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Gauchers, petites manoeuvres au quotidien

Manar Attiya, Mardi, 04 décembre 2018

Une personne sur six dans le monde est gauchère. Pas facile dans un monde a priori conçu pour les droitiers. En Egypte, les gauchers continuent de se heurter parfois à certaines idées reçues. Reportage.

Gauchers, petites manoeuvres au quotidien
950 millions de personnes sont gauchères dans le monde selon les chiffres de l’Unicef, soit une personne sur six. (Photo : Mohamad Abdou)

« Couper une tomate, une pomme de terre ou un concombre, c’est plutôt facile pour toi, le droitier, alors que pour moi, c’est difficile. Les dents du couteau sont du côté gauche. Ma tranche de tomate sera soit trop fine, soit trop épaisse. Et pourquoi le petit bout d’acier qui permet d’éplucher un légume se trouve-t-il à gauche ? Pire encore : l’ouvre-boîte ! Un vrai casse-tête pour moi. Ouvrir une boîte de conserve en poussant l’ustensile vers l’avant et sans me couper un doigt relève de l’exploit », lance Fawziya, la trentaine, qui semble indignée de voir que tous les objets sont conçus pour les droitiers.

Le tracas de Fawziya est partagé par des millions d’autres gauchers, qui éprouvent parfois des difficultés au quotidien. A vrai dire, il n’existe aucun chiffre officiel concernant le nombre de gauchers en Egypte, mais il en existe 950 millions dans le monde — soit une personne sur six — selon les chiffres de l’Unicef.

Dans la rue, cela peut être tout aussi ardu pour les gauchers. « La grande difficulté que je rencontre, c’est quand je conduis ma voiture, car le levier de vitesse se trouve à droite, ainsi que le frein à main. Autre inconvénient : les tourniquets du métro. Comme le ticket se glisse à droite, cela me prend deux secondes au lieu d’une demi-seconde pour passer mon ticket, le temps de changer de main », raconte Siham, fonctionnaire, qui ajoute que c’est particulièrement désagréable pour elle de prendre le métro aux heures de pointe, lorsqu’une foule pressée et stressée s’impatiente dans son dos.

Que l’on soit droitier ou gaucher, tout se passe dans le cerveau. La différence entre les deux se trouve dans la composition cérébrale. « Chaque partie du cerveau héberge un certain nombre de fonctions plus ou moins importantes : c’est la latéralisation. Chez les droitiers, ce phénomène entraîne un stockage des fonctions les plus importantes dans l’hémisphère gauche, tandis que le cerveau des gauchers héberge ces fonctions dans l’hémisphère droit », note Dr Oussama Gade, conseiller pour les maladies neurologiques.

Des problèmes en classe

Les gauchers peuvent rencontrer certains soucis dès l’enfance. Dans les écoles publiques, l’exercice de l’écriture, c’est toute une histoire. Pour écrire de droite à gauche, ils ouvrent largement le bras gauche. C’est le cas de Mohamad, élève en première primaire. Sa main se trouve sur la ligne d’écriture au lieu d’être placée dessous comme chez les droitiers. Il ne voit plus ce qu’il a écrit, perd le fil, efface tout ce qu’il a fait. L’institutrice s’énerve alors et le gronde en classe. Résultat : l’enfant est traumatisé. En effet, certains enseignants ne se montrent pas compréhensifs, alors que les parents, parfois, ajoutent une pression supplémentaire.

La maman de Yassine, un garçon de 7 ans, avait remarqué une chose bizarre lorsque son fils rentrait de l’école. « Yassine avait du mal à tenir son stylo, parce qu’il utilisait sa main droite. Lorsque je lui ai demandé pourquoi, il m’a répondu que c’était l’institutrice qui ne voulait plus le voir écrire de la main gauche. Elle l’avait frappé avec une règle et lui avait demandé de ne plus écrire de la main gauche, mais de la main droite », raconte-t-elle. L’enfant est inscrit dans une école publique dans un quartier populaire du Caire. La jeune maman ajoute : « Dès les premiers mois, j’ai su que mon fils était gaucher, car il tendait toujours la main gauche pour saisir les objets. Mes parents m’ont demandé de l’habituer à changer de main. Moi, je ne trouvais pas cela utile, car je ne voyais pas d’inconvénient à ce qu’il soit gaucher. Mais à chaque fois qu’il rendait visite à ma mère, elle l’obligeait à utiliser sa main droite ». La grand-mère considérait son petit-fils comme anormal. Parfois, sa tante lui attachait la main gauche derrière le dos pour le contraindre à utiliser la main droite. Et lorsqu’il rend visite à l’un de ses camarades de classe, la mère de celle-ci l’accable de questions auxquelles le garçon ne peut répondre : « Tu manges avec la main gauche ? Tes parents ne t’ont pas dit que c’était haram (illicite, ndlr) de manger de la main gauche ? ».

Or, contraindre le cerveau est susceptible d’entraîner des troubles du comportement plus ou moins graves. « Cela peut parler des troubles de l’écriture, de la maladresse, de la perte de confiance en soi, des incontinences urinaires prolongées, du bégaiement et de la dyslexie », précise Dr Neamate Al-Sayed, pédagogue. Elle poursuit en citant des statistiques mondiales de l’Unicef : « Parmi les 800 000 élèves gauchers inscrits à l’école primaire, 300 000 sont en souffrance physique ou psychologique ». Selon Dr Neamate Al-Sayed, le petit gaucher qui apprend à lire et à écrire doit relever plusieurs défis. « On ne lui donne pas les bons outils, son bras se crispe et le sens de la lecture, de droite à gauche, lui paraît anormal. Lui faire une remarque, même anodine, peut heurter l’enfant, le faire douter de soi et le mettre en situation d’échec scolaire », ajoute-t-elle.

Le poids des idées reçues

Et ce n’est pas tout. Dans certaines couches de la population, la culture et certaines superstitions peuvent avoir un impact sur les gauchers. Ainsi, Am Ahmad, vendeur dans un grand supermarché, voit comme un mauvais présage le fait qu’un client lui tende de l’argent de la main gauche, car il pense que cela va lui porter malheur. Alors il demande à la personne de lui redonner l’argent de l’autre main. Certaines personnes refusent de plus de s’attabler avec une personne qui mange de la main gauche, car cela est considéré comme un manque de respect. « Je ne pourrais jamais boire ou manger quoi que ce soit chez quelqu’un si on me sert de cette main-là. Car on m’a toujours appris que c’était un signe d’irrespect et de malédiction ! », note Magued, la cinquantaine, originaire de la Haute-Egypte.

Tout cela oblige les gauchers à une certaine flexibilité dans leur vie quotidienne. Certains s’efforcent ainsi à utiliser la main droite pour saluer, manger ou donner de l’argent. D’autres sont devenus ambidextres — ce qui veut dire qu’ils utilisent les deux mains — dès un jeune âge, pour ne pas être mis à l’écart. « J’étais gaucher jusqu’à l’âge de 5 ans et c’est à cause de mon entourage social — mes professeurs, mes amis, mes collègues — que j’ai commencé à utiliser ma main droite très tôt. Aujourd’hui, je suis gaucher quand je dois utiliser un couteau, une fourchette, ma tablette électronique, un clavier d’ordinateur, un téléphone ou soulever de lourdes charges. Mais je suis aussi droitier, lorsque j’écris ou j’utilise une cuillère. Finalement, je deviens ambidextre lorsque je me brosse les dents, utilise un balai ou tout autre type d’objet avec un bâton, et aussi pour me raser », conclut Hamdi, âgé de 40 ans.

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