Dom, tak, dom, les rythmes de tabla se font entendre comme s’il s’agissait d’une fête. C’est l’heure du cours hebdomadaire de darbouka au Centre Cultograph. A 7h pile et dans une ambiance festive, des jeunes garçons et filles se retrouvent pour apprendre les différentes techniques de frappes d’un tabla. Une dizaine d’élèves, tenant chacun son instrument placé sous le bras gauche et posé sur le genou gauche, commencent à faire des « doms » et des « taks », selon l’endroit de l’instrument frappé. Les joueurs les plus expérimentés arrivent à faire des combinaisons de sons imitant ainsi leur professeur, alors que d’autres ont besoin de son aide. Une tape sur le bord du tabla, une autre au centre, sans frapper fort sur l’instrument pour maîtriser la technique de jeu et éviter de fatiguer les doigts qui sont indispensables pour produire des sons et des rythmes.
« Il n’y a pas de mélodie sans rythme. Le tabla est un instrument dont les possibilités sont limitées. Pourtant, un joueur talentueux de tabla peut réaliser une grande variété de sonorités aiguës ou graves et créer des bruits et des sons qui peuvent envoûter le public », dit Saïd Al-Artiste, joueur célèbre, résumant ainsi sa philosophie. Assis sur une chaise au milieu de ses élèves, il est le maestro de cette troupe musicale composée uniquement de joueurs de darboukas. Durant le cours qui dure 3 heures, il sème la joie, la gaité et l’enthousiasme avec son tabla, tout en faisant le tour de la salle pour s’assurer que chaque élève frappe correctement son tabla et produit les sons en fonction du timbre désiré.
Une image différente
« Le mot tabbal a une connotation négative. Cette vision méprisante me dérange et m’humilie car les gens ont tendance à considérer le tabla comme un instrument baladi (populaire) ne coûtant pas cher. Le mot est étroitement associé à la danseuse orientale. Une vision sociétale du tabla qui perdure alors qu’il est en fait le symbole de la musique orientale. J’ai décidé de me lancer dans le défi pour changer cette image humiliante et dégradante que l’on se fait des drabkis », explique Al-artiste qui, pour atteindre ses objectifs, ne cesse de donner des cours de tabla transmettant ce message à Doqqi, au quartier de Tagammoe Al-Khamès, ainsi qu’à l’Opéra d’Alexandrie et à l’Institut arabe, afin de lutter contre de tels stéréotypes, tout en construisant et véhiculant une image de marque au joueur de tabla ou drabki.
Entouré par un groupe de jeunes très motivés, Al-Artiste transmet son savoir-faire. Achraqat Zein, 19 ans, est une talentueuse joueuse de tabla. Etudiante, en deuxième année à la faculté de lettres, section sociologie. Elle confie que jouer du tabla crée de la bonne humeur et déclenche une émotion positive, engendrant ainsi une sensation de plaisir et de bonheur indescriptibles. Jouant à la derbouka depuis son enfance, elle dit qu’elle vient régulièrement aux entraînements depuis 4 ans. « Bien que nous nous retrouvions ici une fois par semaine, le tabla est toujours avec moi lorsque je rencontre mes amis et j’en joue à la maison même en présence de mes parents. Je veux faire imposer cet instrument de percussion et lui donner le prestige qu’il mérite. Pourquoi le public respecte le musicien qui joue du violon et n’éprouve pas ce même sentiment de respect pour une joueuse de tabla? Ces cours vont donc m’aider à mieux maîtriser l’instrument et prendre confiance en moi lorsque je donnerai des représentations », explique Achraqat qui, pour rehausser le prestige de cet instrument, choisit les événements auxquels elle doit prendre part. « J’ai accompagné la chanteuse Assala dans son dernier concert, mais lorsqu’on m’a demandé de jouer du tabla à l’occasion de l’inauguration d’un café, j’ai refusé alors que la rémunération était intéressante. La raison est que je ne peux prévoir la réaction des personnes présentes à un tel évènement. Il se peut qu’ils aient l’esprit borné et ne vont pas respecter mon instrument favori », poursuit Achraqat qui a pris part à des concerts à l’Opéra d’Alexandrie et du Caire, ainsi qu’à l’Institut de musique arabe afin de s’imposer en tant que joueuse de tabla.
Quant à Aliya Moustapha, une autre jeune fille de 19 ans, elle s’envole vers un autre monde dès qu’elle commence à frapper la peau de sa darbouka. « C’est l’instrument qui suscite l’émotion. Je suis fan de musique orientale classique. Lors de mes représentations sur scène, mes parents ont remarqué que la joie se lisait sur mon visage. J’adore le rythme bemby que les hanims (dames) jouaient autrefois dans les palais où le tabla était très présent. Il est temps que cet instrument retrouve sa place, surtout qu’il est né en réalité dans les milieux chics », explique Aliya qui pense que les médias ont contribué à donner cette image négative de l’instrument. « Je pense que les vidéos diffusées sur la toile par quelques joueuses de tabla ont eu un impact positif », avance la jeune fille. Il suffit de mentionner que la page Facebook de la joueuse Sara Elbotaty a atteint les 138000 suiveurs. Cette dernière rêve de fonder une école de tabla à l’étranger.
De plus en plus de femmes
En effet, le lancement des jeunes filles dans le domaine de tabla pourrait contribuer à changer cette image méprisante vis-à-vis de cet instrument. Sur les 50 élèves qui ont participé à l’atelier précédent de Saïd Al-Artiste, 40 étaient des femmes. On trouve aussi des personnes étrangères, qui, fascinées par le tabla, veulent en apprendre certaines techniques de base. « La plupart de mes élèves sont issues de la classe huppée et ont reçu une bonne éducation », déclare Al-Artiste. Aliya partage cet avis. Sa passion pour la danse classique va de pair avec son apprentissage de tabla. Etudiante à la faculté des arts appliqués à l’Université allemande, ayant obtenu son bac français l’année dernière, elle confie: « Je suis fière de me présenter comme joueuse de tabla, c’est une chose qui me flatte tout autant que de faire du ballet. J’ai toujours rêvé de rencontrer l’illustre joueur de tabla, Saïd Al-Artiste, dont j’ai suivi les spectacles sur la toile. Et voilà, aujourd’hui, je fais partie de ses élèves après avoir fait le tour de plusieurs centres qui donnaient des cours qui ne convenaient pas à mes aspirations. Ici, nous venons de divers backgrounds éducatif et culturel, mais nous arrivons à nous entendre grâce à notre grande passion pour le tabla », explique-t-il, en ajoutant que l’allure simple et chic de certaines pourrait véhiculer un message qui contribuera à changer la mauvaise vision concernant à la fois le tabla et le tabbal.
Cette ambiance à la fois conviviale et studieuse qui règne au centre a incité les familles à inscrire leurs enfants chez Saïd Al-Artiste. « Deux enfants de 7 ans qui suivent ses cours se sont avérés très compétents dans ce domaine », poursuit Achraqat, qui a publié sur sa page Facebook une vidéo d’elle lors d’une répétition. Depuis, elle n’arrête pas de recevoir des messages, lui demandant de créer une chaîne sur Youtube. Un projet sur lequel elle travaille actuellement.
Certains vont même plus loin. Fadi Adel, étudiant en dernière année à l’école polytechnique, pense renoncer à la carrière d’ingénierie et opter pour le tabla, alors qu’il a consenti à d’énormes sacrifices durant son cursus universitaire « Je suis fasciné par tous les arts. J’ai toujours écouté de la musique en tant qu’étudiant. Le son de cet instrument m’a toujours captivé. Au début, j’avais un tabla qui n’était pas professionnel, le son qu’il dégageait ne me plaisait pas. J’ai cherché à comprendre pourquoi les autres tablas produisaient des sons différents. Quand, j’ai changé la rakma (peau de la tabla), j’ai découvert les secrets de cet instrument attrayant, et depuis, je tente d’approfondir mes connaissances », explique Fadi qui a participé à deux compositions musicales en animant un concert d’Ahmad Al-Haggar avec son tabla. « Je ne peux imaginer ma vie ou mon avenir sans entendre les sons d’une darbouka. C’est un instrument qui pourrait être utilisé pour alléger les troubles de l’humeur comme la dépression et soigner la toxicomanie vu la joie et l’optimisme qu’il procure », déclare Fadi.
Les doigts des élèves continent de frapper sur les peaux des tablas avec délicatesse et harmonie. De temps en temps, la voix de Saïd Al-Artiste s’élève dans la salle pour expliquer les démarches à suivre afin d’obtenir des sons aigus ou faibles. Tous les regards sont braqués sur lui pour capter les mouvements de ses doigts, alors que les oreilles suivent le rythme attentivement. Ahmad Mohamad, 32 ans, propriétaire du studio Vibe de production de chansons, est assis sur une chaise juste à l’entrée de la salle. Bien qu’il soit le propriétaire du lieu, il écoute attentivement les explications d’Al-Artiste, tel un élève studieux. « Je travaille depuis 20 ans dans le domaine de la musique. Durant ce périple, je n’ai pas eu le temps d’apprendre à jouer le tabla. Mais, après avoir assisté à ces cours, beaucoup de choses ont changé pour moi. Je mène mon train de vie avec un rythme différent. Tous les bruits me semblent rythmés, y compris les dialogues entretenus entre les proches et les amis, ce qui me procure de la joie de vivre », explique Ahmad qui a l’intention d’apprendre à jouer correctement de cet instrument. « Je rêve de composer des morceaux de musique joués exclusivement avec un tabla. J’aspire à introduire cet instrument dans de nouvelles compositions musicales, surtout que certains grands musiciens, comme Chick Corea, le célèbre musicien américain de jazz, ont commencé à faire appel aux joueurs de tabla, à l’instar de Hossam Ramzi, pour jouer ses propres compositions musicales qui font le tour du monde ». Soha Mohamad, 31 ans, étudiante à l’Institut de la musique arabe, suit aussi des cours de tabla dans ce centre pour améliorer ses performances. Elle s’apprête à entamer le métier de joueuse de tabla. « Cet instrument musical fait partie de notre histoire. Il suffit de faire le tour des temples pour observer la place occupée par les toboul du temps des pharaons. Pour que le tabla retrouve son prestige, il ne faut pas oublier ce patrimoine. Aujourd’hui, je fais des études académiques sur les instruments à percussion tout en suivant ces cours pratiques qui me sont d’une grande utilité. Je veux jouer avec mon tabla n’importe où et n’importe quand », dit-elle sur un ton qui laisse paraître sa vraie passion pour cet instrument .
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