« J’ai l’habitude d’acheter les médicaments sans ordonnance, y compris des antibiotiques comme l’amoxicilline. Mais pour mes filles, je demande l’avis du pharmacien. Je consulterai un médecin si le cas est grave », dit Hazem Marawan, fonctionnaire et père de deux filles âgées de 8 et 12 ans. Il confie qu’à chaque fois qu’il attrape un rhume ou souffre de maux de tête ou de rages de dents, il utilise toutes sortes de médicaments supposés atténuer les douleurs, sans consulter le médecin, ni même le pharmacien. Et comme ce fonctionnaire, il en existe beaucoup.
Dr Yasser Moustapha, spécialiste à l’hôpital de Qasr Al-Aïni, met en garde contre les risques encourus d’une mauvaise interférence entre plusieurs médicaments lorsqu’ils sont pris sans consulter le médecin. « Il existe de nombreux cas de maladies résultant de l’utilisation irrationnelle des médicaments.
Par exemple, prendre une dose élevée ou un médicament inapproprié peuvent être à l’origine de complications à ne pas sous-estimer telles que les allergies ou les éruptions cutanées », explique ce médecin, qui cite le cas de Hani Karim, un patient rencontré aux urgences d’Al-Qasr Al-Aïni. Cet homme, la quarantaine, a reconnu avoir été intoxiqué en avalant des médicaments sans consulter un médecin. Son cas s’est compliqué en consommant d’autres médicaments censés combattre cette intoxication. C’est suite à cette grosse bêtise qu’il a décidé d’aller à l’hôpital où il apprendra que ce sont les effets secondaires des médicaments qui l’ont rendu dans cet état.
Le Dr Yasser Moustapha note que beaucoup de malades pensent, à tort, reprendre eux-mêmes un traitement précédemment prescrit par un médecin, en se limitant dans le meilleur des cas à l’avis d’un pharmacien ou encore en se basant sur les expériences, supposées réussies, d’autres malades pour légitimer leur automédication. Dans d’autres cas, la personne préfère « diagnostiquer » elle-même sa maladie évitant d’aller chez le médecin, soit pour ne pas s’acquitter des honoraires, ou tout simplement par crainte du médecin. Sûre d’elle et de son droit, Nadia Moustapha, une femme au foyer, affirme avoir souvent prescrit des médicaments à ses enfants, ainsi qu'à ses amies et ses voisines. Elle a pris l’habitude de tester plusieurs analgésiques accumulant ainsi une grande expérience dans le domaine des sédatifs.
Autre scène, celle d’une collègue de travail que l’on voit tirer de son sac à main un tas de comprimés à la moindre alerte et décider elle-même de la dose de médicament à ingurgiter. Des personnes tout à fait profanes en la matière et qui s’érigent, à l’occasion, en médecins-conseil recommandant, après « consultation » sommaire et « diagnostic » approximatif, au sujet de tel ou tel médicament, cure ou régime diététique à la personne qui en a besoin.
En effet, la vente des médicaments n’est pas réglementée en Egypte. N’importe qui peut s’acheter n’importe quel médicament en pharmacie sans prescription médicale. L’automédication est un phénomène qui n’est pas récent, il est même devenu en vogue dans notre société, notamment durant les saisons d’automne et d’hiver, période des grippes et d’autres maladies saisonnières. Malgré l’absence de statistiques fiables concernant ce phénomène, il existe une étude basée sur des données recueillies sur le terrain et menée récemment par certains docteurs en pharmacologie.
Cette étude a révélé que 3 Egyptiens sur 4 s’administrent des médicaments sans avis médical. La proportion de personnes qui se soignent seules augmente progressivement chez les adultes de 40 à 79 ans, puis diminue à partir de 80 ans. Par ailleurs, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a tiré la sonnette d’alarme sur l’automédication et l’exagération de la prise des antibiotiques prescrits par les médecins généralistes, car cela représente un danger potentiel pour les malades. Selon l’OMS, la résistance aux antibiotiques a atteint désormais des proportions dangereuses dans toutes les régions du monde.
Chaque jour, de nouveaux mécanismes de résistance voient le jour et se propagent à l’échelle mondiale, compromettant notre capacité à traiter les maladies infectieuses les plus courantes. Et pour un nombre croissant d’infections, comme la pneumonie, la tuberculose et la septicémie, le traitement est devenu difficile, voire impossible, suite à la perte d’efficacité des antibiotiques.
Bref, mauvais dosage, mauvaise prise, non-respect du traitement prescrit, interaction entre plusieurs médicaments, etc. les incidents liés à l’utilisation de médicaments sont divers et les conséquences loin d’être anodines. Démarche qui s’avère dangereuse, puisqu’elle est à l’origine de décès causés par les effets secondaires. « Ces dernières semaines, plusieurs personnes ont trouvé la mort suite à des injections faites en pharmacie.
Rimass, âgée d’un an du gouvernorat de Béheira, Irinie Mina du Caire et 6 autres sont morts après avoir fait une injection d’antibiotique, alors qu’ils souffraient d’une allergie. Une autre personne a perdu la vue après avoir appliqué quelques gouttes de cortisone conseillées par son pharmacien », témoigne Mahmoud Fouad, directeur du Centre du droit aux médicaments, tout en ajoutant qu’il est nécessaire de mettre en place un cadre légal pour régir ce genre de pratique.
A cet effet, Dr Ayman Aboul-Ela, vice-président de la commission de la santé au parlement, souligne qu’il est temps de prendre des mesures pour mettre un terme aux ravages de l’automédication. Ainsi, il a présenté un projet de loi qui incrimine la vente des médicaments sans ordonnance médicale. De son côté, Dr Aboul-Ela a mis en exergue le rôle des pharmaciens et a définitivement rejeté le stage de formation programmé par le syndicat des Pharmaciens au Fayoum. « Est-ce que ces dix séances sont suffisantes pour former le pharmacien de manière à ce qu’il se substitue au médecin et prescrive des médicaments ? », s'interroge-t-il avec véhémence.
L’automédication, excès et dangers
Toutefois, Sameh Yousri, pharmacien, pense que cette tendance à prendre des médicaments sans avis médical est un phénomène mondial. « A chaque fois que l’automédication est abordée, le pharmacien est souvent mis en cause, alors que ce n’est pas un problème particulier à l’Egypte. Partout dans le monde, on s’administre une aspirine pour un mal de tête. Mais chez nous, le problème prend des allures un peu particulières », explique-t-il, tout en ajoutant qu’il est plus facile de s’acheter des médicaments que de se rendre chez un médecin. La plupart des gens n’ont même pas les moyens pour faire des analyses médicales ou des radiographies.
Concernant les catégories des malades-consommateurs, Sameh en cite trois. Tout d’abord, les personnes instruites. Celles-ci donnent le nom du remède dont elles ont besoin. Il peut s’agir d’un antibiotique, d’un anti-inflammatoire, d’un antalgique ou d’un traitement pour les brûlures gastriques. Les citoyens analphabètes nomment plutôt le mal dont ils souffrent tel que la toux, la fièvre, les maux de tête, les rages de dents.
D’autres encore attendent du pharmacien qu’il fasse le diagnostic après lui avoir expliqué leur état. Par ailleurs, celui-ci admet que la distribution de médicaments, pour des maux considérés banals, est courante dans les pharmacies. Pourtant, il ne cache pas son inquiétude de voir des patients conseiller à leurs proches ou amis des traitements qui leur ont été prescrits et se dit opposé à cette idée. « Parce que la réaction au traitement diffère d’un malade à un autre, d’une part et d’autre part, l’autodiagnostic est souvent erroné. Une fièvre n’est peut-être que le symptôme d’une maladie plus grave », constate Yousri.
Mamdouh Ali, un autre pharmacien, déclare: « Je ne trouve pas d’inconvénients à donner un antitussif ou un antalgique, mais je m’abstiens s’il s’agit par exemple de corticoïdes ou d’antihistaminiques qui sont recherchés par de jeunes femmes pour leurs effets secondaires, en l’occurrence la prise de poids. A celles-ci, j’explique les éventuelles conséquences négatives de ces produits chimiques sur la santé. Malheureusement, elles ne sont pas toujours réceptives. Nous apprenons par ailleurs que des malades chroniques essaient parfois de renouveler leur ordonnance sans l’avis de leur médecin traitant ».
A ce propos, Dr Chérine Adel, professeure de pharmacologie, pour qui l’automédication ne peut être que nocive, affirme: « Il est vrai que le conseil d’un pharmacien peut être utile, mais il doit être limité à certains produits, étant donné que le petit interrogatoire adressé au patient n’est pas suffisant pour évaluer son état. Il faut prendre en compte aussi qu’au niveau des pharmacies, il y a des vendeurs ou des auxiliaires lesquels n’ont pas fait d’études universitaires leur permettant une connaissance de ce genre de produits. Donc, ils doivent se limiter à la prescription du médecin». Et d’ajouter: « Le renouvellement d’une ordonnance ne devrait pas être fait automatiquement, car la prise de certains médicaments doit être limitée dans le temps pour éviter les effets secondaires, à savoir un retentissement sur les organes vitaux du corps humain ». Dr Adel met en garde contre les vitamines qui sont généralement consommées à tort et à travers et sans modération.
« Les besoins en vitamines sont déterminés par les carences alimentaires ou par la présence de certaines maladies, ce qui doit être diagnostiqué par un médecin. Car la vitamine est une arme à double tranchant et peut causer des troubles si elle est consommée sans besoin: des doses trop fortes de vitamines A ou D peuvent intoxiquer une femme enceinte et causer des déformations au foetus ».
Et ce n’est pas tout. Selon elle, les médicaments renfermant de la codéine ou de la morphine doivent également être soumis à un règlement strict, lequel prévoit l’inscription des drogues sur un carnet au nom du patient, signé par le médecin, et gardé en sa possession. Bien que la vente de médicaments renfermant un certain taux de codéine et sans ordonnance soit passible d’une peine légale, nombreux sont les pharmaciens qui s’adonnent à ce commerce, notamment dans les quartiers populaires. « La vente illicite de médicaments comme le Codiphan, la Coramine, le Tussivan ou la Paracodein est immorale et mène à la toxicomanie. Ainsi, Hassan, étudiant à la faculté de droit, confie que certains de ses copains consomment des médicaments contre l’asthme, des anxiolytiques, ainsi que de l’alcool blanc mélangé à du jus de raisin et en sont devenus dépendants. L’un d’eux a trouvé la mort suite à une overdose », raconte-t-elle.
D’ailleurs, si l’ignorance, la pauvreté du patient et la cupidité de certains pharmaciens sont les causes principales de l’automédication, une prise de conscience collective est nécessaire pour y remédier. « La solution consiste à ce que les médecins baissent les prix de leurs consultations et, pour les pharmaciens, à faire prendre conscience aux gens des dangers qu’ils encourent. Il faut agir aujourd’hui pour soigner encore demain, car rien n’est précieux que la santé », conclut Dr Adel.
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