Société > Au quotidien >

La médecine, une affaire de femmes aussi

Chahinaz Gheith , Mercredi, 09 mars 2022

Elles sont médecins, parfois épouses et mères, jonglent pour concilier carrière et famille et bataillent contre des préjugés qui ont la peau dure. Focus sur la vie de ces femmes en blouse blanche, à l’occasion de la Journée internationale de la femme, le 8 mars.

La m decine, une affaire de femmes aussi

Après plus de dix heures de service non-stop pour tenter de soigner des dizaines de patients atteints par le coronavirus dans l’hôpital où elle travaille, elle s’autorise, enfin, une pause de cinq minutes. Il est 21h. Doaa se retrouve ainsi immortalisée devant son ordinateur, un drap blanc en guise d’oreiller, son masque et ses gants toujours sur elle. «  Traiter les patients atteints de Covid-19 est très difficile, car chacun d’eux a ses propres besoins. Nous devons non seulement lutter contre le virus, mais également gérer l’impact psychologique. Les patients sont totalement isolés de leurs familles et nous devons rester le plus possible auprès d’eux pour les conforter », lance Dr Doaa Abdallah, 35 ans, médecin qui a commencé à traiter des patients diagnostiqués du Covid-19 au tout début de la pandémie. « Au début, j’avais très peur d’attraper la maladie et de contaminer mes enfants, mais en fin de compte, je dois faire mon travail », confie cette médecin généraliste qui n’a jamais vu de situation pareille de sa carrière.

Selon elle, trouver un équilibre entre sa vie professionnelle et ses responsabilités familiales pendant cette crise est un défi quotidien. Sa vie sociale était suspendue et elle faisait preuve d’un immense dévouement. Tenter de passer cette période critique avec le moins de pertes possibles, tel est son objectif, ainsi que celui des membres des équipes de santé. « J’ai un petit garçon de trois ans. Je me suis donc arrangée avec mes collègues. Une fois sur deux, je termine à 22h, sinon, je fais une journée non-stop pour finir plus tôt », ajoute Dr Doaa, qui doit également affronter le stress mental, l’épuisement, et qui se fait du souci pour sa famille. « La voix de mes enfants et les prières de ma mère me donnent la force de continuer », poursuit-elle.


La chirurgie reste la seule spécialité où la parité homme-femme peine à s’installer.

Doaa n’est pas un cas isolé. En 2020, le New York Post a choisi Nermeen Botros, médecin égypto-américaine travaillant comme médecin résident en chef au centre médical de l’hôpital universitaire de Brookdale, comme son « héros du jour ». Et ce, pour avoir travaillé sans relâche 80 heures par semaine pendant la crise du coronavirus. « C’est inestimable de voir un patient s’améliorer », a-t-elle déclaré, ajoutant que « faire une différence, une petite différence au quotidien, c’est ce qui me rend vraiment heureuse et accomplie ».

En effet, partout dans le monde, le personnel soignant se mobilise fortement et sans relâche depuis deux ans pour lutter contre la pandémie de Covid-19, tout en assurant la continuité des soins. Selon l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), les travailleurs de première ligne sont en majorité des femmes. Sur 10 personnes dans le secteur de la santé dans le monde, 7 sont des femmes. On dirait que la médecine se féminise. C’est un fait, il n’y a qu’à voir la proportion de jeunes femmes dans les amphithéâtres des facultés de médecine.

Cependant, la féminisation de la profession soulève des problèmes nouveaux pour les médecins elles-mêmes. Car devenir médecin quand on est une femme n’est pas seulement un défi intellectuel et professionnel. C’est aussi un défi de vie. En médecine, c’est entre 30 et 40 ans que tout se joue. Or, à cet âge, il est parfois difficile de concilier projet professionnel et organisation familiale. Et ce, d’autant plus que la longueur des études de médecine impose souvent le fait de retarder la maternité. « Le fait de devenir professeure ou cheffe de service, c’est un parcours du combattant et tout se joue autour de la trentaine. Il faut alors être disponible pour faire sa thèse, publier des articles, aller un an ou deux à l’étranger. Pour une femme, c’est souvent très compliqué de tout gérer », explique Dr Somayia Al-Chazli, ex-doyenne de la faculté de médecine pour les filles à l’Université d’Al-Azhar. Elle ajoute que les pressions sont déjà très fortes sur la femme médecin, lorsqu’elle s’investit dans son travail, mais ne parvient pas à avoir, par ailleurs, une vie personnelle épanouissante et pleine et le repos nécessaire pour « recharger ses batteries », c’est le burn-out.

Dans l’Antiquité, les femmes égyptiennes n’étaient pas absentes de l’histoire de la médecine.

Des spécialités plutôt que d’autres

D’après un rapport publié par l’Organisation Internationale du Travail (OIT), la moitié des femmes médecins témoignent d’un renoncement à la formation continue en raison des charges familiales, contre un tiers de leurs collègues masculins. « Une personne écartelée entre des investissements opposés ou conflictuels finit par lâcher d’un côté ou des deux. A terme, les femmes médecins qui ne peuvent pas tout concilier finiront par choisir, et ce choix se fera toujours au détriment d’elles-mêmes, de leur entourage ou de leur pratique: en choisissant de ne travailler que dans certains secteurs de santé et en délaissant d’autres », souligne Dr Riham Mostafa, professeure de diabétologie. Raison pour laquelle les femmes médecins sont surtout concentrées dans certaines spécialités comme la gynécologie, la pédiatrie, l’hématologie, l’endocrinologie et la dermatologie. Elles restent cependant minoritaires au sein des spécialités chirurgicales (cardiologie, neurochirurgie et anesthésiologie). Dr Naglaa Al-Masry, obstétricienne, estime que certaines femmes médecins sont parfois plus humbles, elles n’ont pas le réflexe de soumettre leur candidature à des bourses ou à des prix. Au fil des ans, Dr Al-Masry a lu de nombreuses études qui exposaient la crainte voulant qu’une proportion accrue de femmes médecins entraîne une diminution de la productivité en clinique et en milieu hospitalier. « Il est vrai que les femmes font en moyenne moins d’actes médicaux par année que leurs confrères. Or, un patient qui est mieux suivi et dont le médecin applique à la lettre les recommandations de traitement devra consulter un médecin moins souvent », argumente-t-elle, tout en ajoutant que la femme a dû lutter durement pour accéder à la reconnaissance de ses compétences médicales.


Les femmes médecins sont majoritaires en gynécologie et pédiatrie.

Pionnières mais inconnues

Des femmes docteurs? Pendant longtemps, la chose n’est pas allée de soi dans certains cénacles très masculins, voire machistes, de la médecine. Durant leurs études et leur carrière, de nombreuses femmes ont entendu ce lancinant discours sur la dévalorisation d’une profession qui se féminise. Ces commentaires acides sur ces « filles qui prennent des places à l’internat et, une fois diplômées, leur rôle se limite à s’occuper des enfants ».

Dans l’Antiquité, les femmes égyptiennes n’étaient pas absentes de l’histoire de la médecine. Peseshet, ayant vécu sous la IVe dynastie, est la première femme médecin connue au monde. Hélena Sidaros est la première femme à avoir étudié la médecine en Angleterre et a ouvert en 1930 sa clinique obstétrique. De même, on peut citer Tawhida Abdel-Rahmane (1906-1974), qui faisait partie des six filles sélectionnées par le roi Fouad pour aller étudier en Grande-Bretagne, afin de constituer le premier noyau de médecins égyptiens. Il y a aussi Zahira Abdine (1917-2002) dénommée la mère des médecins égyptiens. C’était une pionnière dans le domaine de la pédiatrie au Moyen-Orient dans les années 1950 et une spécialiste des maladies cardiaques rhumatismales, récipiendaire du doctorat honorifique en médecine de l’Université d’Edimbourg. En 1991, elle fut la première femme hors d’Europe à recevoir le prestigieux prix Norgall Elizabeth, en ouvrant la porte pour d’autres nominations et récompenses au Moyen-Orient. De véritables pionnières qui ont dû vaincre des barrières sociales, admettant que des femmes puissent endosser une autre robe blanche que celle du mariage.


Alors que 70  % de la main-d’oeuvre sanitaire et sociale sont des femmes, elles ne représentent que 25  % des dirigeants du secteur mondial de la santé, selon l’Unesco. (Photo : Bassam Al-Zoghby)

Patients et patientes réticents

Contrairement à ce qu’on pourrait penser aux premiers abords, on entend parfois certaines femmes dire qu’elles préfèrent les médecins hommes, étant donné qu’ils sont plus compétents. « J’ai déjà consulté une gynéco femme et elle a été très froide et non compatissante face à mes soucis concernant une possible infection de mon bébé en début de grossesse. Elle m’a dit qu’au pire, j’étais jeune et que je pourrais faire un autre bébé ! », lance Laila Al-Chorbagui, 26 ans, qui préfère confier son suivi gynéco à un homme. Quant à Dalia Radi, 35 ans, elle a scanné la liste des dentistes des environs pour repérer les prénoms masculins, sous prétexte que ces derniers sont plus compétents. « Certains préjugés et des émotions subjectives poussent les femmes à préférer les médecins hommes. Surtout que le bouche-à-oreille arrive en première position : de nombreuses femmes préfèrent se baser sur les recommandations de leur entourage pour choisir leur médecin. D’autres précisent qu’elles l’ont choisi pour des raisons pratiques (proximité géographique, le fait qu’il soit disponible rapidement, etc.) », explique la sociologue Samia Salah. Elle ajoute : « Aujourd’hui, il existe de nombreuses femmes médecins compétentes et brillantes, telles que Dr Olfat Al-Sébaï, première femme arabe spécialiste de la stérilité chez les hommes, Dr Moemena Kamel, professeure d’immunologie, Dr Mona Mina, pédiatre, première femme élue à la tête de l’ordre des Médecins et fondatrice et coordinatrice générale du mouvement contestataire Médecins sans droits ».

Un avis partagé par Dr May Hamdi, spécialiste en chirurgie générale, qui estime que la femme peut déléguer un peu de sa charge familiale, afin de faire progresser sa carrière. « Le quotidien d’un médecin et d’une mère est un rôle d’équilibriste : on doit réajuster les priorités en continu. La solution est d’être soutenue par des gens compétents, autonomes et solides ! Et comme le dit Simone de Beauvoir : la femme n’est victime d’aucune mystérieuse fatalité, il ne faut pas que ses ovaires la condamnent à vivre à genoux », conclut-elle.

Lien court:

 

En Kiosque
Abonnez-vous
Journal papier / édition numérique