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Les droits de l’homme ? Oui, mais pas pour tout le monde

Dina Darwich, Mardi, 08 octobre 2013

Depuis le 30 juin, la notion de droits de l'homme est devenue secondaire. Ceux qui la mettaient en avant le 25 janvier 2011 sont aujourd'hui prêts à couvrir tous les excès sous prétexte de sécurité. Et ceux qui continuent de la défendre sont accusés de soutenir les mouvances radicales. Les droits de l'homme sont devenus une notion élastique.

Les droits de l’homme ?

Bien qu’il ait quitté le camp des isla­mistes depuis une dizaine d’années pour rejoindre la gauche, sa com­passion pour les Frères musulmans lors de la dispersion brutale des sit-in de Rabea et d’Al-Nahda lui a attiré beaucoup d’ennuis. Youssef, activiste et blogueur de 33 ans, a été l’objet de toutes sortes d’accusations. La rai­son : sa fidélité aux principes des droits de l’homme auxquels il a toujours cru. Les dis­cussions vont bon train dans ce café du centre-ville fréquenté surtout par des sympathisants du courant libéral.

« Tu es incapable de tirer un trait sur ton passé avec la confrérie », lance Tareq, un sym­pathisant de gauche. Un autre ajoute : « Tu as la nostalgie de tes origines. Tes parents appar­tiennent encore à ce courant rigoriste. Il est préférable pour toi de choisir un café où se rassemblent les islamistes ». Le débat est houleux, on ne parvient ni à se com­prendre, ni même à s’entendre. Et c’est la bagarre. Les injures pleuvent et on en arrive aux mains.

Cette scène reflète les tensions qui traversent la société. Aujourd’hui, le concept des droits de l’homme en Egypte est fortement remis en question. Chaque camp tente d’appliquer les principes des droits de l’homme selon sa propre vision.

Ceux que l’on appelle les défenseurs des droits de l’homme sont attaqués de partout. Il suffit de prononcer le terme « droits de l’homme » pour être pointé du doigt. « Personne n’est satisfait de nos déclarations. Si on tente de dénon­cer la violence menée contre les coptes et les attaques contre les églises, on est insulté par les islamistes, et si l’on tente de faire le bilan des massacres contre le camp des islamistes, on est attaqué par leurs opposants. Et tout cela parce qu’on essaie d’être objectif et d’appliquer nos principes avec objectivité », résume Hossam Bahgat, président de l’Initiative égyptienne des droits personnels. Pour cet activiste acharné, ni la tendance poli­tique, ni l’identité religieuse ne doivent priver le citoyen de ses droits les plus élémentaires. Il insiste sur le fait que ces principes sont avant tout humanistes.

Mais ces propos sont pour beaucoup d’autres des propos idéalistes, voire naïfs. En cette période délicate, les activistes des droits de l’homme savent qu’il est difficile de convaincre la population de la nécessité de les appliquer.

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« L'Occident prétend défendre les intérêts des minorités sans rester les bras croisés alors qu'on a incendié les églises ».

Bassent, ingénieur de 40 ans, est entrée en conflit avec sa famille pour cette raison. Bien que ses proches se rassemblent chaque ven­dredi pour déjeuner en famille, la relation est devenue tendue depuis que l’une de ses cou­sines est apparue dans le clip d’une célèbre chanson qui soutient l’armée.

« Les défenseurs des droits de l’homme, qui depuis longtemps prétendent lutter contre toutes sortes de discrimination et d’injustice, semblent avoir aujourd’hui changé de cap », s’insurge Bassent. Cette dernière a même coupé ses relations avec certains membres de sa famille après avoir appris qu’ils étaient des­cendus pour manifester le 26 juillet pour demander à l’armée de mettre fin aux sit-in des Frères. « C’est une honte. Une atteinte fla­grante aux droits de l’homme. Permettre à l’armée de disperser les manifestants, cela veut dire accepter que le sang des Egyptiens coule dans la rue », ajoute-t-elle.

Pour le camp des islamistes, la dispersion des sit-in des pro-Morsi n’est pas l’unique atteinte aux droits de l’homme. Tout le monde a fermé les yeux délibérément sur la fermeture des chaînes satellites islamistes, ce qui est une atteinte à la liberté d’expression pour laquelle de nombreux activistes luttent depuis long­temps. « La fermeture de la chaîne Dream sous le régime de Morsi a provoqué une vague de protestations. Pourtant aujourd’hui, on fait la sourde oreille face à la fermeture de plus de 5 chaînes satellites qui soutenaient le président déchu. Faut-il incriminer le courant islamique sans lui donner le droit de se défendre ? », s’indigne Bassent.

Et ce n’est pas tout. « Tous les jours, on apprend à travers les journaux l’arrestation de membres de la confrérie dont certains risquent de comparaître devant les tribunaux militaires sans que personne ouvre la bouche pour s’op­poser à une telle injustice. Personne ne s’est donné la peine de nous présenter les chefs d’accusation », commente Farouq, un jeune blogueur. Il rappelle que les médias ont com­plètement ignoré la mort par asphyxie d’une cinquantaine de détenus lors de leur transfert en prison.

Pour lui, ces citoyens ont le droit d’être jugés équitablement. « Comment aspirer à un avenir meilleur et reconstruire un pays libre alors qu’on transgresse les droits de l’homme les plus fondamentaux ? », s’in­terroge-t-il.

Deux poids, deux mesures

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Les activistes des droits de l'homme ont gardé le mutisme face à la dispersion violente des sit-in de Rabea et d'Al-Nahda.

Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui se demandent s’il y a deux manières de faire respecter des droits de l’homme.

Sur WhatsApp, des groupes de toutes tendances sont créés. Ahmad, anti-isla­miste, est l’opposant farouche de Bassent et partisan de l’armée. Il rappelle le célèbre discours du premier ministre anglais, David Cameron, qui circule de portable en portable : « Quand il s’agit de la sécurité nationale de l’Angleterre, il faut passer outre les droits de l’homme ».

Sur son compte Facebook, Ahmad, jeune comptable de 34 ans, explique : « Dans un pays démocratique comme l’Angleterre qui respecte le pluralisme, on ne peut se per­mettre de faire des concessions lorsqu’il s’agit de la sécurité de l’Etat. Le droit à la sécurité est un droit primordial et indis­pensable à la vie des citoyens ».Lors du sit-in, ce jeune comptable racontait son calvaire quotidien pour regagner son domi­cile situé aux alentours de Rabea, lieu du sit-in.

« Outre les souffrances quotidiennes dans les moyens de transport, je sentais que je risquais ma vie à chaque fois que je me rendais à mon boulot. J’avais même peur d’envoyer ma fille à l’école. N’ai-je pas droit à une vie paisible ? C’est bien plus important que le droit d’expres­sion ou le droit de manifester », raconte-t-il.

Un avis partagé par un grand nombre de citoyens. Dans sa chronique dans le quotidien Al-Watan, Mahmoud Mossallem est allé jusqu’à accuser les organisations des droits de l’homme d’oeuvrer au profit de certains pays occidentaux. Il les a pointées du doigt, dénonçant leur posi­tion en faveur des Frères musulmans. « De nombreuses églises ont été incendiées en Egypte sans que la communauté internationale, qui prétend défendre les intérêts des minorités, réa­gisse ».

Sur Youtube, les débats sont houleux entre les deux camps. Alors que la première partie montre des photos des victimes du carnage de Rabea Al-Adawiya, l’autre camp exhibe les cercueils des soldats tués à Rafah.

Sur Facebook des sondages d’opinion sont même lancés pour savoir si on est pour ou contre les activistes des droits de l’homme. D’après l’activiste Amir Saad, ce sont les isla­mistes qui ont été les premiers à commettre des infractions contre les droits de l’homme. « Qui a terrorisé les citoyens en pointant ses armes dans la rue ? Qui a coupé les doigts de certains manifestants ? Et qui a abusé des enfants en les obligeant à défiler avec un linceul sur les bras pour gagner la sympathie de l’opinion publique ? ».

Riham, jeune étudiante de 22 ans, a lancé une campagne sur Facebook, dénonçant les points de vue de certains activistes au sujet des droits de l’homme. Celle-ci a rassemblé leurs témoi­gnages sur le droit à manifester lors de deux occasions différentes. « Alors qu’un célèbre défenseur des droits de l’homme a assuré qu’on avait le droit de manifester pacifiquement à l’époque de Morsi, ce même activiste a ajouté que la police devrait disperser le sit-in de Rabea sous prétexte qu’il paralyse la circulation ».

Se taire, une solution ?

« Les principes étaient clairs comme de l’eau de roche : lorsqu’on est sorti le 25 janvier 2011, on était tous unis et nos revendications étaient les mêmes en ce qui concerne les droits de l’homme. Mais après le 30 juin, la situation a changé et la vision est devenue floue », avance Hicham Aslan, journaliste et intellectuel de gauche. Il est partagé entre son rejet du régime des Frères musulmans et son respect des droits de l’homme qui sont bafoués en ce moment. Et pour cela, il préfère se taire. Cette neutralité ne satisfait pas son ami l’écrivain Bilal Fadl, qui l’a supprimé de son compte Facebook.

« Durant les périodes de transition, les socié­tés traversent des moments de controverse. Les lois et les droits deviennent ambigus car chacun tente de les interpréter selon ses tendances poli­tiques. Et ce qui aggrave la situation, ce sont ces événements qui se succèdent, leurs évolu­tions et la couverture médiatique de ces infor­mations. Car il est difficile de vérifier la véra­cité des faits. Il s’agit là d’un état de polarisa­tion incroyable », analyse Amr Ezzat, chercheur à l’Initiative égyptienne des droits personnels.

Un avis qui ne semble pas être partagé par Nasser Amin, farouche défenseur des droits de l’homme dans le monde arabe (voir encadré). « Les principes des droits de l’homme ne sont pas ambigus. Pour les interpréter, il faut recou­rir à des articles précis qui figurent dans les conventions internationales des droits de l’homme devant être la seule référence. Mais certains tentent d’interpréter les faits selon leurs tendances politiques, ce qui porte atteinte aux droits de l’homme », commente Amin. D’après lui, ce qui a causé cette confusion, ce sont ces associations qui se sont présentées en tant que défenseurs des droits de l’homme et qui sont régies par des islamistes.

Sur Twitter, la polémique est à son apogée. Certains politiciens de grande renommée, à l’instar de Amr Hamzawi, ex-député au Parlement, et Khaled Ali, ont perdu un nombre considérable de followers. A chaque fois que l’un d’eux est invité à un talk-show, il reçoit des appels l’accablant d’insultes. « Mon seul crime c’est que j’ai appuyé sur la nécessité du respect des droits de l’homme, et que je n’admets pas que l’on écarte le courant islamique de la sphère politique », a déclaré Hamzawi.

Une position qui risque de nuire à l’avenir de ces deux personnes qui ont osé parler des droits de l’homme dans un moment jugé « critique ». Certains sont même allés plus loin en accusant ces politiciens de lâches.

Mais ce qui inquiète actuellement certains défenseurs des droits de l’homme, c’est le retour à la case départ.

Amr Ezzat dénonce les méthodes répressives utilisées pour contrôler toute activité menée par les Frères. « Cette méthode a été utilisée sous le régime de Moubarak, qui a toujours recouru à des arrestations arbitraires sous prétexte de la loi d’urgence pour faire comparaître des citoyens devant les tribunaux militaires tout en utilisant la torture », analyse Ezzat. Aujourd’hui, la situation ne semble pas avoir changé.

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