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Mise en scène pour générer la pitié

Dina Darwich, Mardi, 11 juin 2019

Le Ramadan a été marqué par la diffusion à outrance de spots publicitaires, notamment d’appels aux dons. Des pubs qui utilisent des enfants, dont des enfants malades, et qui peuvent porter atteinte à la dignité de l’enfant. Mais plutôt que d’attirer la sympathie des téléspectateurs, ces spots choquent souvent. Enquête.

Mise en scène pour générer la pitié
Les spots publicitaires qui utilisent les enfants ont provoqué une polémique.

« Cette publicité est terrorisante ». C’est ainsi que qualifie Iman Mohamad, une pharmacienne de 40 ans, un spot publicitaire qui appelle à collecter des dons pour la construction d’un hôpital pour les brûlés. Une publicité qui raconte en moins de trois minutes les déboires d’une mère qui a perdu sa petite fille lors d’un incendie qui s’est déclenché à la maison, alors que l’on y célébrait son anniversaire. « A chaque fois que cette publicité est diffusée, je peux lire l’angoisse et la peur sur le visage de ma petite fille âgée de 8 ans. Elle m’a même confié qu’elle ne voulait plus souffler de bougies le jour de son anniversaire par peur de connaître le même sort que la fille du spot publicitaire. C’est terrible d’exercer ce type de pression sur la psychologie d’un enfant. Pourquoi les agences de publicité transforment-elles un événement heureux et tant attendu par un enfant, son anniversaire, en un cauchemar ? », s’indigne Iman, mère de trois enfants de 14, 12 et 8 ans.

Cette année, en effet, les spots publicitaires qui utilisent les enfants pour faire circuler des messages ont provoqué une polémique sur la sphère provoquant la colère de nombreux parents. Une situation qui s’amplifie au mois du Ramadan durant lequel les appels aux dons se multiplient. D’après Dr Azza Al-Achmawy, secrétaire générale du Conseil national de l’enfance et de la maternité, la hotline 16 000 du conseil a reçu des plaintes au cours du mois du Ramadan. Par ailleurs, les associations oeuvrant dans le domaine des droits des enfants ont élaboré plusieurs rapports indiquant que les enfants figuraient dans plusieurs publicités d’une manière choquante. Selon cette même source, les plaintes adressées ont qualifié le spot publicitaire de l’hôpital des brûlés comme étant la « plus horrible » de toutes les pubs qui ont été diffusées lors du Ramadan portant atteinte aux droits des enfants.

« Des mamans ont même réclamé l’arrêt de la diffusion de cette pub. D’autres ont demandé de cesser la diffusion d’une publicité de sous-vêtements dans laquelle les enfants font des gestes osés », explique Al-Achmawy, en ajoutant : « Au cours d’une plainte concernant cette publicité de vêtements, une mère a confié que les parents sont dans une course contre la montre pour apprendre à leurs enfants comment se protéger du harcèlement. Ce spot publicitaire est scandaleux, il exploite des enfants mineurs et comporte à la fois des scènes malsaines qui détruisent tout ce que les parents ont appris à leurs enfants pour les protéger du harcèlement ». Elle précise que le conseil a immédiatement pris des mesures urgentes afin que ces publicités ne soient plus diffusées, pour mettre fin à cette série d’infractions dont les enfants font l’objet. « On a adressé une plainte auprès du Conseil suprême de la régulation des médias ainsi qu’au bureau du procureur général », ajoute Al-Achmawy.

Cela fait plusieurs années en effet que de plus en plus de régies publicitaires et d’agences de casting font appel aux enfants pour apparaître dans des spots publicitaires. L’utilisation des enfants dans la publicité est rentable partout dans le monde. Les plus petits sont devenus de véritables vendeurs de marques de produits et aussi de services. C’est ce qui pousse les régies publicitaires et les agences de casting à faire de plus en plus appel à eux pour des spots publicitaires. Résultat : il ne se passe pas une journée sans qu’on voie des bambins partout dans les différents supports médias : télévision, panneaux d’affichage, dépliants, presse écrite, magazines et même sur Internet. Dès leur plus jeune âge, ces enfants sont mis sous les feux des projecteurs et des caméras pour tourner des publicités pour des produits destinés aux enfants, mais aussi des publicités pour d’autres produits qui n’ont aucune relation avec les enfants.

Infractions à la loi

Bien que le fait de voir un enfant apparaître dans un spot publicitaire soit devenu normal et n’ait rien de choquant, certains considèrent que cela entre dans le cadre du travail des mineurs où l’on utilise l’enfant comme un objet et l’on se sert de lui, de son image, de ses stéréotypes pour attirer les consommateurs. D’autres vont même plus loin. Selon Hani Hilal, secrétaire général de la Coalition égyptienne des droits des enfants, cette situation choquante se répète chaque année, et ce, malgré les cris d’alerte lancés par les organisations actives dans le domaine de la défense et la protection des droits des enfants. « Il s’agit d’une forme de traite des humains, un abus économique de ces mineurs et une transgression à la vie privée de cet enfant, et ce, en abusant de son état de santé, surtout dans les spots où l’on utilise les enfants malades pour pouvoir collecter des dons », dit Hani Hilal. Et d’ajouter : « Même si l’objectif va rendre service à des enfants, la manière dont on les présente est une infraction aux droits des mineurs ».

D’après Hilal, il existe deux lois dans la législation égyptienne qui protégent les enfants et pénalisent de tels actes. Selon l’article 116 de la loi égyptienne pour l’enfant numéro 126 de l’année 2008, toute personne qui publie dans les médias des informations, des dessins, des photos ou d’autres informations qui montrent l’identité de l’enfant doit être sanctionnée par une amende allant de 10 000 à 50 000 L.E. Un autre article portant le numéro 291 a été ajouté au code pénal où il est mentionné qu’il est interdit d’enfreindre aux droits de l’enfant (protection contre la traite, l’exploitation sexuelle, commerciale ou économique, ou utilisation dans la recherche scientifique), alors que l’enfant a le droit d’être sensibilisé pour lui permettre de faire face à ces dangers. « Bien que la législation égyptienne garantisse à l’enfant une protection adéquate, la réalité est loin d’atteindre cet objectif. Pire encore, certaines personnalités publiques apparaissent en compagnie d’enfants dans ces spots », ce qui leur donne une sorte de légitimité.

Stigmatiser les enfants malades ...

Mais pourquoi donc les enfants toujours envahissent-ils nos écrans ? « Les cris des activistes dans le domaine de la lutte contre les transgressions des droits des enfants ne semblent pas porter leurs fruits, car les responsables font la sourde oreille. La situation exige donc une volonté politique pour mettre fin à cette tragédie », répond Hilal.

En attendant, la question ne cesse de prendre de l’ampleur, notamment pendant le Ramadan, la saison propice des appels aux dons. Le pire est justement d’utiliser des enfants malades. Salma, 16 ans, rescapée d’un cancer et traitée dans l'un des hôpitaux qui collectent ces dons, vit très mal. « Ma fille pleure dès qu’elle voit ces spots. Souvent, elle ne supporte pas de rester devant la télévision comme si elle voulait tourner définitivement la douloureuse page de sa maladie. C’est vrai qu’elle est l’une des milliers de personnes qui ont profité des services gratuits de cet hôpital, mais une publicité conçue de cette manière affecte la psychologie de l’enfant », dit Ilham, la mère de Salma, une journaliste de 42 ans.

Un avis qui semble être partagé par le professeur Sami Al-Chérif, doyen à la faculté de communications de masse à la Modern University et ex-président de l’Union de la radio et de la télévision. Il estime que ces spots portent atteinte à la dignité de l’enfant. « Ces gens en quête de dons portent atteinte à toutes les valeurs humaines. Ils osent utiliser un enfant malade pour collecter de l’argent, alors que les préceptes de la religion auxquels ils ont recours insistent sur la nécessité de faire l’aumône en toute discrétion et surtout ne pas humilier la personne qui la reçoit. D’ailleurs, comment ces associations caritatives ont-elles besoin de dons alors qu’elles dépensent des sommes exorbitantes dans le domaine de la publicité ? », S’indigne Al-Chérif.

Eman Bahi Eldin, directrice de l’administration des médias au Conseil arabe pour l’enfance et le développement, est sur la même longueur d’onde. Elle estime que ces pubs ont un impact négatif sur l’enfant qui est stigmatisé non seulement à cause de sa maladie, mais aussi à cause de sa pauvreté vu qu’il a subi son traitement grâce aux dons reçus par l’hôpital. Pire encore. « Dans un de ces spots diffusés il y a quelques années, un célèbre footballeur rend visite à un enfant cancéreux en stade final. Quelques mois plus tard, l’enfant s’est éteint, et la nouvelle a circulé sur les réseaux sociaux, pouvez-vous imaginer l’état d’âme des milliers d’autres enfants atteints de cette maladie et qui ont besoin d’espoir pour résister à la maladie ? », s’indigne-t-elle. Le côté technique dévoile aussi pas mal d’infractions. « Le tournage de ces spots peut durer une semaine, imaginez cet enfant malade qui, au lieu de se reposer, doit faire des efforts pour tourner ce spot publicitaire ? », dit Nihal Loutfy, professeure de psychologie pédagogique à la faculté du Canal de Suez.

Et ce n’est pas tout. Selon Eman Bahi Eldin, dans les coulisses de ces spots, on entend dire que l’on donne parfois des calmants aux enfants pour qu’ils ne pleurent pas lors d’une scène émouvante et gâchent le tournage. « La consommation de ces produits à cet âge précoce pourrait avoir des effets nuisibles sur le développement du cerveau en particulier ainsi que sur la santé de l’enfant en général », affirme-t-elle. Elle ajoute que le Conseil arabe pour l’enfance et le développement a réagi pour mettre fin à cette absurdité.

Ou les exploiter pour la bonne cause ?

Cependant, Nihal Loutfy estime que cette expérience pourrait avoir un impact positif sur les enfants de point de vue pédagogique. « Quand les petits observent un enfant du même âge qu’eux souffrant d’une maladie grave, ils peuvent apprendre ce que signifie le partage et la compassion », dit la pédagogue.

Du côté des publicitaires, on se défend tant bien que mal. Mohamad Mahmoud, directeur dans une entreprise de pub, explique que l’utilisation des enfants dans un tournage se fait avec le consentement des parents et en présence du corps médical qui suit son état de santé.

« Au contraire, de cette manière, on fait circuler un message ayant pour objectif la compassion envers l’enfant malade et on reste crédible. Et puis, en période du Ramadan où les dons et la zakat sont plus nombreux, on ne fait que guider les téléspectateurs pour qu’ils sachent où diriger leur aumône de manière à ce que cet argent serve ceux qui en ont le plus besoin », se justifie Mohamad Mahmoud.

Comme chaque année durant cette période, la polémique se poursuit donc. Le Conseil arabe pour l’enfance et le développement vient de créer un atelier qui présente une série de mesures dans le but de mieux organiser l’apparition des enfants dans les publicités pour éviter tout dérapage. Rendez-vous le prochain Ramadan pour voir si les choses changeront ou non.

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