd’hui et nous ne faisons plus de différence entre les saisons. Car la pêche se fait toute l’année grâce aux bateaux modernes et à la technologie. Fiers de parler de leur profession, Atta et ses collègues déclarent que la pêche est une passion et un art, ce dont les jeunes pêcheurs ne se rendent pas compte. « Le métier va continuer et n’est pas menacé de disparaître, car le nombre de pêcheurs augmente de jour en jour. Mais c’est la compétence des pêcheurs et les conditions de pêche qui ne sont plus comme autrefois », dit Atta. Les nouvelles générations, d’après lui, cherchent seulement à pêcher le maximum de poissons pour vendre et gagner davantage sans tenir compte de certains détails importants qui entrent dans le processus de la pêche et lui donnent tout son charme. Aujourd’hui, rares sont les pêcheurs qui tissent leurs filets, car on les achète directement dans des usines. Ces dernières les fabriquent avec des fils en plastique alors qu’avant ils étaient en soie. Les jeunes ne désirent plus apprendre, car tout est devenu facile grâce à la technologie et aux nouveaux outils.

Autre chose, c’est la construction de digues pour empêcher les vagues de déferler et c’est contraire à la nature, alors la mer n’est plus ouverte comme avant. « Oui les pêcheurs existent mais le charme ancestral de la pêche est en train de disparaître. Je crains que nous ne soyons la dernière génération de pêcheurs de ce type de pêche », dit Atta. Vers 16h, on ne voit plus aucun pêcheur sur la corniche, y compris au bord de la plage. Ils traversent la rue pour rentrer déjeuner et se reposer chez eux avant de se voir à nouveau le soir pour prendre un café. « Nous ne sommes plus nombreux comme avant, et le quartier est plein de familles étrangères, mais les dizaines qui restent de notre génération essayent de garder le même rythme et le même mode de vie quotidien d’avant », achève Atta.

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