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La tolérance à la façon de Hanna

Chahinaz Gheith et Mohamad Latif Khalaf, Mardi, 24 janvier 2017

Dans le village de Tahna Al-Gabal en Haute-Egypte, Ayad Hanna Chaker, de confession chrétienne, enseigne le Coran et la Bible aux enfants de son village. Sans distinction de religion, il s'évertue depuis des années à transmettre un message de paix et de tolérance aux nouvelles générations. Portrait.

La tolérance à la façon de Hanna
Ayad a enseigné le Coran à environ 1 500 enfants musulmans et 800 chrétiens de son village. (Photo : Mohamad Adel)

Dès que l’on arrive au village de Tahna Al-Gabal, dans le gou­vernorat de Minya, il est impossible de se perdre. Le premier venu vous indiquera l’adresse du domicile de Ayad Hanna, baptisé « Dar Al-Mahabba », qui fait office d’école coranique.

Il est 14h30. Mariam, âgée de 7 ans, vient de terminer sa journée scolaire, elle presse le pas pour rejoindre le kottab du maître Hanna Ayad, chrétien, âgé de 85 ans. Assis l’un à côté de l’autre, en demi-cercle et à même le sol, une trentaine d’en­fants âgés de 4 à 12 ans sont tout ouïe devant leur enseignant. Ils répè­tent machinalement derrière lui, sui­vant le rythme mélodieux de la réci­tation des versets du Coran. L’endroit est très modeste. Une pièce de 40 m2 avec deux grands tableaux accrochés au mur et deux mastabas (sorte de chaises). Il suffit d’y entrer pour sentir que le temps s’est arrêté. Ayad, perché sur sa mastaba, tenant un moshaf (Coran) d’une main, et dans l’autre, un long bâton appelé al-falaqa, observe ses élèves d’un oeil autoritaire et ne laisse rien passer au hasard. Il explique sa méthode : « Quand l’enfant vient au kottab à l’âge de 4 ans, il apprend d’abord l’alphabet puis à compter. Ce n’est qu’à l’âge de 5 ans qu’il commence son apprentissage du Coran ». Des méthodes dignes des kottabs.

On l’appelle Al-Arrif

Hanna Ayad enseigne la Bible et le Coran depuis une soixantaine d’an­nées.

Un homme au parcours particulier qui a commencé lorsqu’il n’était encore qu’un enfant. A l’école, il devait apprendre le Coran, car à cette époque, on l’enseignait à tous les élèves inscrits dans les écoles égyp­tiennes, quelle que soit leur religion. Ayad a reçu son certificat d’études primaires en 1948, et son diplôme d’enseignant en 1957. Grâce aux encouragements de son père, il a ouvert une classe à l’église pour transmettre son savoir aux enfants de son village. « J’ai appris le Coran avec l’aide de mon père qui était prêtre. Lors des différentes occasions, il prononçait des discours en se réfé­rant souvent aux sourates du Coran. Pour lui, les préceptes du Coran et de la Bible sont les mêmes », confie celui que les habitants du village sur­nomment « Al-Arrif », ou le maître des générations. « On a grandi avec la coexistence, le respect et la connaissance des autres religions. Je considère que nous sommes tous d’une même famille. Il n’y a qu’un seul Dieu et il n’existe pas de diffé­rence entre chrétiens et musulmans », dit Ayad Hanna. « Chaque enfant est une page blanche sur laquelle on doit graver les paroles divines. Ces der­nières resteront enracinées dans son esprit et son coeur ». Pour lui, c’est l’unique protection spirituelle contre toutes sortes de maladies ou de mal­heurs. « Certains parents laissent un héritage matériel à leurs enfants, des terres ou un compte en banque bien garni. Ces intentions sont appré­ciables, mais quoi de mieux que de léguer à son enfant l’amour du Coran ou de la Bible ? », poursuit l’ensei­gnant, qui ne badine pas avec la disci­pline et ne tolère aucun manquement ou oubli de la part de ses élèves.

Les enfants lui sont confiés à l’âge de 4 ans, comme cela a été le cas pour Moustapha, aujourd’hui âgé de 35 ans. Il a eu Ayad pour maître, et main­tenant, ses deux enfants sont inscrits dans son kottab. Idem pour Hassan qui, au début, a confié sa fille de 5 ans à un cheikh, mais la méthode de ce dernier n’ayant pas fait ses preuves, il a décidé de l’emmener à Dar Al-Mahabba. « En plus des versets coraniques, Ayad enseigne la lecture, l’écriture et le calcul, contre 10 L.E. par mois », fait remarquer Hassan.

J’ai tout laissé pour ça

L’enseignement du Coran et de la Bible est pour cet homme un réel acte de foi qui va au-delà des apparte­nances confessionnelles et des cli­vages

« J’ai tout laissé de côté, et je me suis consacré entièrement à l’appren­tissage du Coran et de la Bible. Car la personne qui veut mémoriser la parole divine doit faire des invoca­tions en permanence, son esprit doit être imprégné du Livre Saint. C’est ma seule préoccupation, de jour comme de nuit », souligne Hanna, qui voit que l’ignorance est le facteur principal ayant conduit aux mau­vaises interprétations et à des pra­tiques déviantes qui mènent au fana­tisme.

Pour les plus démunis, Ayad pro­pose ses services gratuitement. Ayad a enseigné le Coran à environ 1 500 enfants musulmans et 800 chrétiens, et tous lui sont très reconnaissants. « Nous n’avons aucun problème à envoyer nos enfants chez Ayad, ce n’est pas le plus important. Ce qui compte, c’est que nos enfants soient bien éduqués, et Ayad a prouvé son efficacité dans ce domaine. Il com­mence avec des enfants en bas âge en investissant un maximum de patience, et consolide chaque jour leur foi, tout en leur expliquant l’im­portance d’apprendre par coeur le Coran », témoigne Abdallah, l’un des habitants du village de Tahna Al-Gabal. Pour Guirguis, dont le fils Malak fréquente aussi l’école de Ayad, le manque de connaissances en matière de religion est l’une des causes fondamentales de la recru­descence de la violence dans la société.

« Où est le rôle de la mosquée et celui de l’église ? Autrefois, le cheikh du kottab et le prêtre de l’église semaient le grain de la foi chez les enfants dès leur plus jeune âge. Les gamins étaient bien informés de leur religion et savaient distinguer le bien du mal », se lamente-t-il.

L’arrière-plan du décor

Certains, tel Abdel-Rahman, ne préfèrent pas envoyer leurs enfants chez un chrétien. « Pourquoi le faire, puisqu’il existe des cheikhs musul­mans pour accomplir cette tâche ? Ils sont plus qualifiés et connaissent par­faitement les règles de la récitation du Coran », lance-t-il.

Et bien que Hanna tente de montrer que tout va bien, la situation a quelque peu changé dans le village. Il tente, chaque jour, de faire face à la recru­descence des violences sectaires entre musulmans et chrétiens qui ont eu lieu en Haute-Egypte, notamment dans le gouvernorat de Minya. La preuve : pour rencontrer Ayad, l’équipe du journal est restée deux heures dans la maison du maire atten­dant une autorisation de la police pour le voir.

En effet, plusieurs incidents ont eu lieu à Minya, citons à titre d’exemple la mort d’un copte par des assaillants musulmans, lors d’une bagarre en juillet dernier. Il y a aussi celui de quatre chrétiens tués et cinq musul­mans blessés lors d’affrontements sectaires qui ont eu lieu ces derniers mois au village d’Edmo. Autrement dit, les violences dans ce village représentent un énième épisode dans l’escalade des conflits sectaires enre­gistrés dans le gouvernorat. Le grand imam d’Al-Azhar, Ahmad Al-Tayeb, s'est d’ailleurs intervenu et a invité les habitants de la région à choisir le chemin de la raison, pour empêcher la propagation de ce genre de conflits.

L’Initiative égyptienne pour les droits personnels a comptabilisé au moins 77 incidents, plus ou moins graves, survenus dans la région de Minya depuis la révolution du 25 janvier 2011. Les membres de la direction de la Maison de la famille égyptienne (organisme de liaison interreligieuse créé il y a quelques années pour prévenir ce type de pro­blème) ont décidé d’envoyer des intermédiaires dans les villages où ont eu lieu les incidents les plus récents pour contribuer à la pacifica­tion de la société.

Ayad, qui n’a que le mot « tolé­rance » à la bouche, parle du fana­tisme comme d’une maladie de l’es­prit, qui s’attrape aussi facilement que la petite vérole, et ajoute : « Une fois que le fanatisme a gangrené le cerveau, la maladie est presque incurable ».

Malgré cette ambiance de tension, Ayad n’a pas perdu de sa ferveur. Il garde le même cap avec persistance. Le même programme. Pas de diffé­rence entre l’année scolaire et les vacances. La rigueur. Voilà ses maîtres mots. Il ne prend jamais de vacances.

Ayad vit en paix avec lui-même, et cela se lit sur son visage. Il est heureux d’accomplir ce qu’il fait, d’autant plus que son travail lui vaut le respect de tous les habitants du village. Pour lui, quoi de mieux que de diffuser encore et encore, sans relâche et à sa façon, un mes­sage de tolérance et de paix ?

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