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Les Egyptiens et la boule de cristal

Manar Attiya, Mardi, 16 janvier 2018

Beaucoup d'Egyptiens croient aux pouvoirs des devins et des voyants, et vont jusqu'à dépenser des milliers de L.E. pour se procurer leurs services. Un marché fructueux, que les charlatans n'hésitent pas à exploiter. Enquête.

Les Egyptiens et la boule de cristal
45 % des Egyptiens croient aux pouvoirs des voyants. (Photo : Mohamad Abdou)

Retour à un ancien amour, protection contre le mauvais sort, solution magique aux conflits conjugaux ou familiaux, traitement de l’impuis­sance sexuelle, remède aux problèmes de santé. Telle est la liste des services qu’Oum Khadija, la Marocaine, proposait à ses clients. Cette femme, qui pratique la sorcellerie et l’art de l’envoûte­ment, a été arrêtée par la police. « Le nombre de victimes d’Oum Khadija et de son complice Hassan Al-Katatni s’élève à 3195 personnes, toutes nationalités arabes confondues. Entre le 26 novembre 2016 et le 2 mars 2017, elle a réa­lisé des gains qui s’élèvent à 1 million393533 de L.E., 27300 dollars et 50 dinars koweïtiens», précise une source policière égyptienne.

En effet, le charlatanisme est devenu un mar­ché fructueux pour ceux et celles qui le prati­quent. Mais peut-on dire qu’après l’arrestation de cette dame et de son compagnon, ce business va disparaître à jamais? Non, bien entendu. Selon une étude effectuée par le Centre national des recherches sociales et criminelles, 45% des Egyptiens croient aux pouvoirs des voyants.

Agée de 46 ans, Sahar n’est toujours pas mariée. Son seul souhait: trouver l’âme soeur. Sa famille et ses amis lui reprochent d’avoir tardé à se marier. « Une femme sans mari vaut moins que rien », lui lançait son entourage. Les regards et les questions des gens l’indisposaient. Et sa mère, qui rêvait de la voir en robe de mariée, n’a pas hésité à recourir aux services d’une voyante. Quant à Sahar, qui habite à la cité du 6 Octobre, elle a fait un trajet de 6 heures en train pour se rendre au gouvernorat de Kafr Al-Cheikh et rencontrer un devin que ses voisines lui avaient recommandé. Sahar est convaincue des pouvoirs de ce dernier. « Toutes les vieilles filles qui se sont rendues chez lui ont vu leur voeu se concré­tiser », dit-elle. Elle raconte qu’elle a été intro­duite dans une pièce exiguë, éclairée par une bougie et séparée des autres pièces par un simple rideau. L’odeur de l’encens embaumait l’air, une odeur caractéristique de ce genre d’endroit. Sahar a exposé son problème au devin. Après l’avoir écouté attentivement, ce dernier s’est mis à griffonner sur une feuille de papier une multi­tude de signes tout en demandant à Sahar de poser la main sur le papier pour en dessiner le contour. Puis, il s’est mis à faire des calculs en se servant de la date de naissance de sa cliente. Cette première entrevue s’est arrêtée à ce stade et Sahar a payé 500L.E. L’homme lui a déclaré qu’il existait une solution à son problème, mais qu’elle lui coûterait cher, car sa tante paternelle lui a jeté un sort pour qu’elle reste vieille fille toute sa vie. Pour briser ce sort, il devait exécuter certaines opérations et présenter des offrandes. « J’ai besoin d’objets personnels (urine, photo, mèche de cheveux, morceaux de vêtements intimes, etc.), qui me seront utiles pour briser le sort qu’on vous a jeté, et ce, avant le début du mois arabe. Ensuite, on va brûler les pactes, présenter des pardons et décoder ce qui a été verrouillé. Tu seras libérée et ton corps nettoyé de cette magie noire », lui a promis l’homme. Ce dernier a aussi fait savoir à Sahar que son voeu ne se réalisera pas avant qu’elle ne débourse une grosse somme d’argent. Véritable charlatan, il a tout fait pour gagner la confiance de sa cliente et l’envoûter. Au cours des différentes consulta­tions, qui ont duré plus de dix mois, Sahar a déboursé une somme de 30000 L.E.

La maternité à tout prix

Si Sahar a frappé aux portes d’un soi-disant devin pour se marier, les charlatans et les sor­ciers trouvent aussi une forte clientèle parmi les femmes aspirant à la maternité. C’est le cas de Saadat. Arrivée devant une porte portant l’ins­cription « Abou-X » à la façon d’un cabinet médical, elle appuie sur la sonnette et rentre avec 700 L.E. en poche et une photo personnelle, comme il le lui avait demandé. Une jeune femme l’invite à s’asseoir sur l’un des deux canapés d’une salle d’attente improvisée. Saadat, une paysanne de 33 ans, mariée depuis plus de 10 ans sans avoir réussi à tomber enceinte, est venue dans ce « cabinet » dans l’espoir de voir son désir d’enfant se réaliser. Mais elle a été prise au piège sans se rendre compte. « Dès qu’il m’a vue, il m’a dit avoir eu des visions. Puis il m’a raconté des faits que j’avais vécus, il y a plusieurs années, et qui m’avaient marquée. Le vieillard savait énormément de choses sur moi. Le pouvoir extralucide de l’homme m’a convain­cue et je me suis souvent redue chez lui », dit-Saadat. Ce n’est qu’après avoir déboursé des milliers de L.E. que Saadat a découvert que la jeune femme de la salle d’attente, à qui elle s’était confiée, avait tout raconté au « devin ».

Rendre visite à ces voyants et sorciers est un phénomène qui ne date pas d’hier. Les histoires de sorcellerie, de magie ou de superstition remontent à la nuit des temps. En effet, les habi­tants de l’Egypte ancienne ont toujours cru à la bénédiction, mais aussi à la malédiction. En ces temps-là, le pharaon était le magicien suprême, médiateur entre le dieu et son peuple. La magie était considérée comme une science étroitement associée à la médecine, afin de guérir ou de prévenir les maladies. On y recourait aussi pour éviter les catastrophes. C’est ainsi que les Egyptiens de l’Egypte ancienne portaient sur eux un papyrus dont le texte les protégeait du mauvais sort. « Deux dieux étaient principale­ment associés à la magie: Isis, l’épouse d’Osi­ris, qui empoisonna Ré pour lui soutirer son nom et acquérir un pouvoir sur le dieu Soleil. Et Heka, qui constituait la personnification des forces mystérieuses », explique Dr Abdel-Hakim Khalil, professeur spécialiste de l’héritage popu­laire auprès de l’Institut supérieur des arts popu­laires. Après la disparition du dernier pharaon, les anciens rites ont perduré et la magie est restée un outil puissant durant les ères chrétiennes et islamiques.

Expliquer l’inexplicable

Le moins que l’on puisse dire, c’est que les prédicateurs, sorciers, devins et autres voyants ont toujours su trouver leur place à travers les époques et n’ont jamais manqué ni imagination, ni pragmatisme. Expliquer l’inexplicable, dévoi­ler ce qui se cache derrière une montagne, der­rière le soleil, derrière les étoiles et au-delà... Ce sont des hommes ou des femmes qui répondent au « besoin de savoir » des gens. Qui disent avoir la faculté de voir ce que l’on ne voit pas, de deviner ce qui arrivera ou de parler à ceux qui ne sont plus là.

Comme à son habitude, hadj Zein Al-Abdine, voyant, accueille une cliente dans son cabinet. Petit bonnet sur la tête, deux portables en main, il répond simultanément à une autre cliente au téléphone. « Non, plus tard, je te rappellerai dans une demi-heure », dit l’homme avant de raccrocher. Une autre cliente l’appelle. Il lui demande: « Où habitez-vous ? ». Et insiste : « Pourquoi ne voulez-vous pas me donner votre adresse ? ». Elle lui répond que sa question n’a aucun rapport avec la consultation qu’elle veut faire. Il prend alors un ton plus menaçant: « Si vous ne me donnez pas votre adresse, j’arrête la consultation ». Hadj Zein Al-Abdine exerce ce métier qui se perpétue de père en fils depuis plus de 15 ans. Au début, il pratiquait la voyance pour ses amis, ses cousins et ses proches. Dès l’âge de 10 ans, il s’est intéressé aux cartes, tandis que son père lisait dans la tasse de café et que son grand-père lisait dans les lignes de la main. « Tout cela me fascinait, mais je n’ai jamais pensé à exercer ce métier. A l’âge de 11 ans, je sentais une présence, celle des esprits... Au fil du temps, je me suis aperçu que mes pré­dictions se réalisaient et j’ai alors décidé de pratiquer et cultiver ce don », raconte-t-il, tout en décrivant comment se passe une consulta­tion. « D’habitude, je parle durant les dix pre­mières minutes, sans arrêt ni réfléchir. Les mots sortent tous seuls de ma bouche. Ensuite, il y a le flash visuel, une image qui surgit dans mes pensées. A travers une carte de tarot par exemple, je peux voir une autre image et visua­liser la personne dans une situation particu­lière. Parfois, j’ai des flashs auditifs, j’entends des voix », explique-t-il. Il précise qu’il a quatre rendez-vous par jour. « Je suis totalement convaincu de ce que je fais. On ne vend pas d’illusion à nos clients. Nous sommes sûrs qu’ils repartiront avec une lueur d’espoir dans le coeur. Un état d’âme qui les aidera à surmon­ter leurs problèmes », confie hadj Zein Al-Abdine. A la question de savoir quelles seront les performances de l’Egypte au Mondial 2018 de football en Russie, il répond que l’Egypte arrivera sans aucune difficulté en quarts de finale. Il poursuit sur un ton confiant : « Tous mes calculs astrologiques de ces der­nières années se sont réalisés ».

Un phénomène difficile à combattre

L’espoir fait vivre. Cela explique peut-être pourquoi le marché de la voyance fonctionne si bien, même s’il s’oppose parfois à la religion. Dans un hadith, le prophète Mohamad a mis en garde contre le fait de fréquenter ce genre de personnes et de les croire. « N’est pas des nôtres celui qui répand des superstitions et celui qui y croit, celui qui pratique la voyance et celui pour qui elle est pratiquée, celui qui pratique la sor­cellerie et celui pour qui elle est pratiquée, celui qui se rend chez un voyant, puis l’interroge et croit en sa prédiction, celui-ci n'a pas cru en ce qui a été révélé à Mohamad (paix et salut sur lui) », souligne Dr Abdel-Rachid Salem, profes­seur d’Al-Azhar.

Contrairement à l’idée reçue, ce ne sont pas uniquement les personnes non éduquées qui vont consulter des devins ou des voyants dans l’espoir de connaître leur avenir ou de résoudre leurs problèmes de vie. Artistes, sportifs ou hommes politiques, ils sont nombreux à recon­naître qu’ils ont eu recours, à un moment ou à un autre de leur vie, à ce genre de services. Des déclarations qui montrent que le phéno­mène est largement ancré dans la société, et qu’il est, par conséquent, d’autant plus diffi­cile de combattre les charlatans.

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