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La guerre contre la graisse

Dina Bakr, Dimanche, 07 mars 2021

Convaincre les Egyptiennes de cuisiner sain, en délaissant la graisse hydrogénée et en la remplaçant par de l’huile végétale ou du beurre, mais à petites doses, tel est l’objectif de la campagne « Al-Moadala Al-Sah » (l’équation juste). Une mission difficile s’attaquant à des coutumes qui ont la peau dure.

La guerre contre la graisse

Est-il possible de dissuader les femmes de cuisiner comme elles l’ont toujours fait et d’opter pour des méthodes plus saines? Difficile, mais pas irréalisable. L’enjeu est pourtant de taille pour la santé des Egyptiens. C’est pour cela que le Conseil national de la femme a signé un partenariat avec une entreprise de commercialisation d’huile végétale afin de sensibiliser les femmes égyptiennes à l’alimentation saine et à la nécessité de s’assurer de la qualité des produits vendus sur le marché, et surtout d’éviter d’acheter de la margarine hydrogénée, très répandue vu son prix abordable et sa similitude à la samna, le beurre traditionnel prisé par les Egyptiens, aujourd’hui bien plus onéreux. « La campagne va commencer dans 11 gouvernorats, à savoir Le Caire, Guiza, Alexandrie, Qalioubiya, Béheira, Gharbiya, Ismaïliya, Daqahliya, Minya, Assiout et Sohag. En fait, nous voulons sensibiliser les consommateurs de margarine hydrogénée, qui représentent 95 % des Egyptiens, aux dangers de l’utilisation de l’huile hydrogénée et les encourager à la remplacer par l’huile non hydrogénée », décrit Hanya Serri, directrice générale de l’entreprise en question.

D’après Maya Morsi, présidente du Conseil national de la femme, le secteur privé est prêt à assumer sa responsabilité sociale en contribuant à cette campagne qui va en parallèle avec celle de « 100 millions de citoyens en bonne santé » parrainée par le président de la République. « Le fait d’accorder une attention particulière à la santé de la femme et de lui proposer des alternatives saines en matière de nutrition permet de protéger la société des maladies liées aux mauvaises habitudes alimentaires », souligne Maya Morsi. En effet, selon l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), 83% des décès en Egypte sont causés par des maladies non transmissibles, comme par exemple les maladies cardio-vasculaires, le diabète, le cancer et les affections respiratoires chroniques. Or, toujours selon l’OMS, l’utilisation des graisses hydrogénées nuit à la santé, et une mauvaise alimentation constitue l’un des facteurs principaux de risque de plusieurs maladies chroniques.

Une histoire de goût et d’habitudes

Des informations que la majorité des Egyptiens connaissent, ce qui n’empêche pas nombre d’entre eux de cuisiner avec la margarine hydrogénée, envers et contre tout. Soad, employée dans un club sportif, s’est fait enlever la vésicule biliaire. En surpoids, elle dit que son médecin lui a ordonné de diminuer sa consommation de graisse et de manger des légumes bouillis. « Pour être rassasiée et tenir le coup pour la journée, j’utilise de la margarine pour préparer mes plats, car elle compense le manque de viande rouge ou de volaille », dit-elle. Elle n’a pas d’autres choix que de consommer de la margarine végétale, qui coûte 43 L.E. le kilo, car le beurre de vache ou de bufflonne coûte entre 110 et 120 L.E. le kilo. Par ailleurs, elle ne peut pas se permettre de servir des légumes bouillis à sa famille. « La graisse donne du goût au plat et sert à préparer un bon bouillon de légumes. Je ne pouvais pas sanctionner mes enfants en les obligeant à manger sans graisse, car ils ne sont pas malades et je ne savais pas comment préparer une sauce tomate avec de l’ail et de l’oignon sans faire revenir ces deux ingrédients avec de la margarine », confie Soad. De la graisse pour donner du goût à la cuisine, l’idée est ancrée chez elle et chez bien d’autres.

La guerre contre la graisse
Les apports journaliers de graisse ne doivent pas dépasser 5  % de l’alimentation quotidienne, la cuisine traditionnelle le dépasse de loin.

Linda Gad, consultante en alimentation thérapeutique, explique pourquoi l’utilisation de la graisse industrielle est nocive pour la santé : sa fabrication consiste à exposer l’huile végétale à l’hydrogène, ce qui augmente le taux de carbone dans ses composants, et la porter à haute température durant une demi-heure fait perdre la valeur nutritive des légumes. « Lorsque je reçois des patients pour leur prescrire un programme d’alimentation saine, je dois leur mentionner le genre de graisse à consommer et en quelle quantité. La graisse est importante pour le corps humain, mais le taux quotidien ne doit pas dépasser les 5% du total des aliments consommés », explique Linda. Elle ajoute que malgré le large choix de produits frais vendus au marché, beaucoup de femmes utilisent trop de matières grasses en cuisine et on peut voir dans une marmite une couche de gras de 3 centimètres couvrir les légumes. Résultat: ce plat de légumes, une fois consommé, apporte 3000 calories, alors que l’apport calorique journalier est estimé à 2000 calories. « Si la personne n’a pas les moyens d’utiliser du beurre à 100 % naturel, je lui conseille d’utiliser modérément de l’huile végétale tout en évitant de l’exposer longtemps à la chaleur. Et pour le beurre, la dose ne doit pas dépasser la cuillerée à soupe pour un kilo de légumes, en l’ajoutant de préférence à la fin de la cuisson pour en tirer profit et éviter le risque de voir ses artères se rétrécir ou se boucher », explique Linda.

Mais dans sa clinique à Doqqi, elle a du mal à faire comprendre à ses patients que le goût ne s’obtient pas forcément en utilisant beaucoup de graisse. Elle essaie de les convaincre que les épices jouent un rôle essentiel et donnent de la saveur au plat même s’il ne contient pas de protéines animales. 20 minutes de cuisson suffisent pour préparer un repas rassasiant qui conserve sa valeur nutritive tout en fournissant un plein d’énergie.

Du porte-à-porte

Et ce n’est pas uniquement une question de goût. Manger gras continue d’être un signe de richesse et de générosité dans les sociétés rurales. Utiliser du beurre clarifié en cuisine est indispensable pour préparer les plats traditionnels des villages du Delta. « Pour faire du riz, il faut 3 grands verres de riz auxquels on ajoute 3 cuillerées à soupe de samna. Et si ce riz est moammar (cuit au four dans un récipient en poterie), la dose de graisse est plus importante, en plus de la crème fraîche qui doit couvrir le riz », décrit Nadia, femme au foyer. Le processus de préparation de certains mets est légué en héritage d’une génération à l’autre, et c’est le cas de Béheira. « Dans les villages, les nuits d’hiver sont glaciales par rapport à la ville. Au dîner, on sert des sandwichs de beurre fondu parsemé de sucre. Al-Morta (résidu salé qui s’obtient en faisant fondre quelques kilos de beurre) est servi avec le repas principal », explique-t-elle. Et elle ajoute que le pain, chez eux, ne se prépare pas seulement avec de la farine, de l’eau et de la levure, il faut ajouter à la recette du lait, un grand verre de crème fraîche, une grosse cuillère de beurre et bien pétrir le tout avant de couper et former cette pâte en galettes. Et avant de les enfourner, il faut enduire leur surface avec du beurre pour qu’elles soient bien dorées en sortant du four. « Ces galettes sont consommées seules. Un kilo ne pourrait pas suffire à une famille de 4 personnes qui suit un film le soir devant la télé », décrit-elle.

Des habitudes qui ont perduré bien que le mode de vie ait changé. Jadis, ce genre de nourriture était compatible avec le dur labeur des paysans, qui leur permettait de se dépenser. « Les Egyptiens ont conservé de telles habitudes alimentaires, alors que dans leur quotidien, l’activité physique a nettement diminué dans les villages et les villes. Des télécommandes pour la télé, des rideaux et des portails de garage automatiques. De nos jours, les gens déploient moins d’efforts », indique Magdi Nazih, nutritionniste auprès de l’Institut national de nutrition.

Aux méthodes de cuisine traditionnelles se sont ajoutées de nouvelles pratiques tout aussi nocives. « Les fritures n’existaient pas autant dans notre culture », dit le nutritionniste, alors qu’aujourd’hui, on en abuse à cause du manque de temps et du nouveau mode de vie. Faute de temps, Mourad, un célibataire de 38 ans vivant seul, opte pour de mauvais choix. La plupart du temps, il cherche des produits congelés pour les faire frire ou commande à domicile des plats de restauration rapide ou des mets typiquement égyptiens, mais sans savoir évidemment le taux de graisse ajoutée. « Bien qu’un plat de salade verte soit riche en vitamines et minéraux, je n’ai ni le temps, ni la patience de le préparer. Parfois, je passe ma commande 15 minutes à l’avance avant d’arriver à la maison, car mon temps de repos est calculé et je ne peux pas perdre ce moment de pause à la cuisine », indique-t-il.

D’après Magdi Nazih, la campagne Al-Moadala Al-Sah (l’équation juste) peut aider à corriger les mauvaises habitudes alimentaires, mais il faut interdire les publicités qui véhiculent des messages dangereux, comme le fait que manger de la graisse végétale hydrogénée est savoureux et sain. Reste que cette campagne risque de ne pas donner de résultats du jour au lendemain, car sa réalisation va prendre du temps. C’est du porte-à-porte que le Conseil national de la femme compte faire pour s’adresser directement aux citoyennes dans les différents gouvernorats. Une mission compliquée en cette période de coronavirus. Un défi de plus qui vient s’ajouter au double défi de la campagne: convaincre les aînés de se défaire des habitudes héritées de leurs aïeuls, et les jeunes de s’éloigner des fast-foods .

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