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Politique: Un jus de citron qui tourne au vinaigre

Chahinaz Gheith, Lundi, 25 mars 2013

Au second tour de la présidentielle, le groupe Asseri Al-Laymoune regroupait ceux qui votaient pour Morsi à contrecoeur. Déçus par la politique du président, ils regrettent aujourd’hui leur choix.

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« Que les âmes de Jika, de Christy et d’Al-Guindi reposent en paix. Ils t’ont élu pour restituer les droits des martyrs, mais tu les as tués. Je regrette d’avoir voté pour toi et d’avoir poussé d’autres à le faire. Aujourd’hui, nous réalisons tous que nous avons commis une grosse erreur, car tu nous as trahis », tel est l’extrait d’une lettre rédigée par l’un des Asseri Al-Laymoune (presseurs de citron) sur Facebook et adressée au président Morsi.

Le terme Asseri Al-Laymoune est apparu pour la première fois lors du second tour de l’élection présidentielle. Il a été utilisé par une catégorie de la population qui a choisi de voter Morsi pour faire barrage à Chafiq, au nom du moindre mal.

Rien de surprenant : le terme Asseri Al-Laymoune tire ses origines du lexique égyptien et signifie être obligé de faire un choix à contrecoeur. Ceux qui appartiennent à cette catégorie ne sont pas forcément des gens politisés mais de simples citoyens qui, par patriotisme, ont dû faire ce choix.

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Jika a payé de sa vie l'élection de Morsi.

L’argument invoqué à l’époque était de barrer la route à l’ancien régime et donc de sauver la révolution. Asseri Al-Laymoune n’est pas un bloc homogène partageant les mêmes idées et valeurs. Il comprend des personnes de toutes les tendances politiques : des socialistes aux révolutionnaires en passant par des libéraux et même des salafistes.

Alors que neuf mois auparavant, Asseri Al-Laymoune étaient fiers de leur choix, aujourd’hui, ils ne peuvent s’empêcher de se mordre les doigts. Une position politique partagée par des présentateurs célèbres tels que Mahmoud Saad et Wael Al-Ibrachi, des activistes politiques tels que Hamdi Qandil, Wael Ghoneim ou Ahmad Maher du mouvement de 6 Avril, l’écrivain Alaa El-Aswany et le scénariste Bélal Fadl. Celui-ci a été le premier à utiliser cette expression avec humour et dérision pour inviter les gens à aller voter Morsi.

« Nous avons choisi de presser du citron et d’opter pour Morsi. Hélas, nous avons réalisé que ce président n’a non seulement pas tenu ses promesses, mais pire encore, qu’il nous a poussés vers l’abîme », a déclaré Mahmoud Saad en direct.

Tout a changé en 9 mois

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Loin des célébrités, la plupart des Asseri Al-Laymoune font aujourd’hui profil bas. Ils ne participent plus aux manifestations. Ils se contentent seulement d’échanger leurs points de vue sur Facebook, créant un débat autour de leurs idées et positions. Partout sur Facebook, Twitter et dans les talk-shows, tous n’hésitent pas à exprimer leur déception et présentent leurs excuses au peuple.

Neuf mois plus tôt, on pouvait lire sur leurs pages des slogans tels que : « Fier d’être un des Asseri Al-Laymoune », « Le jus de citron aide à la digestion et au vote du candidat islamiste », « Nous sommes tous des Morsiyoune et asserou al-laymoune » , « Ya asseri al-laymoune, ne regrettez rien ! ».

Aujourd’hui, tout a changé. Ces mêmes pages ne contiennent aujourd’hui que des déclarations de déceptions et de regrets : « Jusqu’à quand va-t-on continuer dans ce cercle vicieux de violence ? Des gens meurent, d’autres sortent pour réclamer leurs droits et se font tuer et le cercle infernal continue … Veut-on exterminer ce peuple? », « Erhal (dégage), l’Egypte est plus grande que toi ! », « La roue de secours (pour désigner Morsi) a fait son chemin. A situation désespérée, solution désespérée ».

L’un d’eux n’a pas hésité à poster sur sa page Facebook un photomontage de Morsi en tenue de cosmonaute. « Si Dieu le veut, et avec sa protection, Mohamad Morsi va être envoyé sur la lune », ironise un membre des Asseri Al-Laymoune, appartenant au mouvement de 6 Avril.

Celui-ci précise que Morsi domine la compétition avec quelque 22 000 votes sur Internet. Loin derrière le président islamiste, l'alpiniste égyptien Omar Samra a indiqué qu’il avait lui-même voté pour Mohamad Morsi. Il ironise pourtant sur Twitter : « C'est un moment délicat où tu hésites entre réaliser ton rêve d’aller dans l’espace et envoyer ton président en orbite ».

Dans ce même contexte sarcastique, d’autres ne cessent de citer « les fameux exploits » de Morsi. « C’est l’heure des comptes. Qu’a fait Morsi pendant les neuf mois de sa présidence ? Il a nommé un ministre de l’Intérieur, Ahmad Gamaleddine, qui est responsable du massacre de la rue Mohamad Mahmoud (70 morts en une semaine, en novembre 2011). Il a offert une sortie sûre (sans les traduire en justice) au maréchal Hussein Tantawi et au général Sami Anan, qui sont responsables de la mort de centaines de personnes. Il a maintenu la Sûreté d’Etat, responsable de violations de la dignité humaine de millions d’Egyptiens. Il a vraiment réalisé les objectifs de la révolution ... ».

Volte-face rapide

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La politique adoptée par Morsi n’a pas été la seule raison de ce changement de position chez les presseurs de citron. C’est l’assassinat de trois figures de la révolution, appartenant également au groupe Asseri Al-Laymoune, qui a provoqué ce renversement d’opinion.

La mort de Jika, de Christy et d’Al-Guindi a été l’élément déclencheur d’une vague de colère chez les « presseurs ». « Pourquoi Morsi tente-t-il de liquider Asseri Al-Laymoune ? », s’interrogent-ils.

Sur leurs pages Facebook, les photos des trois martyrs ont été mises en ligne. « Nous savons que l’élimination d’adversaires politiques fait partie de leur culture politique depuis toujours. Ils veulent faire taire la révolution, mais nous n’allons rater aucune occasion pour révéler aux gens le vrai visage de Morsi et de sa confrérie », affirme Hamed sur une page Facebook intitulée « Mozakerrat Asseri Al-Laymoune » (le journal des presseurs de citron).

Jika, Christy et Al-Guindi étaient des partisans du groupe Asseri Al-Laymoune. Jika était l’administrateur de la page Facebook intitulée « Contre les Frères musulmans ». Christy était le fondateur de la page Ikhwan Kazéboune (les Frères menteurs) et Mohamad Al-Guindi faisait partie du courant populaire d’opposition. Tous les trois ont voté Morsi et ont appelé à le soutenir.

Lorsque l’actuel président a débuté sa campagne, ils le décrivaient comme étant « inexpérimenté », « sans charisme » et « peu intelligent ». Cependant, comme tous les autres « presseurs de citron », ils pensaient voter pour le changement. Selon eux, le vote a été « brutal », « illégal » mais « justifié » et nécessaire dans un contexte de transition révolutionnaire.

« Se soumettre ou être balayé »

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Depuis l'ascension de Morsi au pouvoir, de plus en plus de jeunes sont torturés ou tués dans leur quête de dignité.

Quelques mois seulement après son accession au pouvoir, leur position a changé et tous sont descendus dans la rue, pour crier leur colère contre la politique mise en place. « Les milices de Morsi ont battu Mervat Moussa devant le siège de la confrérie à Moqattam, une femme qui défend les droits des familles des martyrs et des blessés de la révolution. Se soumettre ou être balayé : telle est la philosophie du régime actuel », lance l’un des « presseurs de citron ».

Voilà les alternatives que Morsi laisse à ceux qui se mettent en travers de sa route, qu’ils soient militaires, juges, opposants libéraux ou partisans du groupe Asseri Al-Laymoune, qui ont pourtant voté pour lui.

« Neuf mois après son élection, celui qu’on appelait la roue de secours, pour n’avoir été que le second choix des Frères musulmans, a décidé d’être un nouveau pharaon, notamment avec sa tentative de cumuler l’exécutif, le législatif et le judiciaire en novembre dernier. L’enjeu est pourtant de taille », lance Karima.

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Cette femme pleure toujours son fils, membre du groupe, tué d’un coup de couteau « par les milices des Frères » lors des affrontements sanglants d’Ittihadiya du mercredi noir (5 décembre). Lors des funérailles de son fils, Karima a ôté l’une de ses chaussures pour se frapper la tête, en disant qu’elle était responsable du décès de son fils. « C’est ce que je mérite, car j’ai cru que le fait d’élire Morsi allait être la solution pour nous tous », lance-t-elle en sanglots, tout en confiant que c’est son fils qui l'a fait descendre malgré elle pour qu'elle donne sa voix à Morsi.

Les partisans du groupe Asseri Al-Laymoune n’ont cependant jamais été pro-Morsi. Ils n’ont pas voté pour l’islamisme mais contre l’armée. « On ne peut pas qualifier les votes pour Morsi ou Chafiq de votes d’adhésion, mais de votes par défaut », analyse Ahmad Yéhia, socio-politologue. Selon lui, grâce aux Asseri Al-Laymoune qui se sont engagés sur une plateforme commune de lutte contre le Conseil suprême des forces armées, ainsi que contre les symboles de la corruption et de l’oppression, Morsi est sorti vainqueur au second tour de l’élection présidentielle. Autrement dit, il a réussi grâce aux Asseri Al-Laymoune à récolter 13 millions de voix contre 12 millions pour son rival Ahmad Chafiq.

Seuls contre tous

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Selon l'anecdote, le président se moque de tous ceux qui l'ont élu.

Aujourd’hui, les « presseurs de citron » sont pointés du doigt. On leur en veut et on leur reproche tout ce qui arrive aujourd’hui dans le pays. L’écrivaine Fatma Naout, qui avait affirmé préférer se couper la main que de voter Morsi, pense qu’il ne faut pas se tromper d’ennemi. Elle tient les partisans de Asseri Al-Laymoune pour responsables de la frérisation, de la crise économique et du manque de sécurité qui sévit dans le pays.

Elle ne cesse d’accuser Bélal Fadl, initiateur de l’idée des presseurs de citron, d’avoir présenté Morsi au peuple comme un candidat révolutionnaire, ce qui a incité beaucoup de gens à voter pour lui.

Des accusations qui ne semblent pas gêner Bélal Fadl qui confie ne pas regretter son choix. « Aujourd’hui, si je devais recommencer, je ferais le même choix ». Il a même rédigé un célèbre éditorial intitulé « La gloire pour Asseri Al-Laymoune » dans lequel il explique qu’il n’a pas commis d’erreur en votant Morsi.

« Les presseurs de citron incarnent l’honneur révolutionnaire et ont fait le choix de la poursuite de la révolution. Ils ont élu un président qui a promis qu’il allait suivre les objectifs de la révolution. Ils ont également annoncé qu’il devrait leur rendre des comptes dès le premier jour de sa nomination. Cela n’est-il pas mieux que de boycotter ou d’élire un candidat qui serait à l’encontre des idéaux de la révolution ? C’est une philosophie tellement noble que beaucoup de gens ne parviennent pas à la comprendre », explique-t-il.

Aujourd’hui, la frustration des partisans du groupe Asseri Al-Laymoune est énorme. Une jeune fille en niqab manifeste devant la Cour suprême tenant une pancarte gravée d’un verset coranique. Elle explique que pour elle, le port du « niqab » n’est qu’un « désir de vertu ». Elle confie être contre « la charia de Morsi ». « La charia appelle-t-elle les gens à mentir aux gens et à revenir sur ses paroles ? », s’insurge-t-elle.

La présidence de Morsi comporte son lot de morts et de blessés lors d’affrontements quasi quotidiens entre les forces de l’ordre et les manifestants. A ce rythme-là, l’attitude du leader des Frères musulmans finira par donner raison à Nicolas Machiavel qui, dans son ouvrage intitulé Le Prince, déclarait : « Les hommes aiment à changer de maîtres, espérant chaque fois trouver mieux. Cette croyance leur fait prendre les armes contre le seigneur du moment ; en quoi ils font un mauvais calcul, s’apercevant qu’ils ont changé un cheval borgne pour un cheval aveugle ».

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