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Hystérectomie forcée, un autre crime passé sous silence

Chahinaz Gheith, Mardi, 20 décembre 2016

Craignant les grossesses dues aux agressions sexuelles, certains parents font subir à leurs filles souffrant d'un handicap mental une ablation de l'utérus. Enquête sur cette pratique clandestine qui viole leur intégrité tant physique que morale.

Hystérectomie forcée, un autre crime passé sous silence
Le film Tout Tout aborde cette affaire : l’actrice Nabila Ebeid y incarne une femme souffrant d’un handicap mental, victime d’un viol.

Tout le monde connaît cette pratique courante, mais personne n’ose en parler. Il s’agit de l’ablation de l’utérus des filles déficientes mentales, pratiquée dans la clandestinité et sans justification médicale. Pour percer le mystère qui entoure cette pratique, nous avons tenté de nous faire passer pour des parents d’une fille autiste. Nous avons réussi à nous débrouiller quelques adresses où, dit-on, on pratique cette opération chirurgicale injustifiée. Et nous nous y sommes rendus pour découvrir les dessous de ce monde clandestin. Seule stratégie pour avoir des informations : le bouche-à-oreille. Il suffit de faire la connaissance d’une personne qui, à son tour, en connaît une autre dans une situation similaire, pour nous donner le nom d’un gynécologue qui pratique de telles interventions. Très prudents et bien organisés, ces médecins, qui se sont bâti une réputation dans le cercle des jeunes femmes en situation de grossesse inopportune, ne prennent aucun risque et n’hésitent pas à dire non à la moindre suspicion. Leurs numéros de téléphone et leurs adresses s’échangent sous le manteau.

Notre recherche nous a conduits à la place de Cheikh Hassan, au gouvernorat de Fayoum, où certaines cliniques pratiquent ces interventions, « mais sur rendez-vous », précise une femme qui dit avoir connu une amie qui a fait subir à sa fille une hystérectomie. Elle nous a donné une adresse et nous nous sommes dirigés vers la clinique de ce gynécologue. A l’intérieur, l’hygiène est plutôt douteuse. Le sol est crasseux, la couleur grisâtre de la blouse de l’infirmière laisse craindre le pire quant à l’hygiène de la salle d’opération. Un grand silence règne dans la salle d’attente où les patientes se regardent d’un air suspicieux. Une terrible attente de quelques heures. Enfin, l’infirmière nous apostrophe : « C’est votre tour ! ». Dès notre entrée dans la salle de soins, nous sommes accueillis avec un sourire visiblement commercial par un médecin moustachu, qui a plus l’air d’un boucher que d’un gynécologue. Nous lui exposons notre problème. Hésitant au départ, il affirme ne pas pratiquer cette opération. Puis, lorsque nous lui donnons le nom du contact qui nous l’a recommandé, revirement de situation : son visage s’illumine et se décrispe. « Cela vous coûtera 5 000 L.E. Si l’argent est prêt, on pourra faire cela dès demain. Pour le prochain rendez-vous, voyez avec mon infirmière », dit-il. Sinon rien. La consultation se termine là. Aucune question sur les antécédents médicaux, sur la santé physique et morale de la patiente. Aucun conseil, rien. Ici, seul l’argent compte.

Second rendez-vous avec un autre gynécologue. Nous nous présentons, cette fois, sous notre véritable identité et précisons que nous sommes journalistes. Surprise : le médecin ne cache pas ses pratiques. « Je pratique des hystérectomies par conviction. Je me mets à la place des parents dont la plupart vivent dans des conditions sociales difficiles. Je comprends leur souffrance et leur crainte d’une grossesse non désirée. Et je ne vois pas de mal à le faire, ce sont de jeunes filles qui ne sont même pas conscientes de leur corps. Je ne prive pas une femme normale d’être mère, ni ces jeunes femmes ne peuvent assumer la maternité, ni leur famille une grossesse hors mariage. Donc, les familles me demandent de faire cette opération à l’insu de leurs filles et sous couvert parfois d’une autre opération, ou en justifiant l’ablation de l’utérus par des causes médicales, comme une tumeur, un fibrome, etc. », confie le gynécologue qui a la réputation de médecin honnête. Selon ses propos, la plupart des cas d’hystérectomie se font dans des hôpitaux publics. Certains de ses confrères la pratiquent par appât du gain, d’autres par compassion. Et d’ajouter : « Moi, j’accepte de la faire seulement sous recommandation, car c’est interdit. Si on m’attrape en flagrant délit, je risque des poursuites judiciaires et même la fermeture de mon cabinet. On ne peut pas faire confiance à tout le monde ».

Parents et médecins se justifient

En effet, devant l’omerta de la société, plusieurs parents issus de classes défavorisées défendent ce qu’ils considèrent être leur droit, celui de pratiquer l’hystérectomie, prétextant l’état mental de leurs filles et la difficulté qui peut surgir à la puberté et avec les premières règles. Or, la raison essentielle est surtout d’éviter le déshonneur de la famille en cas de viol, suivi d’une grossesse. « Ma fille a grandi. Elle est pubère, mais elle est incapable d’assumer son corps changeant, et nous fait honte à chaque fois qu’elle a ses règles. Son âge mental est celui d’un enfant. Elle ne comprend rien à la sexualité et ne se rendrait même pas compte que quelqu’un cherche à abuser d’elle, comment pourrait-elle alors s’en défendre ? », lâche Karima, une vendeuse de légumes habitant la localité d’Itsa au gouvernorat du Fayoum et dont la fille trisomique est âgée de 15 ans. Et d’ajouter : « Comment faire si elle tomberait enceinte ? Comment pourrait-elle s’occuper d’un bébé, alors qu’elle est incapable de s’assumer ? ». Et c’est l’une des raisons pour lesquelles cette mère a décidé de faire subir à sa fille une hystérectomie. « Je ne vois pas l’utilité de l’utérus, puisque ma fille ne se mariera jamais », se justifie-t-elle.

Mais il est impossible de faire parler ces gens en avouant être journaliste. Cette femme ne s’est confiée à nous que parce que nous nous sommes fait passer pour des personnes travaillant dans une association caritative aidant les familles défavorisées. Alors, les langues se sont déliées. « Tout a commencé lorsque j’ai découvert que ma fille a été abusée sexuellement par mon mari, qui n’est pas son père. L’hystérectomie est la seule solution pour éviter qu’elle ne tombe enceinte », raconte Karima, tout en refusant d’admettre que sa fille puisse éprouver des désirs sexuels ou avoir un jour un enfant. Comme si la grossesse était le seul problème, pas le viol.

Même écho chez Malak, une femme de ménage habitant Ezbet Khaïrallah dans le quartier populaire de Bassatine. « Ma fille communique peu et mal. Elle peut sortir de sa chambre complètement nue, même si la maison est pleine d’étrangers, elle a des comportements inattendus. Son corps commence à devenir celui d’une femme, et j’ai peur qu’on n’abuse d’elle », se justifie Malak. Sa fille n’a que 13 ans, mais elle lui a déjà fait subir une hystérectomie « pour la protéger », dit-elle, d’autant plus que les agressions sexuelles, et même l’inceste, sont monnaie courante dans la zone sauvage où ils habitent.

Plus sujettes aux agressions sexuelles

Et ces deux cas ne sont pas les seuls. Bien que l’on ne dispose pas de chiffres officiels sur l’hystérectomie forcée, il existe certains indices qui laissent à croire que cette pratique odieuse est courante. Seuls les cas qui sont suivis de complications médicales, voire de décès, peuvent être répertoriés. Et là aussi, les chiffres sont rares. « Les quelques affaires traitées par la police n’ont été rendues possibles qu’après l’hospitalisation, en état critique, de ces jeunes filles. On ne dénonce pas l’hystérectomie forcée, mais on la découvre », affirme Dalia Atef, directrice du département de l’enfant et de la femme au Conseil national pour les affaires de handicap. « Ce que l’on peut confirmer, c’est que l’on reçoit au moins une plainte par semaine de harcèlement ou de viol de jeunes filles souffrant de déficience mentale au département », dit-elle, sans pouvoir confirmer si ces cas poussent les familles à opter pour l’hystérectomie.

Et d’ajouter : « En 2014, nous avons enregistré 8 cas d’hystérectomie de filles déficientes mentales. Durant les seuls trois premiers mois de l’année en cours, nous avons déjà traité 7 affaires. Tout cela reste certainement en deçà du nombre réel, en général, les chiffres concernant les viols, qu’il s’agisse de victimes souffrant d’un handicap ou non, sont inférieurs à la réalité ». D’après les chiffres de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), le nombre de personnes handicapées en Egypte atteint les 12 millions de personnes, dont 3 millions d’enfants. Et bien que la Déclaration des droits des personnes handicapées, adoptée par l’Assemblée générale des Nations-Unies, soit ratifiée par l’Egypte, dans les faits, plusieurs droits sont bafoués. Atef estime que, vulnérables, les filles ayant un handicap sont plus exposées aux violences physiques et sexuelles que les autres. « Dans nos campagnes par exemple, ce genre d’abus sexuel est fréquent et passe sous silence, de peur du scandale ou d’être stigmatisées elles-mêmes », souligne-t-elle.

Les familles pointées du doigt

Face à ces pratiques, une question s’impose : Avons-nous le droit de mutiler le corps d’une personne, même si celle-ci souffre de déficience mentale avec le risque de dégrader son état psychique et sanitaire ? Amal Gouda, membre de la Coalition des droits de l’enfant, pense que l’hystérectomie forcée est contraire à la Déclaration internationale des droits de l’homme. En effet, l’article 3 stipule que tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité. « C’est une violation aux droits et à la dignité des filles souffrant de déficience mentale », dit Amal. Elle pointe du doigt les parents qui, au lieu d’assurer à leurs filles une protection et des soins particuliers, décident de leur enlever une partie de leur corps. « Vouloir retirer l’utérus d’une jeune fille ressemble étrangement aux pratiques d’antan qui consistaient à tuer les filles à leur naissance, car à cette époque, avoir une fille représentait une honte pour la famille. Ou lorsque l’on tuait les enfants, jadis, pour éviter la misère », s’indigne-t-elle. Racha Arnest, activiste dans le domaine des personnes ayant un handicap, dénonce elle aussi cette pratique. « La puberté n’est ni péché, ni maladie. Ces filles sont des êtres humains, et il faut les traiter en tant que tels », indique-t-elle, tout en critiquant les mères qui ne prennent en compte que la peur du scandale. Du point de vue religieux, l’islam interdit de disposer du corps d’autrui (même par le tuteur) si ce dernier présente certaines anomalies, avec ou sans son consentement, sauf pour des raisons de santé. « Notre religion interdit de causer des dommages ou de porter atteinte à l’intimité d’autrui », dit Mahmoud Achour, membre de l’Institut des recherches islamiques et ancien dignitaire d’Al-Azhar.

Eviter une grossesse, pas un viol

Le pire est que cette intervention leur évitera une grossesse, pas un viol. Ce n’est donc pas une façon de les protéger, mais de se protéger du scandale. Pendant ce temps, l’hystérectomie clandestine continue de faire des ravages. Celles qui la subissent risquent de ne pas en sortir indemnes. « Lorsque l’hystérectomie est pratiquée sur un corps si jeune, elle peut amener à de lourdes complications comme l’ostéoporose, l’hémorragie, l’anémie aiguë et parfois même le décès. C’est pour cela que l’ordre des Médecins a imposé des conditions strictes pour cette opération (cancer de l’utérus, fibrome utérin, saignements permanents et endométriose grave) », explique Dr Mohamad Salaheddine, gynécologue.

Interrogé sur le nombre de cliniques qui pratiquent frauduleusement ces interventions, Dr Tareq Kamel, chef du comité de la déontologie de la profession auprès de l’ordre des Médecins, souligne que ce genre d’intervention contredit la liste du règlement (n°238 de l’année 2003), même s’il est avec le consentement de la patiente ou de ses parents. Mais l’on revient toujours au même point : « La pratique est répandue, mais le manque de preuves entrave les poursuites judiciaires », constate-t-il, tout en assurant que durant l’année 2015, 233 cliniques ont été fermées et 500 médecins ont été rayés de l’ordre pour différentes raisons, dont ce genre de pratique.

Pendant ce temps, l’on semble omettre l’essentiel : l’impact psychologique de cette intervention sur les victimes, car il s’agit bien de victimes. « C’est une expérience traumatisante, voire un crime commis à leur égard. Il produit chez elles un isolement affectif propice à l’exploitation sexuelle. De graves troubles psychologiques ont également été observés chez certaines filles pouvant entraîner la dépression ou le suicide, vu qu’elles sont tout de même conscientes de ce qui leur arrive », explique Ahmad Abdallah, psychiatre. Et de conclure : « Entendez leur cri, comprenez-les. Ces filles veulent dire qu’elles sont des êtres humains et que leur corps mutilé n’a pas encore renoncé à la vie ».

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