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L’art de dessiner les mots

Chahinaz Gheith , Mercredi, 11 mai 2022

Face à la grande dominance des nouvelles technologies, il ne reste plus en Egypte qu’une poignée de calligraphes qui tentent de sauvegarder la calligraphie, cet art pourtant inscrit au patrimoine immatériel de l’Unesco. Focus.

L’art de dessiner les mots
Khodeir Al-Porsaïdi, l’un des grands maîtres de la calligraphie arabe aussi bien en Egypte qu’au monde.

Des mots qui s’entrelacent, des lettres qui s’étirent et s’enroulent, des formes qui parlent. «  La calligraphie c’est cet art magnifique qui illustre l’âme du texte et qui diffère à chaque fois selon les visions du calligraphe, son esthétique, sa culture et ses courants artistiques ». C’est en ces termes que le président de l’Association égyptienne de calligraphie arabe, Khodeir Al-Porsaïdi, l’un des pionniers de la calligraphie arabe aussi bien en Egypte qu’au monde, a défini la calligraphie. Et ce, lors de la cérémonie célébrée, il y a deux mois, par la Bibliothèque d’Alexandrie au centenaire de l’Ecole égyptienne de calligraphie arabe. Cet événement a été organisé aussi pour lancer le livre intitulé « Khodeir Al- Porsaïdi … Une école égyptienne de calligraphie arabe », qui a été publié par le Centre des études de calligraphie de la Bibliothèque d’Alexandrie. Al-Porsaïdi insiste sur les liens entre la calligraphie arabe et le patrimoine car, selon lui, cette calligraphie est notre identité patrimoniale et notre authenticité, et de ce fait, cet art doit être enraciné auprès de nos jeunes.

Ce n’est qu’à la fin des années 1980, avec l’avènement de l’informatique, que la calligraphie arabe a été détrônée. Aujourd’hui, de plus en plus de pancartes, d’enseignes et d’écriteaux sont réalisés par ordinateur. Finie l’époque où l’on écrivait le nom des rues, les numéros des autobus, etc. à la main. « Avant, le calligraphe gagnait bien sa vie. Avec l’ordinateur, il ne lui reste plus rien. Il est vrai que l’ordinateur, c’est formidable, mais il n’est pas un artiste, il ne peut pas faire de chefs-d’oeuvre. Aujourd’hui, la calligraphie est plus esthétique qu’utilitaire et nous voulons tant préserver ce patrimoine », souhaite-t-il. Al-Porsaïdi est pourtant optimiste quant à l’avenir de la calligraphie, il a expliqué ce sentiment par l’engouement d’un grand nombre de jeunes à apprendre la calligraphie arabe et l’intérêt accordé à cet héritage manifesté par plusieurs associations et institutions. Il cite à titre d’exemple Al-Qalam, ce projet culturel indépendant qui cherche à diffuser les arts de la calligraphie arabe et de la décoration islamique et ses applications contemporaines.

En abordant ce sujet, il a évoqué aussi le problème de la mauvaise écriture chez les élèves et les étudiants. Dans ce sens, il a appelé le ministère de l’Education à introduire l’art de la calligraphie arabe dans le programme pédagogique. « Autrefois, le professeur d’arabe avait une belle écriture et formait les élèves dans ce sens », se souvient avec nostalgie Al-Porsaïdi, qui occupe les postes de directeur de l’administration de la calligraphie arabe à la Télévision égyptienne et de président du secteur de la calligraphie arabe à l’Union des artistes arabes. Et d’ajouter : « On regrette l’époque où les enseignants donnaient l’exemple de la belle écriture à leurs élèves. Autrefois, à l’Université d’Al-Azhar ou à la faculté de Dar Al-Oloum, celles qui donnent un enseignement traditionnel de langue arabe, la calligraphie faisait partie des matières essentielles enseignées. Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Pour les étudiants, ce n’est plus qu’une matière plus ou moins négligeable. Comment peut-on donc blâmer un élève qui n’accorde aucune importance à la qualité de son écriture, lorsque son professeur lui remet des cours avec une écriture illisible ? », s’interroge Al-Porsaïdi, qui a consacré sa vie entière à former les amateurs de la belle écriture et de la calligraphie. Car c’est à travers eux que l’art survivra.


Amoureux de l’écriture manuscrite, Mohamad Hadi a quitté l’ingénierie pour documenter la calligraphie arabe sur les monuments islamiques.

Un art qui se renouvelle

La calligraphie est la manifestation de la parole de Dieu, elle a aidé à préserver la connaissance. Provenant des termes grecs « kállos » et « grapheîn », le mot calligraphie peut être compris, en son sens littéral, comme étant « la belle écriture ». Tradition millénaire dans le monde arabe et islamique, la calligraphie arabe est entrée récemment dans la liste du patrimoine culturel immatériel établi par l’Unesco. Pour ce faire, 16 pays du monde arabo-musulman ont été réunis afin de porter cette candidature. Pour l’organisme, le patrimoine culturel immatériel demeure, plus que jamais, un facteur important de maintien de la diversité culturelle face à une mondialisation croissante. La calligraphie arabe a été codifiée, stylisée et s’est prêtée à l’abstraction. Elle a même lutté pour exister dans le monde moderne et elle est parvenue à se renouveler à travers l’art et la typographie.

C’est durant les années 1920 et 1940 que la calligraphie a connu son âge d’or. Il y avait une compétition acharnée entre les différents groupes de presse pour engager les meilleurs calligraphes. A l’époque, des noms célèbres ont émergé tels que Sayed Ibrahim, doyen de la calligraphie arabe, et Abdel-Motaal Mohamad, réputé surtout pour avoir transcrit le Coran plus de 20 fois. « Ces derniers ont fait preuve d’une grande créativité dans l’écriture des manchettes de journaux par exemple », affirme Mohamad Abdel-Wahab, ancien calligraphe, tout en ajoutant que beaucoup de gens n’écrivent plus à la main du fait de l’évolution des technologies, et par la suite, le nombre d’artistes spécialisés de la calligraphie arabe s’est réduit fortement. Selon lui, l’école Khalil Agha est le premier institut de calligraphie à voir le jour en 1922, en réaction à l’intrusion de la culture turque, après l’arrivée au pouvoir d’Ataturk. La calligraphie étant surtout celle des caractères latins qui s’écrivaient de gauche à droite.

Mahmoud Ibrahim Salama, célèbre calligraphe qui a consacré sa vie à la rédaction du Coran.

Résister pour survivre

Aujourd’hui, cette école lutte pour survivre car de moins en moins de personnes s’intéressent à l’apprentissage de la calligraphie. De nombreux instituts de calligraphie ont déjà fermé leurs portes. « Les chiffres diminuent chaque année en raison du manque d’opportunités d’emploi disponibles, de l’essor de la technologie et de la demande du marché du travail pour d’autres langues, dont l’anglais », déclare Hassan Mahmoud, directeur de l’école, tout en ajoutant que le gouvernement a suspendu le soutien financier aux écoles de calligraphie arabe en supprimant la gratuité des cours et en portant le coût des études à 250 L.E. par an pour le certificat et à 300 L.E. pour l’année de spécialisation.

D’après Mahmoud, les étudiants paient également les coûts du matériel d’étude, y compris l’encre de couleur, les plumes et les marqueurs à pointe coupée, ce qui incite beaucoup à abandonner l’école, surtout s’ils ont des moyens financiers limités. Il a ajouté que le nombre d’étudiants est passé de 12000 en 2006 à moins de 1000 actuellement dans tout le pays. Mais il croit néanmoins que la calligraphie survivra. « Malgré les difficultés, de nombreux jeunes veulent obtenir le diplôme de calligraphie arabe parce qu’ils cherchent d’autres emplois dans les pays du Golfe », indique-t-il. Pour Mohsen Abdel-Wahab, apprendre la calligraphie peut signifier trouver du travail à l’étranger. Travaillant dans un bazar à Khan Al-Khalili, Abdel-Wahab, 45 ans, grave des lettres arabes sur cuivre depuis de nombreuses années. « Etudier la calligraphie arabe dans une école et obtenir un diplôme sera un avantage si je veux travailler à l’étranger », dit-il.

Mode, joaillerie et décor

Moustapha Al-Qadi, un des calligraphes réputés au centre-ville, pense qu’avec les progrès de la technologie et l’utilisation généralisée de l’ordinateur, la calligraphie est devenue une partie intégrante de domaines tels que le design, le graphisme et la typographie. Or, pour réussir sa carrière en calligraphie, le candidat doit avoir un esprit artistique et une pensée créative. « Les styles d’écriture des ordinateurs sont à la portée des graphistes. Or, seul l’illustrateur peut créer ce que nul logiciel informatique ne pourra imaginer. Créer de belles écritures, uniques, originales et travaillées en fonction de briefings spécifiques est seulement à la portée de l’illustrateur qui maîtrise la calligraphie », affirme Al-Qadi. Tel est le cas de Mahmoud Tammam qui a transformé la langue arabe en dessins. En voyant que les enfants ont du mal à apprendre la langue arabe, ce graphiste a eu l’idée de combiner la calligraphie arabe à des dessins pour transformer les mots en illustrations de ce qu’ils représentent, et le résultat était réussi.

Selon Salah Abdel-Khaleq, secrétaire général de l’Association égyptienne de la calligraphie arabe, beaucoup de jeunes tentent aujourd’hui d’apprendre cet art qui les inspire dans certains métiers, comme ceux de bijoutier, de menuisier et même de designer. « Si cette écriture a une place évidente et historique dans les livres et sur les murs, sa popularité a aussi été mise, ces dernières années, au service des plus grands stylistes. Du simple foulard aux robes de haute couture, de nombreuses marques locales et internationales se servent désormais des traits calligraphiques et artistiques orientaux pour agrémenter leurs créations et attirer la clientèle », explique-t-il, tout en appelant à la création au sein des universités égyptiennes de filières de calligraphie arabe, comme c’est le cas en Turquie.

« L’art de la calligraphie arabe continue à se développer dans le monde arabe et au-delà. Donc, pour préserver notre calligraphie arabe, largement répandue dans le monde, il faut créer aussi des écoles spécialisées et des ateliers d’apprentissage de cet art », déclare-t-il. Sally Ahmad, jeune styliste, estime que cette popularité tient notamment au fait qu’au-delà d’être un art, la calligraphie est un héritage. Et c’est d’ailleurs pour cette raison que la calligraphie arabe est de plus en plus présente dans la mode, non seulement au Moyen-Orient, mais aussi en Occident, où fleurissent de différentes marques qui présentent des bijoux ou des broderies arabes sur des vêtements. « On peut facilement jouer avec, pour le rendre plus adapté au consommateur moderne. La calligraphie inscrite sur mes vêtements laisse le consommateur désireux d’en savoir plus sur la culture, les normes et le patrimoine », souligne-t-elle.

Des calligraphies, donc, sur mesure qui savent répondre à l’histoire et la profondeur de différentes marques à une ère où tout est presque devenu digital.

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