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Sexualité : Ces couples qui se tournent le dos

Manar Attiya, Mardi, 01 août 2017

Près des trois quarts des Egyptiens se plaignent de manque d'harmonie sexuelle et de frigidité. Un constat alarmant qui conduit à une quasi-absence de vie sexuelle et derrière lequel se cache un enchevêtrement de causes aux origines multiples. Enquête.

Sexualité : Ces couples qui se tournent le dos
Les problèmes socioéconomiques amplifient le phénomène.

« Pas ce soir chéri(e), j’ai mal à la tête … Je suis fatigué(e) … J’ai mal au ventre ... Je n’ai pas d’humeur ». Des phrases stéréotypes qui se répètent en guise d’excuses, que ce soit de la part des maris ou des femmes. Des signaux alarmants devenus des cli­chés pour Salma, une femme qui a l’habitude d’entendre ce genre de prétextes de la part de son conjoint voilà des années, quasiment tous les soirs. A bout, Salma, âgée d’une qua­rantaine d’années, décide de briser les tabous et de réagir en dehors des sen­tiers battus. Pour la première fois en Egypte, une femme a le courage de s’exprimer en public et de paraître sur le petit écran, pour révéler au grand jour sa frustration. Pour elle, c’est une façon de se venger d’un mari qui l’a délaissée depuis des années. A l’écran, elle parle sans gêne, et affiche au grand public le désarroi de sa vie intime. « Le sexe ne représente plus aucun intérêt pour lui. Plus rien n’ai­guise son désir. Même dans les moments censés susciter l’appétit sexuel d’un couple ordinaire, comme lors d’un anniversaire de mariage ou pendant les vacances. Toujours rien, toujours un refus. Ça me dévaste et ça me tape sur les nerfs. J’en ai marre », témoigne Salma avec audace sur un ton explosif.

Mariés depuis quinze ans, Salma et son mari n’ont plus de rapports sexuels depuis presque six ans. Comme tous les couples, au début de leur union, ils faisaient fréquemment l’amour. Après trois ans de mariage, la fréquence de leurs rapports a com­mencé à connaître une courbe descen­dante. Jusque-là, tout paraît normal. Mais après non. La fréquence est pas­sée de plusieurs fois par semaine à une fois de temps en temps, puis une fois par an et aujourd’hui, rien du tout. « Au début, j’ai cru qu’il me trompait. Je me suis alors mise à fouiner dans son portable et ses mails personnels à la recherche du moindre indice. Mais je n’ai rien trouvé », raconte Salma, les larmes aux yeux. Salma n’a pas honte de dire que ce qui la blesse, ce n’est pas seulement l’absence de vie sexuelle, mais surtout ce sentiment de ne pas être désirée par son homme. Pourtant, elle n’a pas baissé les bras, du moins au début. « Je prends soin de ma personne. Je me maquille à la maison. J’ai tout fait, changé de look, porté de la lingerie sexy. J’ai joué le jeu classique du romantisme et je lui ai apporté des fleurs. J’ai allumé des bougies. J’ai mis un peu de musique douce … Mais, en vain », s’indigne Salma. La seule bouée de sauvetage qui s’est présentée est de parler aux médias et d’aborder un problème qui la fait saigner.

L’excision, une des causes

Les propos sont choquants parce qu’ils sont dits ouvertement, à l’écran. Salma, qui n’est pas la seule à vivre cette situation, a fait preuve d’un cou­rage que d’autres n’ont pas. Pourtant, jusqu’à maintenant, aucune étude sérieuse n’a été effectuée sur ce sujet tabou. Certains chiffres sont toutefois révélés de temps en temps. 50 % des femmes égyptiennes qui vivent en couple souffrent d’un manque de désir sexuel pour leur partenaire et 25 % d’hommes ne désirent plus leur conjointe (chiffres du CAPMAS, l’Organisme central pour la mobilisa­tion et le recensement). Une autre étude faite dans plusieurs pays du monde, dont l’Egypte, par l’entreprise pharmaceutique Pfizer, confie que 72 % des couples égyptiens se plai­gnent de manque d’harmonie et de frigidité dans leur vie sexuelle. Cette même étude a révélé que moins de la moitié des Egyptiens estiment que leur vie sexuelle est satisfaisante : 36 % des personnes interrogées n’ont de relation sexuelle qu’une seule fois par mois ; 93 % d’entre elles pensent que la vie sexuelle s’arrête à un cer­tain âge (50 ans pour les femmes et 60 pour les hommes).

A l’origine de cet état des faits, plusieurs facteurs. Le premier est sans doute l’excision, une pratique qui y est pour beaucoup. Selon le CAPMAS, 92 % des Egyptiennes sont excisées (chiffre de 2014). Or, l’excision peut provoquer une frigi­dité chez la femme et, du coup, nuire au couple. Cela dit, la sexualité est un phénomène complexe à différents niveaux, influencé par une série de facteurs variant d’un couple à l’autre. « Ce n’est pas forcément une question d’âge, ni de longévité du couple. Mais il s’agit d’un enchevêtrement de plusieurs facteurs économiques et socioculturels qui peuvent, combinés, diminuer l’activité sexuelle : éduca­tion, culture, religion, stress chro­nique, manque de sommeil ou d’ar­gent, fatigue, état de santé, prise de médicaments pour allonger la durée des rapports, pilule contraceptive, troubles psychiques, conflits conju­gaux, problèmes de communication sur les plans affectif et sexuel … Un cocktail explosif très nuisible à la vie sexuelle du couple », énumère le psy­chologue Hatem Al-Masry.

Une culture sexuelle quasi absente

Sans oublier un facteur crucial : le manque, voire l’absence de culture sexuelle chez les Egyptiens. En fait, la sexualité constitue une zone d’ombre que nul n’ose aborder. Quand la vie sexuelle est un fiasco, la situation est bien plus difficile pour le sexe faible, alors que les hommes, eux, peuvent toujours opter pour un second mariage. La femme se trouve cantonnée à deux options : divorcer et subir les aléas de ce statut ou être assignée au silence. C’est le cas d’Amira, une jeune femme de 35 ans. Son mari travaillait dans le tourisme et, conjoncture oblige, il est au chô­mage depuis la révolution et la dété­rioration des conditions de son tra­vail. Depuis cette date butoir, son mari a perdu toute envie pour le sexe. Son humeur est maussade. Il n’a plus d’argent. Chaque fois, c’est elle qui doit prendre l’initiative. Elle se trouve en train de parler à un homme qui n’a plus aucune perspec­tive et n’aspire aucunement au chan­gement. Cela fait des années qu’Amira encourage gentiment son mari à chercher l’aide auprès de spécialistes. Mais, il n’en est rien. C’est comme s’il tournait le dos au mur. Quand elle aborde le sujet, il se referme sur lui-même ou se montre agressif. Elle s’est plainte plusieurs fois de ne pas se sentir désirée. Et puis elle a fini par arrêter, fatiguée d’être rejetée et de le voir manifester autant d’indifférence. « Enfin, j’ai renoncé à une histoire formidable avec le père de mes enfants. Il semble que la relation a pris le tour­nant de celle d’un couple parental, comme si on était un frère et une soeur, point c’est tout », témoigne-t-elle, heurtée au manque d’intimité.

Pire encore. Ce sujet est non seule­ment un tabou mais une ligne rouge. « On hésite à consulter un spécia­liste, surtout les hommes, et s’ils le font, ils réclament de le faire en cati­mini. La catégorie des gens qui se rend chez un sexologue ne repré­sente qu’une certaine tranche de la société égyptienne. Le sexologue est consulté en général par des per­sonnes hautement éduquées », note la sexologue Héba Qotb, qui avoue que durant ces quelques dernières années, surtout après la révolution, les consultations dans son cabinet ont augmenté, mais elle reconnaît que c’est la loi du silence qui conti­nue de sévir le plus.

Qotb poursuit que des chercheurs ont observé que le désir sexuel com­mençait à disparaître dès la première année de mariage. D’après notre expérience et des couples qui nous rendent visite, on pourrait noter et dévoiler par ailleurs qu’environ 43 % des couples mariés depuis 4 ans ne font plus l’amour que quelques fois seulement par mois. Les chiffres sont encore plus dépri­mants quand on va plus loin sur la durée de la relation. Après 15 ans de vie commune, 15 % des couples ne font l’amour que très rarement. Au point de pouvoir compter le nombre de rapports sexuels annuels sur les doigts d’une main !

S’adapter en silence

Si certains couples demandent le divorce ou optent pour des relations sexuelles hors mariage, d’autres subissent leur sort en silence. Car le sexe reste un tabou dans une société orientale. Chez les Egyptiens, le sexe reste souvent synonyme de « péché ». « Les couples sont non seulement paralysés par la honte, mais aussi par la peur du jugement des autres. Ceci revient principale­ment à l’éducation qui en fait un tabou, dont on ne parle pas, même quand ça va mal », explique Dr Amr Al-Khouli, conseiller conjugal.

Ainsi, plutôt que de résoudre le problème, on s’y adapte, d’autant que le choix d’une nouvelle union n’est pas à la portée de tout le monde avec des conditions socioécono­miques. Amgad a longtemps souffert en silence. Il est marié depuis 20 ans. Il se sent humilié par l’échec de sa vie sexuelle. Le sexe semble vrai­semblablement ne plus intéresser sa femme qui ne le voit même plus. « Je passe mes soirées à errer dans les coins de la chambre en espérant qu’elle me jette un coup d’oeil. Je ne veux pas détruire ma famille, mais aussi je n’arrive plus à supporter une vie conjugale sans sexe », se plaint-il en secret. Sa femme, mère de trois enfants, se trouve écrasée par le périple quotidien et les charges de l’éducation de ses enfants. Par stress et manque d’énergie, elle a cessé d’initier les rapports sexuels avec son mari. Lui, il n’a pas divor­cé, mais il a fini par voir ailleurs, à travers Internet ... Et il n’est pas le seul. Internet a bouleversé le mode de rencontres et a facilité les ren­contres d’un jour, celles visant uni­quement à passer du bon temps.

Azza non plus n’a pas opté pour le divorce. Mais dans un contexte et pour des raisons différentes. « Malgré tout, mon mari demeure mon point d’accroche. Il est impos­sible qu’on se quitte. On s’entend sur pas mal de choses, on partage un passé commun qui nous relie, nos deux familles sont proches, on a trois enfants, et ça, c’est le plus important. Pourtant, il n’y a rien de romantique dans notre vie. Je l’aime et pourtant faire l’amour avec lui ne m’intéresse plus du tout. D’ailleurs, le sexe en général ne me dit vrai­ment plus rien », dit-elle franche­ment, ajoutant qu’elle essaie de dépenser son énergie en exerçant du sport et vivre dans un monde imagi­naire en lisant des romans roman­tiques.

Manque de communication

Le cas de Azza semble choquant, il n’est pourtant pas rare. Il révèle un autre problème majeur, c’est qu’il n’existe pas de dialogue sexuel au sein du couple. « On ne discute ni de nos désirs, ni de nos fantasmes, ni de ce qui nous gêne », dit Magued Abou-Seada, gynécologue. « Le manque d’information est un autre grave problème. La seule référence des jeunes, ce sont les films porno­graphiques, qui donnent une image absolument erronée de la sexualité. Du coup, quand ces jeunes passent à la pratique, ils sont souvent déçus. Et, quand le couple, déçu, ne parle pas de ce qui ne va pas, c’est le début de l’échec de leur vie sexuelle », poursuit Magued.

Raison pour laquelle de nom­breuses voix s’élèvent pour appeler à l’intégration de l’éducation sexuelle dans les programmes scolaires, à l’instar du Dr Magdi Mahfouz, doyen de la faculté des études sociales à l’Université du Caire. « Pourquoi ne pas prendre l’exemple de la Malaisie, un pays musulman où la société est également conservatrice ? Depuis 2013, le gouvernement de ce pays a introduit l’éducation sexuelle dans les cursus scolaires. Aussi, des centres d’éducation sexuelle réservés aux couples mariés ont été créés. Avec ce genre d’initiatives, il est tout à fait possible d’améliorer la vie sexuelle des gens et, ainsi, de réduire le nombre de divorces et de relations extraconjugales », conclut Dr Magdi Mahfouz.

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