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Les nouveaux visages de la charité

Chahinaz Gheith, Mardi, 14 juin 2016

Loin des vecteurs traditionnels, les oeuvres de charité menées par des particuliers ou des associations caritatives prennent de nouvelles formes qui s'inscrivent davantage dans la durée et qui répondent aux réels besoins. Focus.

Les nouveaux visages de la charité
Une ferme piscicole en plein désert, un véritable exploit. (Photo : Mohamad Fouad)

La scène se passe à l’oasis de Farafra située à 600 km du Caire, une région sablonneuse située dans le Désert occidental. Tôt le matin, les habitants de la région de Aïn Al-Chaga commencent à affluer vers le lac artifi­ciel. Apparemment, personne ne veut rater cette pêche miracu­leuse. Les yeux rivés sur l’étendue d’eau, les pêcheurs doivent toucher le fond du lac, afin de capturer une belle quantité de poissons. C’est le moment fatidique. Le filet apparaît, tout le monde crie : « Allah Akbar » (Dieu est grand). Les hommes courent chercher des cageots, les remplissent de poissons. Un, deux, trois, quatre … dix cageots remplis. Ils ont du mal à y croire. Des poissons fraîchement pêchés frétillent entre leurs mains. Un vrai défi et en plein désert, où c’est pour la première fois que la pisciculture existe, sous une température de 60 degrés Celsius et dans de l’eau contenant un taux de fer élevé.

« Enfin, nous avons du poisson frais. J’en ai mangé une ou deux fois dans ma vie lorsque je suis parti au Caire, quant à mes enfants, ils n’y ont jamais goûté », dit Mohamad Hussein, un des habitants et chef du conseil populaire cen­tral de la ville. Dans cette région en effet, le poisson est une denrée rare. Et si on en trouve, il est congelé. Il en arrive d’Assiout à 750 km, ou du Caire à 600 km. Mais tout cela va désor­mais changer : 20 tonnes de poissons frais seront distribués aux habitants. Et ce, grâce à un projet caritatif lancé il y a cinq ans, un projet qui consistait à créer une ferme piscicole à Farafra.

Les nouveaux visages de la charité
Un petit palmier de six mois coûte 50 L.E. (Photo : Mohamad Fouad)

C’est l’association de la mosquée Moustapha Mahmoud qui a initié cette expérience. Ensuite, un groupe de bénévoles dirigé par le Dr Ahmad Adel Noureddine, chirurgien esthétique et ex-PDG de l’Association de la mosquée Moustapha Mahmoud, a pris le relais et a décidé de conti­nuer. « Il n’y a rien de tel que de voir un sourire se dessiner sur le visage de quelqu’un, pour réaliser que les actions que nous entreprenons sont bien fondées et méritent que l’on persé­vère », dit-il en assurant que les va-et-vient incessants entre Le Caire et Farafra, l’argent dépensé et l’effort déployé de son équipe ne sont pas perdus face à la joie indescriptible qui se lit dans les yeux des habitants et de leurs enfants. Ayant tissé des liens avec les Farafariens, le Dr Noureddine et son équipe de volontaires ont pu remarquer les difficultés de la vie de ces habitants. Ils ont mené une sorte d’études de terrain et ont noté les besoins de ces gens. Ils ont découvert que les enfants de Aïn Al-Chaga souffraient de beaucoup de maladies de peau à cause du manque d’iode que l’on trouve dans le poisson, introuvable dans cette région. « L’iode est un oligo-élément indispensable à la fabrication des hormones thyroïdiennes. Ces hormones sont extrêmement importantes au stade du foetus (formation du sys­tème nerveux), lors de la puberté et d’une manière générale tout au long de notre vie. Lorsque l’alimentation apporte trop peu d’iode, la thyroïde grossit et un goitre se forme. La carence en iode aboutit à une hypothyroïdie (fatigue, déprime, trous de mémoire, prise de poids, etc.) », souligne le Dr Ihab Younès, dermatologue faisant partie de l’équipe de volontaires.

Les nouveaux visages de la charité
Grâce à un prêt sans intérêt, Nosseir est devenu éleveur. (Photo : Mohamad Fouad)

Si la création d’une ferme piscicole à Farafra ne s’est pas faite au hasard, la construction d’un puits et la plantation de palmiers dattiers étaient aussi indispensables. « Grâce à ce puits, notre région, touchée par la sécheresse, s’est transformée en un tapis verdoyant », affirme hadj Attiya, l’un des habitants. Mohamad Fouad Mékkawi, responsable de la communication à l’Associa­tion Al-Hossari et l’un des bénévoles de ce projet, pense que tout le monde peut contribuer à ces bonnes oeuvres selon les moyens de chacun. « Avec un don de 50 L.E. seulement, on peut faire de la sadaqa gariya (aumône légale durable), car un petit palmier de six mois coûte 50 L.E. Dès que l’arbre commence à donner ses fruits, ils sont vendus et l’argent gagné sert soit à aider les plus démunis de l’oasis, soit il est investi dans l’artisanat ou on s’en sert pour construire une usine afin de réduire le taux de chômage », souligne-t-il.

Un esprit différent

Les nouveaux visages de la charité
Utiliser la zakate pour monter des projets dans l’intérêt des plus démunis est une nouvelle tendance. (Photo : Mohamad Fouad)

Or, cette équipe n’est pas l’unique. L’idée, dit-elle, est de faire de la charité axée bien plus sur les pauvres, voire d'utiliser l’argent de la zakate (aumône légale) pour monter des pro­jets dans l’intérêt des plus démunis, chacun selon ses besoins et le milieu où il vit. Une nouvelle tendance des âmes charitables ou des associations caritatives et qui se renforce au cours du mois du Ramadan. Ne sachant pas où verser l’argent de l’aumône, des personnes avaient pour habitude de contribuer à la prépa­ration des tables de charité, à la construction des zawaya (salles de prière au bas de leurs immeubles, devenues trop nombreuses), ou bien à l'installation des fontaines d’eau fraîche dans les coins des rues

Des formes de charité traditionnelles qui ne sont certes pas inutiles, mais dont l’effet reste limité. Par ailleurs, les sommes collectées sont souvent très importantes et dépassent ces simples besoins, surtout à l’occasion du Ramadan. « La prise de conscience de l’appauvrissement de la société et l’intérêt des médias face à la dégradation de la situation ont poussé les gens à prendre conscience et à vouloir utiliser l’argent de la zakate dans des projets de grande utilité, d’autant plus que le taux de chômage a grimpé, et que plus de 40 % des Egyptiens vivent en dessous du seuil de pauvreté. Tout cela a fait que l’esprit du donateur a changé. Il veut voir que son soutien financier contribue à résoudre un problème à la racine. Il ne veut plus fournir une aide alimentaire momentanée qui renvoie le pauvre à sa vie misérable dès la dernière bouchée avalée », explique la sociologue Nadia Radwan. C’est ce qui fait qu’aujourd’hui, plusieurs associations optent pour de nouvelles idées afin de couvrir les vrais besoins des pauvres. L’objectif étant de transformer la charité en un moyen de développement durable.

Chercher les plus nécessiteux

Les nouveaux visages de la charité

Nosseir, natif de Qéna, a toujours travaillé comme journalier et cultivait les terres des autres jusqu’au jour où il a appris par son entourage, tout aussi pauvre, qu’une association offrait aux plus démunis des prêts sans intérêt (al-qard al-hassan). Il tente sa chance comme beaucoup de gens de son village. Nosseir rencontre une équipe d’experts qui, après avoir étudié son cas, lui propose divers projets appropriés à ses conditions. Il décide donc de demander un prêt pour acheter un buffle et suit des stages de formation avec des vétérinaires, également grâce à la même association. « C’était impossible pour moi d’acheter un buffle, vu que ça coûte au moins 10 000 L.E. J’ai obtenu le financement de l’association, qui m’a aidé à monter mon petit projet. Maintenant, je suis devenu éleveur, je n’ai plus besoin d’aller travailler comme journalier sur les terres des autres », dit-il avec fierté. Autre cas, celui d’Oum Hamed, originaire du Fayoum, et une des « gharémine », endettée jusqu’au cou pour avoir acheté le trousseau de sa fille. Incapable de rembourser ses dettes, elle s’est retrouvée en prison. Mais grâce à la fondation Misr Al-Kheir, elle a pu non seulement rembourser ses dettes, mais aussi lancer un petit projet tout simple. Oum Hamed achète des légumes, les nettoie et les revend. Aujourd’hui, elle est parvenue à marier sa fille et subvient à tous ses besoins.

Ces dernières années, de nombreuses associations, telles que la fondation Misr Al-Kheir, Dar Al-Ormane, Ressala, la Banque alimentaire, ainsi que d’autres, tentent d’alléger le fardeau de la pauvreté qui pèse sur les familles défavorisées. Ainsi, des volontaires en action sillonnent les gouvernorats les plus pauvres, surtout en Haute-Egypte, mènent une sorte d’études de terrain pour dénombrer les familles, les orphelinats, évaluent leurs revenus mensuels et notent par la suite ceux qui sont réellement dans le besoin.

Les nouveaux visages de la charité
Les tables de charité ont connu un certain recul ces dernières années. (Photo : Al-Ahram)

Or, si cette générosité caractérise davantage le mois du Ramadan, elle n’est pas exceptionnelle. Le spirituel, la générosité et la compassion se mêlent spontanément depuis l’époque des Fatimides et des Toulounides où des tables de charité se dressaient dans les rues comme aspect du Ramadan. Aujourd’hui, la charité a changé de visage. Un nouveau look qui a vu le jour en fonction des nouveaux besoins, des caractéristiques de notre époque, mais toujours avec le même objectif.

Internet, nouveau vecteur

En effet, avec la profusion d’Internet et des réseaux sociaux, les dons se font aussi sur le Web. Personne ne peut nier l’expérience réussie de l’hôpital des enfants cancéreux qui a lancé ce service sur son site www.57357.com. En 3 ans, cet hôpital est parvenu à collecter 15 millions de dollars, avec des pics pendant le Ramadan.

Un autre concept de charité a aussi fait son apparition. Facebook, qui attire les Egyptiens, est devenu un moyen pour mobiliser les gens. Des groupes sont créés appelant les gens à contribuer à l’emballage et la distribution des sacs du Ramadan ainsi que des vêtements de l’Aïd, destinés aux enfants des orphelinats. L’idée est simple, les fondateurs du groupe fixent le lieu, le jour et l’heure du rendez-vous. Arrivent alors les gens qui se rencontrent pour la première fois, ou qui se connaissent à peine et que la charité du Ramadan et Facebook ont rapprochés. « C’est bien grâce à Facebook que j’ai pu rassembler un grand nombre de volontaires », explique Haysam Mohamad, membre actif d’un groupe sur la toile surnommé « les cercles du bien ».

La charité, qui fait partie de la conception spirituelle du Ramadan, n’a jamais été aussi perceptible, voire urgente que cette année, avec la crise économique et la hausse vertigineuse des prix de produits alimentaires et des médicaments. Ce qui pousse les donateurs à innover. Hazem, un avocat qui est habitué à donner sa zakate au mois du Ramadan, a décidé de remettre au propriétaire d’une pharmacie une somme d’argent pour aider les malades nécessiteux à acheter leurs médicaments. Cette année, il a pensé aussi aux morts. Hazem a acheté des linceuls et les a déposés dans plusieurs mosquées des villages démunis. « Savoir que son argent a été utilisé à bon escient est un sentiment satisfaisant. Que Dieu accepte nos oeuvres », conclut-il, tout en citant le sens d’un hadith du prophète : « Le meilleur des hommes est celui qui se rend utile aux autres ».

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