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Les petits métiers sur le carreau

Dina Darwich, Mardi, 31 mars 2020

Les repercussions économiques du coronavirus visent directement le secteur informel et les petits métiers dont l’activité est largement réduite. Les travailleurs journaliers voient leurs revenus en chute et s’inquiètent pour leur gagne-pain. Des initiatives sont tout de même lancées pour amortir le choc. Tournée.

Photos : Moustapha Emeira
Photo : Moustapha Emeira

On les croise dans toutes les villes. Femmes de ménage, vendeurs ambulants, journaliers, agents de livraison, garçons de café, etc. Des milliers, voire des millions d’Egyptiens qui gagnent leur vie en exerçant de petits boulots. Un travail journalier et de la débrouille. Cette précarité a vite été mise à l’épreuve par le coronavirus, leurs activités quotidiennes étant fortement touchées.

Une simple tournée suffit pour constater les effets de cette crise sanitaire sur leur quotidien. Ragab Sélouma, vendeur de crêpes dans le bidonville Ezbet Al-Haggana, déclare que depuis 10 jours, il est presque au chômage alors qu’il gagnait bien sa vie avant cette crise. « Avant que la pandémie ne frappe l’Egypte, j’arrivais à gagner 800 L.E. par jour grâce à ma petite crêperie installée dans la rue. Cette somme me suffisait pour gérer mon petit projet et couvrir mes dépenses quotidiennes. J’arrivais à acheter un sac de farine à 250 L.E., des légumes à 50 L.E., deux bonbonnes de gaz à 160 L.E. et je partageais le reste de ce que je gagnais avec le garçon qui m’aide dans ce travail. Je réalisais un bénéfice net de 140 L.E. par jour. Aujourd’hui, avec la fermeture des écoles, j’ai perdu mes clients potentiels, les élèves et les enseignants. Les pertes sont importantes, mon chiffre d’affaires a baissé de 30 %. Actuellement, je n’arrive plus à couvrir mes frais quotidiens », déplore Ragab, 30 ans, dont la famille est composée de 8 personnes.

Photo: Dina Darwich
Photo: Dina Darwich

Sur leur mobylette, les diables de l’asphalte, comme on les surnomme, les agents de livraison qui sillonnent les rues ne semblent plus être les bienvenus. Karim Harbi, 24 ans, déclare qu’avec l’ensemble des pourboires, il pouvait gagner 3 000 L.E. par mois, aujourd’hui, ses revenus ont baissé de 500 L.E. « Je travaille dans une pharmacie et une partie de mes revenus provient des pourboires. Aujourd’hui, il n’est plus de mise de laisser un bakchich au livreur. La plupart des patients viennent acheter ce dont ils ont besoin directement à la pharmacie craignant que nous ne soyons porteurs du virus. Et si un client recourt au service d’un livreur, il lui demande de déposer le paquet de médicaments devant la porte de l’appartement ou de la villa, sans prendre la peine de lui glisser un pourboire », s’indigne Karim, dont la famille est composée de 3 personnes. La situation est encore plus difficile pour les femmes de ménage.

Oum Samar, 40 ans, qui travaille pour une somme de 200 L.E. par jour, assure que ses clients ne veulent plus l’accueillir sous prétexte qu’elle utilise les moyens de transport et peut être en contact avec des personnes porteuses du virus. « Bien que j’aie juré à mes employeurs que je veillais à la protection de ma santé en suivant les précautions de base diffusées dans les diverses chaînes de télévision, certains ont préféré se passer de mes services. Quelques-uns m’ont payée, mais d’autres ne l’ont pas fait. Et si cette situation perdure, je risque de ne plus pouvoir nourrir ma famille », s’inquiète Oum Samar, une femme divorcée avec 3 enfants à charge.

Hani Khalifa, garçon de café de 28 ans, se trouve dans le même pétrin. Il a besoin au moins de 35 L.E. par jour pour offrir un petit-déjeuner modeste à sa famille composée de 6 personnes. « Je dois acheter du pain à 10 L.E., des fèves, de la taamiya et un paquet de chips pour 10 L.E. et mes 4 enfants ont besoin de lait dont le litre coûte 15 L.E. Quant au déjeuner, il me faut environ 150 L.E. pour acheter du riz, des légumes et un quart de poulet à chacun. Et donc, je dépense 200 L.E.

par jour pour offrir à ma famille deux repas. Et ce, sans compter les frais de transport pour me rendre à mon boulot, soit 25 L.E. par jour. Nous risquons la faim si cette crise sanitaire perdure, surtout que je gagne ma vie grâce aux pourboires car je n’ai pas de salaire fixe », poursuit Khalifa. Cette crise va donc avoir des répercussions sur ces familles défavorisées qui risquent de s’endetter pour faire face à leurs besoins au quotidien. « Mon salaire suffisait à peine à couvrir mes besoins jusqu’au 24 du mois, aujourd’hui, c’est le 18 et je n’ai plus aucun sou en poche. J’ai emprunté 500 L.E. à mon voisin et je suis angoissé car si ça continue, je vais être noyé dans les dettes », déclare Saber Marzouq, journalier qui travaille dans la construction.

Quelque 4,3 millions de travailleurs concernés

Hani, Raga, Karim et Oum Samar font partie du secteur informel en Egypte qui constitue quelque 4,3 millions de travailleurs, soit 20,2 % du total des travailleurs, selon les chiffres publiés par l’Agence centrale pour la mobilisation publique et les statistiques (CAPMAS) pour le dernier trimestre de 2019. Ils forment 21,4 % du PIB, selon une étude effectuée par l’Académie arabe pour la science, la technologie et les transports maritimes publiée l’année dernière. Et selon une autre étude effectuée par la CAPMAS en 2018, 7 sur 10 des élèves qui quittent les bancs de l’école travaillent dans ce secteur.

D’après cette même étude, ces emplois précaires se ramifient en quatre catégories : les emplois informels, les emplois irréguliers, ceux qui travaillent à leur propre compte et le travail de famille non payé (par exemple dans le monde agricole). Neuf sur 10 des élèves (garçons ou filles), qui quittent les écoles avant le cycle secondaire, ont recours à des emplois précaires. Un taux qui touche 4 sur 10 des hommes qui ont pu avoir accès à un enseignement supérieur contre 3 sur 10 pour les femmes.

Un secteur que la sociologue Rim Saad, professeure de sociologie à l’Université américaine du Caire, préfère nommer « non officiel » plutôt qu’« informel », car elle estime qu’il existe des lois et des règles qui peuvent être différentes mais qui y organisent cependant le travail. « Le problème est que les personnes qui exercent ces métiers précaires n’ont souvent pas de contrat de travail garantissant leurs droits. Elles ne bénéficient d’aucune protection sociale en cas de crise.

Ainsi, ces personnes sont les plus exposées aux soubresauts du marché du travail, car le patron a le droit de les mettre à la porte suivant son bon vouloir. Des travailleurs qui semblent être seuls à faire face à cette crise qui ravage le monde », explique Saad, en ajoutant qu’on a donc besoin d’un réseau de protection qui puisse garantir les droits de ces laissés-pour-compte aux moments de grandes crises.

Et ce qui aggrave la situation, c’est que ces catégories ne disposent souvent pas de syndicats pouvant défendre leurs droits une fois qu’elles sont licenciées ou leur verser des aides en cas de chamboulements économiques. D’autant que les revenus de ceux ou celles qui exercent ces métiers arrivent à peine à couvrir leurs besoins ; ils ne peuvent se permettre de faire des économies qui pourraient leur servir de faire face aux difficultés, en cas de chômage. Selon la chercheuse économique

May Qabil, les familles constituées de 5 personnes et dont les revenus s’élèvent à 2500 L.E. ont atteint le seuil de pauvreté, autrement dit, cette somme suffit à peine à couvrir les frais de nourriture, logement et transport. Une somme qui se voit encore diminuer vu que l’activité est au ralenti. « Etant donné la propagation de la pandémie dans le monde, plusieurs secteurs sont paralysés, et ce sont les non-salariés qui en pâtissent les premiers, car en cas de crise, les patrons ont tendance à s’en débarrasser. Nombreuses sont les petites entités économiques qui vont disparaître », explique l’économiste. Et si le coronavirus étouffe les gens, il étrangle surtout l’économie. Pour peu que la crise dure encore quelques semaines, ce virus parviendra à anéantir, sans aucun doute, plus de petits métiers que d’humains.

L’heure est à la solidarité

Et face à ce drame, une initiative a été prise par le ministère de la Maind’oeuvre qui a décidé de consacrer une somme exceptionnelle de 500 L.E. pour les catégories les plus défavorisées afin de faire face aux conditions difficiles que traverse le pays suite à l’épidémie qui ravage le monde. Parmi les catégories qui vont bénéficier de cette aide, ceux qui ont des emplois irréguliers. Une initiative qui vise à présenter une aide financière à environ 300 000 journaliers déjà enregistrés auprès du ministère, a rapporté Dr Mohamad Saafan, ministre de la Main-d’oeuvre. L’argent sera encaissé dans des bureaux de poste par chaque personne et selon son lieu de résidence. Mais le problème, selon May Qabil, c’est qu’un grand nombre de ces travailleurs non-salariés ne sont pas enregistrés, donc ils ne pourront pas bénéficier de ce soutien financier.

Le député Medhat Al-Sharif, membre de la commission économique au parlement, a appelé de son côté les ministères de la Solidarité sociale et de la Main-d’oeuvre, en collaboration avec les gouverneurs, à soutenir les travailleurs journaliers en créant une base de données pour préciser leur nombre. De son côté, le ministère de la Solidarité sociale a consacré un numéro de téléphone pour recevoir les demandes d’aide de la part des journaliers qui n’ont pas de revenus fixes et qui sont affectés par cette crise à la fois sanitaire et humanitaire. Une autre initiative a été déclenchée aussi au club Guézira. Là, les membres se sont entendus pour présenter des aides à environ 400 employés qui touchent un salaire de 1 500 L.E. et qui vivaient grâce aux pourboires. Intitulé Guézira Al-Kheir, un appel a été lancé aux 2 000 membres de faire un don de 200 L.E. chacun afin d’aider ces employés et leur offrir une somme supplémentaire de 1 000 L.E. pour les aider à survivre durant cette période où tout le monde doit respecter les mesures de confinement durant deux semaines. Selon la sociologue Nadia Radwane, professeure de sociologie à l’Université de Port-Saïd, il est temps pour que les hommes d’affaires se montrent solidaires.

« On a besoin d’un fonds d’urgence qui puisse aider les personnes défavorisées en ce moment critique où les portes de gagne-pain se ferment devant elles. On a besoin de cet esprit de solidarité comme preuve de patriotisme, c’est alors le rôle des institutions religieuses et des médias pour inciter les gens, qui ont les moyens, d’apporter un soutien aux plus démunis afin de pouvoir affronter cette crise », estime Radwane. Et d'ajouter : « Un restaurant très connu, qui possède plusieurs antennes dans les quartiers populaires, a pris une bonne initiative. Il a fait circuler un clip sur Internet présentant les photos des magasins fermés et un autre qui montre ces derniers à leurs moments de prospérité. Il a dit qu’il s’engageait à payer les salaires des serveurs, des livreurs et tous les autres qui travaillent chez lui car ce sont eux, d’après ce clip, qui font vivre son business et c’est grâce à eux que cet homme d’affaires a fait fortune ».

Une dernière initiative a été aussi lancée par la Banque égyptienne de la nourriture pour soutenir les journaliers dans cette période critique. Lancée sur Facebook, elle a pour objectif de collecter des dons pour offrir aux gens les plus défavorisés des produits alimentaires. Tout cela pour éviter que ceux qui ne meurent pas du coronavirus ne meurent pas de faim l Nombre de travailleurs journaliers sont en chômage forcé à cause du coronavirus.

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