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Les Egyptiens crient leur joie

Chahinaz Gheith, Mardi, 09 juillet 2013

Après l'éviction de Mohamad Morsi, les villes d'Egypte sont envahies par des scènes de liesse, malgré une certaine méfiance et la peur d'une guerre civile.

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(Photos: AP)

« Mabrouk ! Notre pays nous est enfin revenu ! L’Egypte d’aujourd’hui est libre et fière », s’exclame Asmaa Youssef, une jeune manifestante de la place Tahrir en état d’euphorie. « Le peuple égyptien, seule source de légitimité, a dit son mot », ajoute-t-elle. « C’est un moment historique, nous nous sommes débarrassés de Morsi et des Frères musulmans, ce vrai cauchemar », dit Ramez, 40 ans, un autre manifestant dans un cortège d’automobilistes klaxonnant, agitant des drapeaux et scandant : «peuple et l’armée forment une seule main ».

Les graffitis et les posters ornant la place Tahrir évoquent le même sentiment. «la fin de la colonisation des Frères musulmans », peut-on lire ici. Plus loin, une main a tracé : « 22e jour de révolution », comme si les manifestations gigantesques du 30 juin qui ont abouti au renversement de Morsi en quatre jours et les 18 jours de la révolte de janvier-février 2011 contre Moubarak ne faisaient qu’un.

Depuis deux ans et cinq mois, la place Tahrir en aura vu de toutes les couleurs. Des premières manifestations gigantesques pour renverser Moubarak, aux violences dans les moments d’incertitude ... en passant par les protestations contre l’armée, lorsque celle-ci entravait le processus de transition. En ce mercredi 3 juillet, on a vu une autre place Tahrir enfin sortie de sa longue léthargie et qu’elle a repris des couleurs du printemps pour célébrer la réussite de sa deuxième révolution.

Après la déclaration du chef de l’armée annonçant la destitution du président Mohamad Morsi, une destitution exigée depuis plusieurs jours par une marée humaine manifestant sur la place Tahrir et partout dans les villes d’Egypte, un air de fête s’est emparé des Egyptiens. Des millions de personnes en liesse sont descendues non seulement sur la place Tahrir mais aussi à Ittihadiya devant le palais présidentiel, ainsi que dans les rues et les avenues des gouvernorats. Le pays des pyramides est plongé dans une atmosphère de fête nationale : de nombreuses voitures arborent des drapeaux égyptiens.

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(Photos: Reuters)

Des feux d’artifice improvisés illuminent le ciel, des lasers brandis par la foule éclairent les hélicoptères qui survolent la place. Des hommes, des femmes et des enfants se tiennent par les épaules et se prennent en photo pour immortaliser ce nouvel événement historique. C’est un véritable festival de chant, d’embrassades et de danse aux rythmes de l’hymne national. Bref, une ambiance de victoire qui dépasse de loin celle de la Coupe d’Afrique des nations, mais là, « c’est la coupe du monde de la liberté », scandent certains manifestants. L’Egypte a connu la plus grande manifestation de son histoire, et ces millions d’Egyptiens déçus par la politique des Frères musulmans sont descendus dans les rues pour réclamer des élections anticipées. Une sorte de coup d’Etat démocratique contre cet homme qui vient de fêter, le 30 juin dernier, le premier anniversaire de son investiture.

Pour de nombreux Egyptiens, Morsi a fait quasiment comme Moubarak. Sa politique autoritaire a fini par convaincre ceux qui ont voté pour lui qu’il n’est pas l’homme convenable pour l’Egypte. Ainsi, sa popularité a sombré tandis que l’opposition libérale et de gauche l’accusaient de rejeter tout dialogue, de ne pas vouloir un compromis et d’être incapable de faire face à la crise économique et au malaise politique que connaît le pays.

La mobilisation populaire qui a commencé avec une pétition lancée par les jeunes révolutionnaires du mouvement Tamarrod (rébellion) a accéléré sa chute. « Morsi mérite une telle fin. Il n’était que le président des Frères musulmans », explique Waël Samir, un ingénieur présent sur la place. Et d’ajouter : « Nous avons chassé un dictateur, et maintenant, nous en chassons un deuxième. Et nous recommencerons si cela est nécessaire. Nous avons de l’expérience maintenant.

Et l’armée et les responsables politiques garderont cela en mémoire à l’avenir. Ils ne voudront évidemment pas subir le même destin que Morsi et Moubarak » Pour Waël, la destitution de Morsi par les militaires est une victoire pour le peuple. « Ce n’est pas un coup d’Etat comme on tente de le qualifier dans les médias étrangers. Regardez les gens dans les rues, ces gens sont la preuve que c’est une révolution ». affirme-t-il.

Dégage, clap deuxième

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Les Egyptiens savourent leur victoire. (Photos: Reuters)

Le Front National du Salut (FNS) a, pour sa part, publié une déclaration affirmant que « l’Egypte assiste non pas à un coup militaire, mais à une décision nécessaire que les dirigeants de l’armée ont dû prendre pour protéger la démocratie, maintenir l’unité du pays et son intégrité, restaurer la stabilité et remettre le pays sur la bonne voie pour réaliser les objectifs de la révolution du 25 janvier ».

Même immense joie que celle manifestée lors de la chute de Moubarak, mais cette fois-ci, la méfiance est de mise. Les manifestants sont avertis et ont décidé ni de ne pas se laisser faire, ni de se voir voler leur seconde révolution, comme ce fut le cas en 2011.

Suite aux derniers affrontements qui ont eu lieu aux abords de Tahrir entre les pro et les anti-Morsi, les appels des révolutionnaires se sont multipliés, sensibilisant les citoyens à descendre dans les rues et à ne pas quitter jusqu’à la mise en vigueur de la feuille de route qui prévoit un gouvernement représentant toutes les forces politiques,doté des pleins pouvoirs, chargé de gérer la période transitoire actuelle et une commission en charge de la révision de la Constitution.

Kamal Ali, un fonctionnaire au complexe administratif de Tahrir, n’a pas hésité à distribuer à la place Tahrir des bonbons et des sucreries, une fois que Adly Mansour, président de la Haute Cour constitutionnelle, eut prêté serment en tant que chef d’Etat par intérim. « C’est le commencement d’une nouvelle ère. Aujourd’hui, la Bourse a rebondi dans le vert et a gagné 6,4 % de sa valeur. Beaucoup d’investisseurs estiment que l’éviction de Mohamad Morsi ouvrira la voie à la formation d’un gouvernement plus compétent et apte à enrayer la chute de la monnaie nationale ou le creusement du déficit budgétaire », souligne-t-il.

Le politologue Gamal Zahrane pense qu’il serait trivial de dire que Morsi avait une légitimité, car nous sommes face à un acte révolutionnaire. On ne peut donc parler que de légitimité révolutionnaire. Sinon, on peut dire que la révolution du 25 janvier était également illégale. Selon lui, si les Egyptiens sont sortis dans les rues en grand nombre pour réclamer le départ du premier raïs démocratiquement élu, c’est parce que ce dernier a lamentablement échoué dans sa mission de sortir l’Egypte de sa misère et du chaos. « Sa gestion, passée entre erreurs et maladresses, a fini par lui valoir un dégage comme ce fut le cas pour son prédécesseur. A vrai dire, mal conseillé par sa confrérie depuis son élection, Morsi n’a pas cessé de provoquer le peuple », explique-t-il, tout en rappelant le bras de fer qu’il a engagé contre la justice, les pouvoirs exceptionnels qu’il s’est octroyé pour faire passer une Constitution plus que controversée et, plus récemment, des nominations outrageantes des gouverneurs à travers le territoire. Un avis partagé par Al-Badri Farghali, ancien député de Port-Saïd. D’après lui, le régime de Morsi agissait à l’israélienne, en imposant ses politiques et ses décisions pour ensuite appeler à des dialogues de pure forme. Il exerçait la violence puis appelait les autres à se contrôler. Si le peuple parie maintenant sur l’armée, c’est pour faire face au complot de la confrérie des Frères musulmans visant à « kidnapper » à jamais toute une patrie. « Avec 40 % des Egyptiens sous le seuil de pauvreté, les hausses des prix, les coupures de courant et d’eau, la pénurie d’essence, des milliers de grèves en quelques mois, tout nouveau gouvernement devra commencer par régler ces problèmes », souligne Sayed Gharib, membre du mouvement Tamarrod. Et d’ajouter que grâce à Morsi, il y a eu une réconciliation avec la police, symbole de la répression détestée depuis la révolution du 25 janvier.

Défendre la légitimité

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les partisans de Morsi à Rabea Al-Adawiya refusent de se résigner à cette défaite. (Photos: Reuters)

Loin des scènes de liesse, et précisément sur le camp islamiste à Rabea Al-Adawiya, qui sert de point de ralliement aux pro-Morsi, l’ambiance est nettement plus sinistre, voire électrique. Assis sur un trottoir, Ahmad semble dépité. Voilà une semaine que ce jeune homme, âgé de 21 ans, est là pour défendre Mohamad Morsi, il n’a presque pas dormi, les poches noires sous ses yeux sont là pour le confirmer. Cet étudiant en ingénierie n’arrive pas à y croire, il cherche ses mots pour qualifier son état : choqué, déçu, fâché. « Ils n’avaient pas le droit de nous faire ça, on a respecté les règles, on a élu Morsi démocratiquement », se lamente-t-il. De son côté, l’armée égyptienne appelle à la réconciliation et demande aux partisans de l’ancien président de renoncer à la vengeance. Colère, défi, mais aussi prudence. Morsi est apparemment détenu, ainsi que plusieurs hauts dirigeants des Frères musulmans, et les médias de la confrérie ont été fermés. Les nouvelles autorités multiplient les arrestations dans les milieux islamistes, les Frères musulmans appellent leurs troupes à se mobiliser de manière non violente. Ils ont baptisé « vendredi du refus » les manifestations qui se sont déroulées le 5 juillet, à l’issue de la grande prière hebdomadaire. « Le coup d’Etat militaire n’est pas légitime. Nous resterons dans les rues par millions jusqu’à ce que nous portions en triomphe notre président élu », a déclaré Mohamad Badie, le guide suprême des Frères musulmans dans son discours prononcé à la mosquée Rabea. Badie a été libéré après son arrestation pour incitation à tuer des manifestants qui protestaient le 30 juin devant le siège des Frères musulmans.

Au milieu des hommes aux longues barbes, on croise encore de simples citoyens qui se présentent comme indépendants, certains assurant même ne pas avoir voté pour Morsi, mais être venus ici dans le seul but de défendre la démocratie menacée. Mohamad, professeur, fait partie de ces gens. «n’est pas ça la démocratie. Les militaires n’ont aucune légitimité, l’opposition non plus. Nous aussi on va montrer qu’on sait occuper la rue », dit-il. Mohamad insiste sur le caractère pacifique de la mobilisation à venir. Mais quand on lui demande s’il craint une répression des islamistes par l’armée ou la police, il s’emporte : « Tous les gens que vous voyez là sont des martyrs. Aucun d’eux n’ira en prison, nous préférons mourir. Nous serons des martyrs de la légitimité ».

Et d’ajouter, avec un peu d’ironie en entendant les accrochages entre les forces de l’ordre et les pro-Morsi aux alentours de la garde Républicaine : « Bienvenue, régime militaire » ! Alors que le principal parti salafiste, Al-Nour, s’est rangé du côté des militaires, d’autres mouvements radicaux soutiennent les Frères, comme la Gamaa islamiya. Des affrontements ont éclaté à Marsa Matrouh, un bastion salafiste proche de la frontière avec la Libye. Une ambiance encore plus tendue dans les gouvernorats à forte composante tribale où les esprits s’échauffent beaucoup plus rapidement et où les armes circulent facilement.

Des affrontements entre factions ont fait des dizaines de blessés à Alexandrie, à Zagazig, la ville natale de Morsi dans le Delta du Nil. Dans le Sinaï, des positions militaires ont été mitraillées, par des islamistes à Al-Arich et Rafah, près de la frontière avec la bande de Gaza, causant la mort de 5 policiers et d’un soldat.

« Légitimité », crie chacun des deux camps opposés. Pour la place Tahrir, la légitimité populaire doit primer sur celle des élections, mais il reste à savoir si cette légitimité peut s’imposer sans présenter de nouveaux martyrs.

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