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Touche pas à mon sucre !

Chahinaz Gheith, Dimanche, 23 octobre 2016

Pour les Egyptiens, le bonheur est surtout dans l’assiette, et surtout dans le dessert : 34 kilogrammes de sucre sont consommés par personne par an. Une addiction aux douceurs aux causes diverses. Focus.

Touche pas à mon sucre !

Chaque matin, quand Fathi se réveille, sa femme court lui préparer un verre de thé. Dès qu’il est sorti de la salle de bain, elle lui tend un grand verre de thé bien sucré. Fathi le déguste à petites gorgées tout en enfilant ses vêtements. « Sans ce verre de thé, bien fort et bien sucré, je ne saurais ouvrir les yeux », lâche le menuisier de 50 ans, natif de la Haute-Egypte. Arrivé à son atelier, il se presse pour commander quelques sandwichs de fèves et de falafels. Dès qu’il a avalé son petit-déjeuner et avant même de commencer à travailler, il demande à son apprenti de lui préparer un autre grand verre de thé, tout en lui rappelant de ne pas oublier les 5 cuillères de sucre. Deux heures plus tard, il en demande un second. Et c’est ainsi tout le long de la journée. Fathi avale un verre après l’autre sans se rendre compte qu’en fin de journée, il en a bu une douzaine. « C’est le sucre qui fait ressortir le goût du thé », lâche-t-il, alors que son visage montre de l’inquiétude face à cette pénurie de sucre qui sévit dans le pays.

Effectivement, la consommation en sucre des Egyptiens est exorbitante. Ils en consomment 3,1 millions de tonnes par an, soit environ 34 kilos par personne. Un chiffre nettement supérieur à la moyenne mondiale estimée à 20 kilos. « L’Egypte a besoin d’augmenter sa production en sucre pour satisfaire les besoins du marché local. La production locale est estimée à près de 2,4 millions de tonnes par an, alors que la consommation atteint 3,1. Les usines égyptiennes ont besoin d’améliorer leurs capacités productives afin de surmonter cette pénurie qui sévit dans le pays ces derniers mois », explique Abdel-Wahab Allam, président du Conseil des productions du sucre.

En effet, en observant de plus près les habitudes alimentaires des Egyptiens, l’on se rend compte que les chiffres avancés sont amplement justifiés. Nombreux sont ceux qui mettent quatre, cinq (parfois même plus) cuillerées à café de sucre dans quelques millilitres de thé. A croire que les Egyptiens adorent le sucre. C’est parfois même le seul délice que les pauvres se permettent, le verre de thé sucré faisant office de dessert. D’ailleurs, nombre d’Egyptiens se disent prêts à endurer les pénuries de denrées alimentaires de luxe telles que la viande ou le fromage, mais pas celle du sucre. « C’est la base essentielle de notre nourriture et c’est notre source d’énergie la moins chère », déclare Ramadan, 27 ans, maçon.

Vertus consolatrices

Touche pas à mon sucre !
Les Egyptiens consomment 3,1 millions de tonnes de sucre par an. (Photo:Mohamed Hassanein)

Difficile, en effet, d’échapper au sucre. L’on considère qu’une table est dégarnie si le repas n’est pas agrémenté de boissons gazeuses ou de jus. Certains vont même jusqu’à ajouter du sucre à des produits laitiers censés être tout ce qu’il y a de plus léger. Et l’orgie calorique ne s’arrête pas seulement au sucre. Car il est impensable de ne pas consommer un morceau de tarte, des biscuits ou des gâteaux traditionnels avec son café ou son thé. Mais comment expliquer cet attachement, cette addiction pour la « sensation sucrée » ? Selon le Dr Bahaa Nagui, nutritionniste, les chiffres prouvent que 85 % de l’alimentation des Egyptiens est basée sur le sucre. Tandis que pour l’Européen, cela ne dépasse pas les 47 %. « La pauvreté ne peut pas être un prétexte à cette accoutumance, puisque dans d’autres pays du tiers monde, la consommation en sucre ne dépasse pas les 60 % », explique-t-il, tout en ajoutant que pour les Egyptiens, le bonheur est surtout dans l’assiette et dans la bouche. « A chaque fête, la constante de la célébration est, évidemment, le plateau de sucreries que l’on présente. Plus on veut se montrer comme une personne aisée, plus les mets et gâteaux sont abondants et variés et plus ils sont sucrés », déclare le Dr Nagui, tout en citant les verres de sirop distribués à l’occasion d’une réussite à un examen, d’un mariage ou lorsqu’un pèlerin revient de La Mecque. Et de poursuivre : « La générosité se mesure par la quantité de sucre à servir. On est comme ça, nous les Egyptiens : tout en douceur, en volupté, en rondeur. Pour nous, le mot mielleux définit les mets sucrés et les femmes rondes ! La beauté est comparée au sucre. Lorsqu’on courtise une belle fille on lui dit : Tu es à la fois sucre et miel. De plus, dès notre plus tendre enfance, nous avons été conditionnés à aimer le goût sucré. Lorsqu’un bébé pleure, on lui donne de l’eau sucrée pour le calmer.

Et, après avoir grandi, les douceurs ont gardé, pour ces éternels enfants élevés à la friandise, leur vertu consolatrice et leur symbolique procuratrice de plaisir. Ce qui explique nos fringales à la moindre contrariété ». De ce fait, si les Egyptiens sont si portés sur la chose, c’est surtout parce qu’ils sont perpétuellement stressés, déprimés, préoccupés mais aussi inactifs. Ils cherchent, dans les gâteaux, le chocolat ou les boissons, du réconfort, de l’apaisement et de la satisfaction. Réalité confirmée par les scientifiques qui assurent que la consommation de sucre stimulerait certaines zones du cerveau associées à la récompense et au plaisir.

Attention, danger politique !

Ainsi, essentiel pour les Egyptiens, le sucre est ce produit alimentaire stratégique et l’une des denrées de base capables de provoquer une grogne sociale et menacer le sort d’un ministre. Dr Ahmad Goweili, l’ex-ministre de l’Approvisionnement, l’a même décrit : « Le sucre est un dossier compliqué ... Beaucoup de problèmes, chaque jour, des cours différents, un marché instable et une grande menace pour chaque ministre », avait-il dit. Le politologue Ahmad Yéhia pense que le peuple est capable de supporter certaines difficultés, mais ne tolérerait jamais une manipulation ou corruption au niveau des produits de base. « C’est une condition, une garantie pour maintenir le ministre de l’Approvisionnement dans ses fonctions : s’il réussit à régler et maintenir en équilibre les prix des denrées de base, il peut gagner la sympathie de toutes les couches sociales, sinon, il fait ses adieux à son poste prestigieux », explique-t-il, tout en rappelant la pénurie de sucre qui a eu lieu à l’époque du Dr Goweili, ex-ministre de l’Approvisionnement dans le gouvernement de Atef Ebeid, car le président de la Société holding de sucre avait refusé de lui livrer le quota mensuel de sucre. Résultat : la crise s’est accentuée, le ministère s’est trouvé incapable de fournir du sucre à tous ceux qui détenaient la carte d’approvisionnement et la situation s’était aggravée. Différends entre responsables, sucre introuvable, des prix qui s’envolent, un peuple qui grogne et un ministre limogé.

Or, ce n’est ni la première ni la dernière crise au sujet du sucre que la population endure. Aujourd’hui, elle refait surface provoquant de nouveau la grogne des citoyens. La flambée des prix est aussi en cause, alors que le gouvernement pointe du doigt le marché noir. Mais les Egyptiens peuvent-ils se dispenser de la consommation du sucre ? Bien sûr que non. La pénurie de sucre est un autre souci qui vient s’ajouter à tant d’autres. Les ménages sont touchés par cette crise qui s’est abattue sur le consommateur sans crier gare.

Aujourd’hui, toutes les coopératives vous avancent, d’un air désabusé, le niet catégorique, si vous leur demandez un kilogramme de sucre. Les grossistes ainsi que les détaillants se sont donné le mot, pour ajouter un autre tracas aux citoyens, celui de chercher sur le marché ce produit de large consommation. Et dire que ce produit est bien confiné dans les arrière-boutiques. Quelques-uns vous le chuchotent à l’oreille : « Je peux en procurer, mais à 14 L.E. le kilo ». Pour beaucoup de citoyens, pas d’alternative que de céder à ce chantage minable, de la part de commerçants sans scrupules. Rencontrée à la sortie d’une coopérative, une ménagère, Nagwa, semble désespérée : « Je suis à la recherche de sucre mais il est introuvable. Il est devenu comme la drogue. On consomme beaucoup de sucre chez nous. Ma famille est composée de 5 personnes et il me faut au moins 13 à 14 kilos de sucre par mois. Que dois-je faire, il ne me reste plus qu’un kilo dans mon placard. Si ça continue, je vais devoir l’acheter à 14 L.E., on ne peut pas s’en passer ! ».

50 piastres pour chaque cuillerée de plus !

Touche pas à mon sucre !
(Photo: Mohamad Adel)

Effet boule-de-neige, certains cafetiers ont commencé à augmenter le prix du verre de thé. Dans l’un des cafés de Choubra, cette pénurie semble avoir imposé des restrictions. « Avant, on posait une sucrière toute pleine à chaque table pour que le client puisse se servir à sa guise. Dès que le prix du sucre avait augmenté, on a commencé à diminuer sa quantité et on a trouvé que la meilleure solution était de servir les boissons sucrées au préalable », explique hadj Eid, propriétaire d’un café situé à Choubra et fréquenté surtout par des maçons et des ouvriers. Le propriétaire, croyant ainsi avoir limité la consommation en sucre, a été surpris par le nombre de problèmes et de contestations qu’il subit chaque jour de la part de ses clients. Car, pour obtenir un surplus (au-delà de deux cuillerées) de sucre dans leur thé, les clients de Eid se voient désormais taxés de 50 pts supplémentaires. Même écho chez les pâtissiers. « Nous avons augmenté les prix des gâteaux », confie un pâtissier à Maadi. 2 L.E. de plus pour chaque morceau de gâteau, parfois même davantage dans d’autres échoppes « hauts de gamme ». Quant aux prix des grandes tartes, elles ont augmenté de près de 30 %.

Une surconsommation à haut risque

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La grogne des gens est à son paroxysme à cause de la pénurie. (Photo:Nader Ossama)

Cette avidité pour la consommation excessive en sucre semble être une culture ancestrale. La sociologue Nadia Radwane dit qu’elle tire ses origines de l’époque des Fatimides et des Turcs. « Les Fatimides et les Turcs nous ont transmis l’amour des douceurs. La preuve est que la plupart des spécialités ont été importées de plusieurs pays arabes et même d’Europe », explique-t-elle, en citant les paroles d’une fameuse chanson : « Celui qui a construit l’Egypte a dû être un pâtissier, c’est pourquoi, elle est la plus douce des douceurs ». Selon elle, la consommation du sucre atteint son pic durant le mois du Ramadan. 70 % du sucre produit ou importé annuellement est consommé durant cette période, où la consommation de boissons sucrées, de gâteaux et de pâtisserie orientale augmente nettement. « Les Egyptiens mangent plus que d’habitude pendant le Ramadan et ressentent ce besoin permanent de consommer tout ce qui est sucré, notamment la baklava, la basboussa à la crème et la kounafa aux amandes ou aux noix », signale-t-elle.

Et face à cette addiction, les médecins tirent la sonnette d’alarme et appellent à sensibiliser les gens, souvent inconscients de la surconsommation du sucre. « Nous sommes en train d’assister à la propagation inquiétante des maladies chroniques, telles que le diabète (19 % d’Egyptiens sont diabétiques) et l’obésité qui ne cesse de gagner du terrain (18 millions de personnes obèses). Sans oublier les maladies cardio-vasculaires et le cancer. L’ensemble de ces maladies et autres sont liées à un élément toxique omniprésent dans notre aliment : le sucre », conclut le Dr Chihab, diabétologue qui sirote son café ziyada (bien sucré), car pour lui, le sada (sans sucre) n’est servi que lors des funérailles.

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