Comme tous les vendredis, Nadia, ses frères et soeurs et leurs enfants se réunissent pour un déjeuner familial. Une réunion qui regroupe le troisième âge représenté par les grands-parents, les adultes, les parents, et les plus jeunes, leurs enfants : des jeunes et des adolescents. Trois générations autour d’une même table où l’on mange, rigole, discute et parfois même s’affronte dans des conversations enflammées. Cette fois-ci, et comme partout, c’est autour du feuilleton Sabea Gar (le septième voisin) et de la polémique qu’il suscite que tourne la conversation. « C’est scandaleux, s’exclame la grand-mère, on ne vit pas dans une société aussi dépravée que ça ». « C’est tout à fait réaliste. C’est vous qui vivez enfermée dans un cocon », répond Karim, le petit-fils, un jeune de 20 ans. « C’est un peu exagéré, mais c’est vrai que ces choses existent, rétorque son père Moustapha, 47 ans, le problème c’est que nous, les Egyptiens, on n’aime pas regarder la réalité en face ». « Même si cela existe, à quoi ça sert de mettre la lumière dessus », réplique Ilham, l’épouse.
Et le débat de s’enflammer dans tous les sens. Une discussion qui résume la polémique engendrée par le feuilleton diffusé sur la chaîne CBC et dont la première partie vient de s’achever. Depuis le premier épisode, en effet, Sabea Gar ne cesse de déchaîner les passions. Après un taux d’audience record lors des premiers épisodes (9 millions sur Youtube), un succès épatant et des acteurs sur tous les plateaux de télévision, la tendance s’est totalement inversée et une pluie de critiques a submergé Facebook. Avec la même idée de base : le feuilleton a commencé par attirer les téléspectateurs par son côté naturel, réaliste et comique, puis au fur et à mesure que les épisodes se succédaient, il a exposé des idées choquantes, non conformes aux traditions et au conservatisme de la société, tout en les présentant comme normales, voire en les embellissant. « C’est le poison dans le miel », « l’adultère est présenté comme légitime, du moins compréhensible, les relations sexuelles hors mariage comme une liberté, la femme pieuse moche, antipathique et complexée, l’alcool et le cannabis comme banals. Bref, il transmet des messages dangereux et, surtout, il déforme l’image de la classe moyenne, celle qui crée l’équilibre de la société », peut-on lire sur Facebook.
Une controverse qui a pris une si grande ampleur que des voix se sont élevées appelant à stopper sa diffusion. En effet, au lieu des 60 épisodes initialement prévus, 47 ont été diffusés. Mais, selon Nadine Khan, l’une des trois réalisatrices, « c’est seulement pour allécher les téléspectateurs, pour les stimuler encore plus. On reviendra avec d’autres questions épineuses dans les prochains épisodes ».
Il s’agit en fait d’un feuilleton au style quelque peu différent. Le scénario ne focalise pas sur une seule trame, mais sur des tranches de vie, parfois simplement sur le quotidien de plusieurs familles égyptiennes de la classe moyenne vivant dans un même immeuble. On ne peut pas parler de héros et de personnage secondaire, tous ont un rôle, une place plus ou moins grande. Il y a Lamia, la veuve, incarnée par la célèbre actrice Dalal Abdel-Aziz, et ses trois enfants. L’aînée, une médecin un peu trop religieuse qui a atteint l’âge fatidique de 30 ans et qui veut se marier, sans plus. La deuxième, une jeune fille qui a terminé ses études, mais qui ne travaille pas, perdue, ne sachant pas ce qu’elle veut dans la vie, et le cadet, l’adolescent dans toute sa splendeur. Il y a aussi la soeur de Lamia, Leïla (jouée par Chérine), qui refuse de divorcer bien que son mari, qui ne vit pas avec elle, soit un escroc et source de scandales. Les deux femmes sont très proches et leurs vies sont intrinsèquement liées, elles se partagent leur quotidien avec tous ses détails. Leïla a deux filles, l’une, épouse et mère, mène une vie traditionnelle, l’autre, femme indépendante et carriériste, refusant l’idée même du mariage, complexée par l’exemple de son père, et qui cherche uniquement à devenir mère.
Leurs voisins, un couple plutôt ordinaire, Noha et Tareq, qui incarne toutes les difficultés du couple commun marié depuis des années : une femme davantage mère qu’épouse, préoccupée par ses enfants, leur scolarité, leurs activités, l’avenir de la famille et les soucis d’argent, et un mari qui se sent délaissé, qui voit son rôle se limiter à celui de trésorier, en pleine crise existentialiste, à la recherche d’un peu de piment dans sa vie, et qui finit par tromper sa femme. Parmi les voisins aussi, un couple adultère : May, femme libre rebelle et indépendante, un brin occidentalisée, vivant seule, amoureuse d’Ahmad, son voisin, dont elle est la maîtresse, bien qu’il l’ait dans un premier temps quittée pour épouser une autre, beaucoup plus traditionnelle.
Du léger aux choses sérieuses
Des personnages différents et qui représentent des exemples qui existent réellement dans la société, qu’ils soient fréquents ou non. D’où la polémique, voire le tollé, qu’a suscitée le feuilleton. Pourtant, les premiers épisodes ont fait fureur. Et pour cause, la simplicité de la mise en scène, le naturel du jeu, des décors, du dialogue et des vêtements. De même, plusieurs acteurs y font leur premier rôle, d’où l’impression que ce sont des « gens normaux », pas des stars. Des scènes de vie du quotidien de ces familles de la classe moyenne égyptienne présentées dans un cadre un peu humoristique, tout en étant réaliste. Au point de nous donner l’impression, nous, téléspectateurs, que c’est une caméra cachée dans un vrai foyer égyptien. Ou même que cela se passe chez nous. Et c’est justement ce qui a choqué le plus. Car après les premiers épisodes plutôt « light », les choses sérieuses ont commencé, mettant à nu les maux cachés de la société.
Avec d’abord l’exemple de May, le personnage qui a suscité le plus de controverse, à tel point que, sur les réseaux sociaux, un commentaire était largement répété : « On aurait pu se contenter de six voisins, et exclure ce couple adultère qui n’ajoute rien au scénario ». « Est-il commun qu’une jeune fille vive seule, qu’elle reçoive ses amis hommes le plus simplement du monde, sans s’en faire des qu’en-dira-t-on, qu’elle couche avec son voisin, lui-même marié ? Est-ce un exemple qu’il faut présenter comme normal ? », s’insurge Dalia, une femme au foyer de 35 ans. « C’est une façon d’encourager les filles à faire de même et de les inciter à la débauche », renchérit Ahmad, 40 ans.
Pour les uns, elle n’est pas du tout représentative de la jeune femme égyptienne, elle n’est que l’exemple des cas exceptionnels, rarissimes. Pour d’autres, May est un « contre-modèle », un prototype qu’il ne faut pas exposer comme étant « ordinaire », encore moins comme une victime. Les plus modérés estiment, en revanche, que May est bel et bien une victime, « victime d’une société machiste, qui autorise tout à l’homme et bannit tout à la femme », défend Hoda, une banquière de 30 ans. « D’ailleurs, dit-elle, ce n’est pas Ahmad, son amant, marié à une autre, qui dérange tant, mais elle. Pourtant, May est un personnage direct, qui assume ses choix, alors qu’Ahmad, lui, est égoïste et hypocrite, il l’aime mais n’ose pas l’épouser parce qu’elle est différente et choisit de se marier avec une femme exemplaire, selon les critères de la société, mais avec qui il n’est pas heureux ».
Autre personnage qui a suscité la controverse, Héba, la jeune fille un peu perdue, sans ambition réelle, qui fume en cachette, qui vit dans un vide affectif et qui, dans sa quête de soi-même, fume du cannabis, juste pour essayer, et s’amourache, à peine le temps de quelques jours, de son voisin marié. « Tout cela a été exposé le plus simplement du monde, sans être banni, ce qui peut encourager les plus jeunes à faire de même », estime Maha, une mère de deux adolescentes, qui ajoute : « Et la fille qui veut juste devenir mère et ne veut pas de mariage en bonne et due forme, et pense même à la congélation des ovocytes, c’est quoi ça ? Ça ne nous ressemble pas du tout, c’est du délire ! ».
Rompre les codes
Mais pourquoi donc Sabea Gar suscite autant la polémique, alors que les exemples de débauche, d’adultère ou de consommation de drogue prolifèrent depuis toujours dans les films et feuilletons égyptiens ? « Parce que le feuilleton transgresse les codes fixés du bien et du mal, du bon et du méchant », répond Rami Abdel-Razeq, critique d’art. « Il y a d’un côté la conception simpliste que l’on trouvait dans certains films avec toujours la victoire du bien contre le mal. Le méchant finit par payer le prix de ses actions ou par se repentir. De l’autre, ce genre de cas de figure était représenté comme exceptionnel, ou appartenant à une catégorie sociale bien particulière. C’était en général dans les bas-fonds de la société, ou chez les classes sociales les plus élevées et les plus riches que la décadence sociale était répandue. Du coup, le commun des spectateurs ne s’y identifiait pas. Et donc, n’était pas dérangé », analyse-t-il.
Or, dans ce feuilleton, ce n’est pas la même chose. C’est de la classe moyenne qu’il s’agit. Et avec une oeuvre qui ressemble plus à du « vrai » qu’à de la fiction, c’est le choc. Avec une question essentielle : à quoi cela sert-il de pointer du doigt les maux de la société ou de généraliser quand il ne s’agit pas de phénomène réel ?
Les pour et les contre
Autre argument : la société n’est pas disposée à recevoir de tels messages. Selon la sociologue Nadia Radwane, « même si on veut parler de nos problèmes, on n’a pas besoin d’être aussi cru, de dire les choses aussi directement, de façon osée. Par exemple, on n’a pas besoin de montrer des attouchements physiques pour suggérer une relation sexuelle. On est une société conservatrice et il faut respecter cela ». Mais le plus grave, selon la sociologue, « c’est que la conscience collective fait défaut dans notre société, où près de la moitié des gens sont illettrés. Ces personnes-là tirent toutes leurs connaissances de la télévision. Et les feuilletons télévisés ont toujours été très suivis, donc, ils ont un impact réel sur la société. Ils ont même une fonction incitative. En fait, plutôt que d’exposer les problèmes sociaux, afin de les étudier et leur trouver une solution, ce genre de feuilletons est incitatif ».
Ceux qui défendent le feuilleton, et plus généralement cette manière de présenter les choses, critiquent, eux, la fameuse politique de l’autruche. « L’hystérie que l’on a vue ces dernières semaines et qui est allée jusqu’à la revendication d’arrêter la diffusion de Sabea Gar, et même de sanctionner d’une manière ou d’une autre l’équipe du feuilleton accusée, de complot contre la morale, n'est, en fait, que l’expression du déni, du manque de maturité et du romantisme naïf d’un public qui a été intelligemment amené à voir ce qu’il ne veut pas voir en face », dit la critique et scénariste Magda Khaïrallah, dans plusieurs sites Internet. « C’est le résultat de notre éducation, on n’a pas appris à avoir un esprit critique. Mettre à nu la réalité, ou même une partie de la réalité, nous dérange. On veut perpétuer l’image niaise d’une société idéale, faite de morale et de vertu ».
Et loin de ces controverses et de ces grands mots, certains voient la chose beaucoup plus simplement. « Pourquoi donc insiste-t-on à ne voir que le mauvais côté ? Il y a tout de même du positif, l’exemple de Noha, qui peut inciter beaucoup d’épouses à revoir leur relation avec leur mari, et celui de Karima, une ancienne prostituée qui lutte pour mener une vie décente », estime Dalia, qui n’a raté aucun épisode. Et de conclure : « Après tout, c’est un divertissement, et ça ne change rien à notre vie ou à nos convictions ».
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