Elle a été retrouvée sans vie dans la rue, baignant dans son sang mais tout habillée. Ce n’était ni une mendiante ni une personne sans abri, mais une femme de 35 ans qui s’est jetée du 6e étage de son appartement où elle vivait seule au quartier Al-Salam. Un fait divers survenu il y a quelques mois et qui a défrayé la chronique. Le propriétaire de l’immeuble, sa femme, le concierge et un voisin ont fait irruption dans l’appartement qu’elle louait. Prise de panique et voulant échapper à ses assaillants, elle se serait jetée du balcon. Les enquêtes ont révélé qu’ils l’avaient passée à tabac, ainsi que l’homme qui se trouvait chez elle. Ce dernier a déclaré à la police qu’il était venu faire des travaux d’entretien. Plusieurs arguments ont été avancés pour expliquer ce drame, comme par exemple le fait que cette dame portait atteinte aux bonnes moeurs ou que le propriétaire a exprimé son intention d’augmenter le loyer, et comme elle n’avait pas les moyens, il voulait la mettre dehors pour louer l’appartement à quelqu’un d’autre. Une mort qui reste énigmatique, car il n’existe aucune preuve qu’elle se serait jetée du balcon.
Ce fait divers auquel on a donné un nom, « La femme d’Al-Salam », a suscité différentes réactions sur les réseaux sociaux. Des personnes qui vivent seules ont publié le hashtag suivant : #Ana_Aycha_Lwahdi (je vis seule). Ce qui veut dire beaucoup de choses, car les gens se mêlent souvent de la vie privée des autres et obligent ceux qui vivent seuls à respecter les règles imposées par les habitants d’un immeuble ou d’un quartier. Parmi les réactions, le témoignage d’une ex-étudiante à la faculté de polytechnique. « Les habitants du quartier montraient de l’hostilité à notre égard. Nous étions 4 filles qui vivaient dans le même appartement, loin de nos parents. Des étudiantes voilées et discrètes dont les déplacements étaient limités. Les préjugés socioculturels persistent et empêchent les personnes qui vivent seules de mener une vie normale », déclare Hagar. Elle raconte qu’un jour, une des co-locatrices qui venait de passer un examen difficile était très tendue. « Nous avons décidé de jouer aux cartes et lui raconter des blagues pour lui remonter le moral. Nous habitons au premier étage et au rez-de-chaussée de l’immeuble situé à Guiza se trouve un atelier », relate-t-elle en ajoutant que le propriétaire de l’atelier, ayant entendu leurs éclats de rire, s’est mis à vociférer : « On ne veut pas de salopes ici. Si vous ne savez pas vous tenir correctement, je peux vous apprendre à le faire ».
Intimité versus intrusion

De nombreux jeunes venus faire leurs études au Caire sont contraints à vivre seuls.
La question s’aggrave dans les quartiers où le loyer à payer est bas, soit dans les quartiers populaires, les personnes qui vivent seules ne peuvent pas jouir d’une vie paisible ou sont parfois impliquées dans des situations étranges. « Le jour où j’ai étendu mes sous-vêtements sur une corde à linge au balcon, j’ai été fortement réprimandée par les voisines. Elles ont dit que je voulais provoquer les hommes et que j’étais une personne mal élevée », raconte Hoda, secrétaire de 37 ans. Et ce n’est pas tout. Certains propriétaires vont même plus loin. Ghada, 34 ans, rapporte les paroles d’une propriétaire à Abdine qui lui a dit un jour : « Tu dois me laisser la clé de ton appartement. Je ne veux pas que mon immeuble porte une mauvaise réputation. J’ai peur pour mes filles qui ne sont pas encore mariées ». Cette jeune fille, originaire d’Alexandrie, est venue travailler comme journaliste au Caire. « J’ai essayé de lui expliquer la nature de mon travail, de lui faire comprendre que je suis une jeune adulte, responsable et autonome, qui n’a pas besoin de tuteur et que mes parents m’ont laissée gérer ma vie, car ils me font confiance », raconte Ghada qui a fini par faire un consensus avec la propriétaire : la laisser tranquille tant qu’elle ne commet pas d’acte immoral. Mais, il y a d’autres facteurs de suspicion, à savoir le trio jeune, belle et vivant seule. En bas de l’immeuble où elle vit, il y a des ateliers de mécanique, carrosserie et menuiserie. « Leurs yeux étaient toujours braqués sur moi et ils surveillaient mes moindres gestes et déplacements. Si un étranger entrait dans l’immeuble, un des ouvriers des ateliers venait frapper à la porte pour me demander si j’avais reçu quelqu’un chez moi », décrit Ghada. Méfiance et suspicion sont les sentences de première instance. Après avoir passé 3 ans de conduite irréprochable, elle est arrivée plus ou moins à gagner la confiance de tout le monde. « Je restais vigilante et je ne laissais rien passer qui pouvait salir mon image. Je me défendais avec fermeté et assurance, une façon de faire que j’ai acquise avec le temps », ajoute Ghada.
Les hommes aussi
Bein Al-Sarayate est un quartier populaire situé près de l’Université du Caire et où résident les étudiants venus des provinces pour poursuivre leurs études supérieures. Là, les immeubles sont proches les uns des autres, ce qui ne permet pas d’être à l’abri des regards indiscrets. « Il m’arrivait parfois de tomber malade et je pouvais rester 2 jours sans manger. Mes amies de l’université ne pouvaient pas venir m’aider au risque de s’attirer des remarques désobligeantes », confie Mohamad Taher, originaire d’Assouan, qui gère actuellement une association civile. Au début de son installation au Caire, lorsque ce jeune homme saluait une fille ou une femme, personne ne lui répondait. « Quelqu’un qui vit seul est souvent maladroit », explique-t-il. Aujourd’hui, Taher, qui est âgé de 39 ans, dit avoir repris confiance en lui-même après avoir déménagé à plusieurs reprises. Il a appris aussi à être plus offensif et les situations d’intimidation, les insinuations ou les remarques sous cape ne l’embarrassent plus. « Je viens de recevoir un coup de fil du propriétaire. Il m’a dit avoir vu 2 personnes, un homme et une femme, frapper à ma porte et que je n’avais pas le droit les recevoir. Je lui ai fait savoir que je ne portais pas atteinte à la vie des autres et que j’allais porter plainte à la police », souligne Taher.
Cependant, les voisins ne sont pas les seuls à causer quelques tracas. « Comme je vis seule, des amies ont tenté d’exploiter cette situation », confie Salwa, 50 ans, qui travaille dans le marketing. Divorcée depuis une quinzaine d’années, elle vit seule depuis 7 ans et ce, après le décès de son père. « J’ai dû rompre ma relation avec 2 amies, l’une voulait recevoir son petit ami chez moi et l’autre a menti à sa mère en disant qu’elle allait passer la nuit chez moi, alors qu’elle se rendait à Alexandrie pour passer le week-end », raconte Salwa, en ajoutant qu’elle ne porte plus d’accessoires en or ou bagues en diamant pour éviter d’attirer les regards envieux des agents de sécurité de l’immeuble qui touchent des salaires dérisoires, car ils pourraient être tentés de commettre un délit.

Ghada est toujours sur la défensive et fournit un gros effort pour faire face aux rumeurs.
D’après Hoda Zakaria, sociologue, après l’exode rural qui a commencé dans les années 1970, beaucoup de personnes sont arrivées de petits villages pour s’établir dans les quartiers populaires de la capitale. Elles ont gardé leurs traditions et coutumes. « Notre culture est d’observer le nouveau venu et s’arroger le rôle de gardien des moeurs », explique-t-elle. Walid Hendi, conseiller de santé psychique, pense que si une personne intervient dans la vie privée des autres, c’est peut-être parce qu’elle souffre d’un manque de confiance en soi et le meilleur moyen pour elle de prouver son existence est de se mêler de tout et en particulier de ce qui ne la regarde pas. « Ceux qui s’arrogent le droit d’espionner les gens souffrent plutôt d’un manque de soutien social, car ils n’ont pas pu se réaliser sur le plan familial ou sur le plan professionnel. Alors, ils cherchent à prouver leur existence autrement, surtout en jugeant les autres ou en imposant des restrictions qui entravent les libertés. De telles attitudes donnent un sentiment de réussite illusoire à la personne qui se mêle des affaires des autres », conclut Hendi.
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