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Choix insolites

Dina Bakr, Lundi, 27 juin 2016

Bien que la société considère le ballet comme un domaine exclusivement féminin, et les sports de combat comme une activité masculine, certains ont choisi de boulverser ces stéréotypes et de briser les tabous.

Choix insolites
(Photo : Ahmad Aref)

Danseur malgré les tabous

Danseur malgré les tabous
(Photo : Ahmad Aref)

Il est 16h dans l’une des salles de répétition à l’Opéra. Aleksandr Korenek, entraî­neur russe et l’un des direc­teurs du spectacle, observe les dan­seurs et corrige un entrechat quatre en reprenant lui-même ce pas de danse classique. Dans une ambiance comique, deux danseurs interprètent le rôle des soeurs de Cendrillon. Recourir aux hommes pour interpré­ter des rôles de femmes dans l’his­toire de Cendrillon met davantage de comédie à la scène. Ces deux danseurs ne sont pas les seuls dans ce spectacle théâtral. Ils comptent parmi la vingtaine d’artistes qui font partie intégrante du ballet : entre danseurs, danseurs solistes et pre­miers danseurs. Malgré la fatigue induite par les entraînements quoti­diens, ils paraissent détendus, le dos et la tête bien dressés et conversent entre eux à voix basse. Pour eux, la danse est la meilleure façon de s’ex­primer avec leur corps. Pourtant, ces danseurs de ballet sont souvent mal vus par la société.

Danseur malgré les tabous
(Photo : Ahmad Aref)

« Une fois un homme est venu me voir à la fin du spectacle (Le Lac des cygnes) pour me demander pourquoi je portais des collants transparents qui mettent en relief le bas de mon corps. J’ai fini par répondre que cette pièce datait de jadis et qu’à l’époque, les gens portaient ce genre de vête­ment », relate Ahmad Nabil, danseur étoile. Beaucoup de gens pensent que le métier de danseur est l’affir­mation d’une identité masculine homosexuelle et n’admettent pas qu’un garçon danse, que ce soit du classique ou autre. Le fait que cet art soit lié au sexe féminin agace les danseurs qui sont obligés de répli­quer. « Sur ma carte d’identité, il est indiqué : danseur à l’Opéra. Dès qu’une personne sait que je fais du ballet, elle me scrute de haut en bas et me demande de me dresser en équilibre sur la pointe des pieds. D’autres sont plus agressives et pro­voquent des disputes pour me mettre à l’épreuve », note Hamad Ibrahim, 25 ans. Et lorsqu’il en sort vain­queur, les gens réalisent qu’il n’est pas une mau­viette. Des préjugés qui irritent ce danseur. « J’ai trois amis qui ont changé de carrière pour pouvoir se marier et être accep­tés par la société », dit avec tristesse Ibrahim. Mais, déterminé, Hamad a décidé de ne plus faire attention à tout ce qui pourrait freiner l’évolu­tion de son parcours. Il est passionné par la danse et poursuit des études supérieures dans ce domaine. Son rêve est de devenir danseur étoile. D’ailleurs, il égrène les noms des célébrités dans le monde du ballet, à l’exemple de Barish Nicov, Béjart, Rudolf Noureïev, Carlo Socotra et Roberto Polli. Même si le groupe de ballet de l’Opéra est constitué de danseurs professionnels, promus de l’Institut du ballet dépendant de l’Académie des arts, la société discrédite la danse classique au masculin, pre­nant pour point de départ le caractère féminin du métier.

Un travail d’athlète

Danseur malgré les tabous
Ils ont des difficultés à expliquer aux gens la nature de leur métier. (Photo : Ahmad Aref)

En fait, la Compagnie de ballet de l’Opéra compte 61 danseurs de ballet dont 33 hommes et 28 femmes. « Les hommes poursuivent leur carrière, ce qui n’est pas le cas des filles. Ces dernières quittent le ballet à un certain âge, pour se marier, avoir des enfants et faire face aux obligations familiales, ce qui les empêche de s’entraîner quoti­diennement », précise Arminia Kamel, directrice artistique de la Compagnie de ballet de l’Opéra du Caire. Selon l’entendement de beaucoup de personnes, la danse classique est un mélange de grâce, d’élégance et de raffinement et donc consacrée aux filles, mais elles igno­rent qu’il faut de l’endurance et de la force physique. C’est un travail d’athlète, car pour porter une dan­seuse à bout de bras, il faut être extrêmement puissant. Le danseur de ballet est assimilé à un sportif de haut niveau par sa technique et sa perfor­mance. De plus, il est en mesure de faire passer des émotions grâce à la chorégraphie. « J’ai choisi le ballet car il est plus proche de l’art de la pantomime. J’aime danser, cela me permet de m’exprimer. Dans le bal­let, on apprend aussi à respecter la hiérarchie », explique Farouq Al-Chérif, raison pour laquelle il a choisi de faire de la danse classique.

Danseur malgré les tabous
Les danseurs de ballet ont brisé les tabous sociaux. (Photo : Ahmad Aref)

Cet artiste a été décoré meilleur dan­seur soliste, il est aussi entraîneur au centre de développement des talents à l’Opéra. En fait, la présence de ces danseurs talentueux a donné un second souffle au ballet. Selon Al-Chérif, c’est le défunt Abdel- Moneim Kamel, ex-président de l’Opéra de 2004 à 2012 et danseur de ballet, qui a largement contribué à développer cet art, en adaptant et interprétant des romans égyptiens à l’exemple d’Al-Leila Al-Kébira, Hassan wa Naïma et Le Nil, et ce, dans le but de le rendre plus popu­laire avec des vêtements amples comme les djellabas et des coupes de pantalons ordinaires qui sont un accoutrement des gens des quartiers populaires de l’époque, afin d’inciter les familles à autoriser leurs garçons à pratiquer la danse classique.

Les arts martiaux se féminisent

Les arts martiaux se féminisent
(Photo : Ahmad Aref)

« Les hommes peuvent parfois hésiter avant de demander la main d’une fille qui pratique un sport de combat », commente Chaïmaa Aboul-Yazid, 31 ans, entraîneuse de karaté dans un club de la police à Al-Darrassa. Cette maman d’une fille de 5 ans a réalisé son rêve, celui de devenir championne en karaté. Elle explique que même si la femme atteint le plus haut niveau dans ce sport, cela n’ôte rien à sa féminité. D’après elle, ce point de vue est sans fondement, car le karaté est une combinaison de techniques de force et aussi de souplesse qui ne déforment pas le corps d’une femme. « Beaucoup de karatékas femmes sont devenues des mamans et mènent leur vie normalement comme n’importe quelle femme », ajoute Aboul-Yazid qui, dès l’âge de 12 ans, a voulu faire du judo comme son frère. Aujourd’hui, Chaïmaa est très reconnaissante envers son entraîneur Ahmad Forn, qui a découvert son amour inné pour le karaté. Classée 3e mondiale en 2007, 5e en 2008, elle franchit le cap des compétitions et monte sur le podium pour la première fois lors d’une compétition internationale en 2014. « Le nombre de karatékas est estimé à un million, dont plus de 50 % de femmes. Et c’est bien grâce aux femmes que l’Egypte occupe une place importante dans ce sport sur le plan international », souligne Moustapha Fékri, responsable des médias à l’Union sportive de karaté. En 2015, lors du championnat de karaté (catégorie moins de 21 ans), les filles ont remporté plusieurs médailles d’or, à l’exemple de Jiana Farouq, Salma Nessim, Nada Abdel-Latif et Radwa Mahmoud.

Les arts martiaux se féminisent
Le karaté procure à la femme la force et la souplesse sans remettre en cause sa féminité. (Photo : Ahmad Aref)

Ces athlètes ont ouvert la porte à d’autres filles pour pratiquer ce sport. « Avant, je faisais du volley-ball et de la natation, mais je n’ai pas pu continuer. J’avais besoin de me mettre à l’épreuve, de me surpasser. Le karaté me permet de me défouler », explique Aya Raslane, 14 ans. Cette jeune fille a été sélectionnée lors du championnat international qui s’est tenu au club Ahli. Elle espère avoir la ceinture noire dans un an. En pratiquant le karaté, Aya a appris à subir les coups qui font mal. « Le joueur qui porte un coup rude à son adversaire est sanctionné et perd également des points », dit-elle. Elle ajoute que le karaté permet d’acquérir résistance, souplesse et endurance, et qu’il dépend plus du spectaculaire. D’autres jeunes filles ont préféré braver d’autres défis. Elles ont choisi le taekwondo qui est un sport basé sur des techniques défensives et offensives qui s’appliquent dans différentes attaques, et cela dans l’esprit d’un combat réel. Le taekwondo exige un équipement spécial : casque, protège-dents, protège-tibia, protège avant-bras, protège-poitrine et autres protections pour amortir les coups donnés. Car en deux minutes de jeu, la sportive peut se casser un bras ou un pied. « J’ai eu 3 fois le pied plâtré et 2 fois pour le bras. A chaque fois, les médecins m’ordonnaient de rester un mois sans entraînement après retrait du plâtre, mais je reprenais mes entraînements dix jours plus tard », confie Nada Al-Achqar, 16 ans, classée 3e au monde en 2015. Cette jeune fille qui a commencé à pratiquer le taekwondo à l’âge de 4 ans a pu réaliser, des années plus tard, le rêve de son père qui n’a pas eu la chance de procéder dans ce sport. Quant à Nada, l’audacieuse, elle précise qu’il ne faut surtout pas badiner avec ce sport, car en quelques secondes, le joueur peut être, selon ses propos, dévalorisé et décrié. « Il n’y a pas de place pour ceux qui craignent les autres », dit-elle.

Les arts martiaux se féminisent
Les karatékas femmes ont acquis une renommée internationale. (Photo : Ahmad Aref)

Selon Mohamad Abdel-Ghani, responsable du recrutement des joueurs au club de Chasse de Qattamiya, le nombre de femmes pratiquant le karaté a quadruplé après la révolution.

« Les jeux de combat sont devenus indispensables. J’ai tenu à inscrire ma fille au karaté un an après la révolution, car le nombre d’agressions et de harcèlement dans la rue avait augmenté et je m’inquiétais à son propos », explique la maman de Jana, une karatéka en herbe. Cette mère, qui porte le niqab, pense que les filles doivent apprendre les techniques de l'autodéfense pour faire face à la violence dans la rue. Issue d’un milieu conservateur, elle vit dans l’une des banlieues de Maadi. Et la seule solution pour elle a été d’inscrire sa fille âgée de 14 ans à un sport de combat. Farida, professeure d’anglais, partage le même avis. « Aujourd’hui, les filles sont indépendantes et elles peuvent aller ailleurs pour continuer leurs études ou travailler, alors apprendre des techniques de combat est nécessaire pour faire face à certaines situations, surtout quand elles se trouvent en danger », explique Farida. En fait, elle voit qu’une fille ne peut être soumise constamment à la domination de la mère et qu’un sport de combat peut lui donner confiance en elle-même et la rendre plus responsable de son frère de 5 ans, lorsqu’elle se trouve seule avec lui au club.

De nos jours, le cliché de la femme fragile n’a plus sa place. Pour certaines, il s’agit même d’un projet d’avenir. May est passionnée de romans policiers et les histoires de bravoure et d’héroïsme l’ont toujours captivée. Elle espère jouer ce rôle plus tard, mais en vrai. C’est-à-dire apprendre à plaquer un adversaire au sol dans l’espoir de faire carrière dans la police. « J’espère réaliser mon rêve », conclut May, qui pratique le taekwondo.

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