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Homosexuels : Dans l’ombre du tabou

Dina Darwich, Mardi, 25 août 2015

La loi n'interdit pas formellement l'homosexualité en Egypte, mais face au poids de la religion, elle n'y est pas acceptée. La communauté, traquée par la police, vit alors dans la plus grande discrétion. Témoignages.

Homosexualité

« C’est une chasse aux sorcières qui se fait de manière discrète. Etre homosexuel en Egypte, c’est non seulement faire face au conservatisme religieux, mais aussi à la traque policière », confie Hadi, un jeune homme de 30 ans. Il dit avoir découvert son homosexualité très tôt. Mais il s’est gardé de ne rien révéler à ses proches. Un air viril, une voix rauque et une vie ordinaire, rien dans son comportement ne laisse douter qu’il est homosexuel. « J’ai cette chance de passer inaperçu car je n’ai pas de gestes efféminés. Ce serait un scandale si ma famille l’apprenait, car elle est très conservatrice. Je suis gêné quand ma mère aborde le sujet du mariage ... mais j’avance toujours le même prétexte : celui du manque de moyens. Je voulais me confier à ma soeur, mais je n’ai pas eu assez de courage. Même mes amis ignorent que je suis homosexuel. J’agis dans la plus grande discrétion et je prends toutes les précautions nécessaires pour ne pas me faire remarquer », explique Hadi, en confiant que c’est un lourd fardeau à porter. Et d’ajouter : « J’ai l’impression de trahir mon entourage. Je sens que je suis malhonnête avec moi-même et avec les autres, mais c’est la société qui me pousse à agir de la sorte et à porter ce masque d’une pseudovertu ». Aujourd’hui, Hadi partage le même toit que son compagnon. Mais ses souffrances s’amplifient. Il dit vivre un calvaire depuis que 22 personnes ont été appréhendées dans un bain public au Caire pour « débauche ». Hadi — ce n’est pas son vrai prénom — avoue que les images de la dernière rafle policière, diffusée sur une chaîne de télévision privée, montrant les prévenus déshabillés l’ont anéanti. « Personne ne nous protège. Ce qui est effrayant c’est que la police fait des descentes à domicile suite à des plaintes de voisins. Non seulement notre espace public se rétrécit de plus en plus, mais aussi nous devons lutter pour obtenir le droit de disposer de notre corps », a publié Hadi sur la page Facebook intitulée « Cairo Confessions », où les gens peuvent parler de sujets tabous en gardant l’anonymat.

Méfiance face aux médias locaux

Homosexualité
Secrets de famille, de Hani Fawzi est l'un des rares lms égyptiens à avoir évoqué la question de l'homosexualité.

S’infiltrer dans le monde des homosexuels en Egypte n’est pas une chose facile. La plupart d’entre eux vivent dans la clandestinité. Les contacter ou tenter de les voir est difficile, car la plupart d’entre eux se méfient des médias nationaux. Un manque de confiance suite à l’affaire du « Queen’s Boat » en 2001, où 52 Egyptiens ont été arrêtés et accusés de débauche. « Depuis, les homosexuels préfèrent s’exprimer devant les médias étrangers qui défendent leur cause », confie Sameh, qui a le courage de révéler son homosexualité, car il possède aussi la nationalité d’un pays occidental.

Difficile de connaître le nombre précis d’homosexuels en Egypte. Une enquête publiée sur le site Ilahf mentionne que le seul chiffre accessible sur le nombre des GLTB (Gays, Lesbiennes, Transsexuels et Bisexuels) est estimé à 10 000 personnes, toutes catégories d’âge et classes sociales confondues. Pourtant, un activiste dans le domaine, qui envisage de créer une association dénommée « Ahibba » (amoureux), recense plus de 100 000 personnes réparties entre les villes du Caire, Guiza, Alexandrie, Béheira, Daqahliya, Charqiya, Béni-Soueif, Sohag, Minya, Assouan et Qéna.

Mais ce n’est pas autant le nombre d’homosexuels que la façon dont la société les traite qui est source de débat. Selon un sondage réalisé par le centre de recherches américain Pew, un think-tank américain qui fournit des informations sur les sujets controversés en général relatifs aux attitudes et tendances sociales, seuls 3 % des Egyptiens estiment que « la société devrait accepter les homosexuels ». En effet, la religion est le plus grand obstacle à la reconnaissance des GLTB en Egypte. Selon une étude menée par l’Institut américain Gallup sur la place qu’occupe la religion dans la vie quotidienne, sur 143 pays, les Egyptiens sont en première position. D’après Salem Abdel-Guélil, vice-ministre des Waqfs (biens religieux) et professeur de culture islamique à l’Université d’Egypte pour la science et la technologie, l’homosexualité passe pour un grand péché, pire que l’adultère. « C’est un comportement qui va à l’encontre de la nature et à la continuité de la vie. Dans les sourates Les Fourmies et Les Poètes, le Coran nous rapporte le récit du châtiment divin subi par ceux qui pratiquent la sodomie. Il ne faut pas autoriser la débauche au nom de la liberté. Ceux qui veulent se comparer à l’Occident, avançant l’argument qu’il est civilisé, ne doivent pas oublier que ces personnes souffrent de troubles psychiques. La preuve, le taux de suicides chez les homosexuels y est élevé », explique Abdel-Guélil, en poursuivant que l’essence de la religion est d’apprendre à se contrôler.

L’Eglise orthodoxe prohibe également l’homosexualité. Selon le prêtre Abdel-Messih Bassit, directeur de l’Institut des études bibliques, la Bible est riche en versets qui interdisent l’homosexualité, comme l’histoire de Sodome et Gomorrhe et les épîtres de l’apôtre Paul à Rome. « Le problème est que les gens veulent adapter la religion à leurs besoins. La parole divine a pour objectif de préserver la dignité humaine, sinon les gens agiraient comme des bêtes », avance Abdel- Messih, en ajoutant que chez les chrétiens, ce genre de déviation donne droit à la femme d’obtenir le divorce.

Maltraité par ses parents

L’incident du bain public du 7 décembre 2014 au centre-ville du Caire a révélé que ce sujet est loin d’être toléré en Egypte. « On vit dans une société patriarcale. On doit se soumettre à des règles et à des normes bien précises, tout en évitant toute déviation. On doit étudier, construire une carrière, se marier et faire des enfants. Si quelqu’un ose transgresser l’une de ces règles, il est montré du doigt », explique Adam, designer graphique de 26 ans, maltraité par ses parents car il leur a révélé son homosexualité.

« Avoir un penchant sexuel différent des autres est scandaleux. Faut-il que tout le monde soit hétérosexuel ? Je suis homosexuel malgré moi, et cet état de fait a existé chez d’autres depuis la nuit du temps », poursuit Adam, en ajoutant que l’Egypte est le berceau de toutes les civilisations et devrait rester un modèle de tolérance. « De nombreux pharaons affichaient leur bisexualité ouvertement, et souvent, les reines d’Egypte étaient bisexuelles. La plus réputée est Néfertiti, femme d’Akhenaton, et bellemère de Toutankhamon. Néfertiti se plaisait à recevoir dans ses appartements ses plus fidèles servantes durant des nuits entières en plus de ses nombreux amants. Il y a aussi la fameuse histoire de Pépi II et son général, et le viol d’Horus par Seth. Ce ne sont que des exemples. Certains chants d’amour font également allusion à ce phénomène », dit Adam, pour qui il s’agit là de la vie privée de l’individu. Il poursuit : « Dans les pays développés, les homosexuels ont réussi à créer leurs propres organisations pour défendre leur cause. Ils arrivent à revendiquer leurs droits, à avoir accès aux partis politiques et à occuper des postes-clés ».

« Bien que toutes les religions prohibent les relations sexuelles hors-mariage, aujourd’hui, les indices prouvent que les mentalités sont en train de changer. Jadis, on considérait l’homosexualité comme une sorte de trahison des valeurs de l’humanité, puisque le rôle essentiel de l’être humain est de procréer. Mais nombreux sont les facteurs qui ont secoué l’institution du mariage. Le taux de naissance a augmenté grâce au progrès de la médecine, et un mouvement réclamant la liberté sexuelle a commencé dans les années 1960. Résultat : Certaines tendances libérales ont vu le jour au sein de l’Eglise et qui considèrent l’homosexualité comme une expression d’amour entre deux êtres humains. Même du côté des conservateurs, certains sont en train de réclamer plus de liberté sexuelle », assure Dr Ihab Al-Kharrat, membre à l’Eglise évangélique de Qasr Al-Dobara au Caire. Un argument que ne partage pas Alaa, 32 ans, ingénieur. Il estime qu’il s’agit d’une épidémie qui est en train d’atteindre la société. « On peut avoir une attirance pour les enfants sans pour autant le vouloir. Doit-on alors accepter la pédophilie ? Si l’on a une attirance vers la femme d’un autre, doiton alors permettre l’adultère ? Faut-il laisser libre cours à ses fantasmes ? », s’indigne-t-il.

Condamnés pour «débauche »

Homosexualité
L'arrestation d'une vingtaine de personnes accusées «d'homosexualité » l'année dernière dans un hammam au centre-ville diffusée sur une émission télévisée a secoué l'opinion publique.

Mais dans une société qui ne tolère pas l’homosexualité, il n’existe aucune loi qui l’interdit. Les homosexuels sont condamnés selon la loi 10/1961 (articles 9 et 14) relative à la « débauche » et la prostitution qui prévoit des peines allant jusqu’à trois ans d’emprisonnement, et l’article 98 du code pénal égyptien. 80 autres pays n’autorisent pas l’homosexualité et condamnent cette pratique. La FIDH (Fédération Internationale des ligues des Droits de l’Homme) considère que la répression sur la base de l’orientation sexuelle contrevient aux dispositions du Pacte international sur les droits civils et politiques, dont les articles 17, 18, 19, et 26 garantissent la liberté de conscience et d’opinion, de non-discrimination et du droit à la vie privée. D’ailleurs, l’ONG Human Rights Watch a accusé en septembre dernier les autorités égyptiennes d’avoir « à plusieurs reprises, arrêté, torturé et emprisonné des hommes soupçonnés d’être des homosexuels ».

De leur côté, les défenseurs des droits de l’homme en Egypte trouvent leur mot à dire. « Il ne faut pas imposer à la société des valeurs qu’elle rejette, cela risque de faire perdre aux organisations des droits de l’homme leur crédibilité dans l’opinion publique. Même dans les pays les plus démocrates, cette question fait l’objet de vives polémiques. Par exemple, le Parti républicain aux Etats-Unis et le Parti conservateur au Royaume-Uni refusent d’accorder des droits aux homosexuels », confie Hafez Abou-Seada, membre du Conseil national des droits de l’homme, en ajoutant que l’Egypte n’a pas ratifié les articles de la Convention internationale sur les droits de l’homme qui ne vont pas de pair avec la charia islamique.

Apporter de laide

Yéhia Fikri, activiste et fondateur du front des rebelles et du parti du pain et liberté, estime que les homosexuels en Egypte sont victimes d’une persécution systématique, car il s’agit d’une catégorie vulnérable à persécuter pour gagner le respect de l’opinion publique qui les rejette. « Aucun organisme égyptien n’ose défendre leurs droits », s’indigne Fikri. « Il faut arrêter les traques policières et les procès contre les homosexuels en Egypte. Il est temps d’établir des lois qui respectent leur présence et leur donnent la chance de créer leurs organisations. C’est aux mouvements libéraux de défendre cette catégorie. C’est vrai que cela risque de choquer l’opinion publique, mais les grands changements ont souvent lieu suite à de tels gros chocs », confie Yéhia Fikri.

Aujourd’hui, certains spécialistes tentent d’apporter de l’aide à cette communauté. Vivant à l’étranger, A.W., comme il se présente, est le premier défenseur de l’homosexualité au Moyen-Orient. Son approche est particulière pour traiter avec les homosexuels. « Et cela n’est ni en les excluant, ni en les intégrant dans la société comme c’est le cas dans les pays européens. Son approche consiste à les aider à affronter leur différence, tout en leur offrant des programmes de modification de leur comportement », dit un membre de l’équipe de ce psychiatre. Il a été très critiqué par les GLTB qui l’accusent d’être un ennemi de la communauté. D’ailleurs, certains hétérosexuels l’accusent de faire partie de la communauté gay.

De même, un psychiatre qui reçoit dans sa clinique des homosexuels est souvent pointé du doigt. Dr Tamer Bassiouni, responsable au Secrétariat général de la santé psychique, assure : « La situation est très complexe en Egypte. Les psychiatres égyptiens se réfèrent à des règles de déontologie qui datent de 1970 et qui considèrent les homosexuels comme des personnes souffrant de désordre psychique. Il arrive souvent que je ne trouve pas les mots pour soulager mon client ». Pourtant, ces psychiatres tentent d’alléger les souffrances de ces personnes. « J’ai reçu dans ma clinique un homme d’affaires d’une grande renommée et qui a éclaté en sanglots en me racontant ses souffrances. Il ne pratique pas le sexe avec les hommes. Il est venu me voir pour trouver quelqu’un qui respecte ses sentiments et qui est prêt à l’écouter », confie Nabil Al-Qot, en assurant qu’il existe des personnes dans les quartiers populaires qui ne sont pas gays mais qui pratiquent l’homosexualité par besoin d’argent.

Dans son film Secrets de famille, Hani Fawzi aborde pour la première fois le sujet de l’homosexualité en Egypte. Avant même sa sortie en salle, il lui a déjà valu de vives critiques et a fait l’objet de la censure qui voulait supprimer 13 scènes de ce film. Bien que l’oeuvre ait été inspirée d’une histoire réelle, le comité de censure a accusé les auteurs du film d’inciter à l’homosexualité. « Le film explore le monde discret des homosexuels en Egypte. Il tente de briser ce tabou en cassant cette phobie qui existe à leur égard. Il les décrit comme des personnes, des citoyens qui ont des droits. Ces personnes peuvent exister autour de nous, et même dans notre famille », relate Hani Fawzi, scénariste et metteur en scène du film basé sur une année d’immersion dans la communauté GLTB. A travers cinq personnages, ce film « n’impose aucun point de vue. C’est la personne elle-même qui ressent si elle est malade et donc décide de suivre un traitement, ou de continuer sa vie telle qu’elle est par choix personnel », poursuit Fawzi. L’écrivaine lesbienne Bahira, 34 ans, assure que l’avenir de l’homosexualité en Egypte est obscur. « C’est l’impasse pour nous, car la société ne nous acceptera pas à cause de ses principes religieux. Ignorer cela, c’est nous berner. Mais nous devons continuer notre bataille, et c’est intolérable », conclut-elle.

Rencontres dans le virtuel

« On rase les murs pour survivre. On redoute de sortir de chez nous. On tente de donner des conseils, d’indiquer les lieux surveillés par la police pour les éviter ... », lance un membre de la communauté GLTB (Gays, Lesbiennes, Transsexuels et Bisexuels), qui veut rester anonyme. Selon lui, les réseaux sociaux sont la seule bouée de sauvetage dans cette ambiance électrique. « Nous avons demandé aux GLTB de ne plus communiquer d’informations privées sur Internet, et surtout d’éviter les applications avec géolocalisation comme Grindr, Hornit, Scruff, Gay Dating, etc. ». Car la police possède des indicateurs qui se font passer pour des gays : Ils donnent rendez-vous dans des cafés pour faire tomber les GLTB. « Il y a environ une semaine, un ami s’est fait arrêter par cette méthode », déplore la même source.

Deux pages sur Facebook ont été créées dans un objectif informatif, mais aussi pour sensibiliser l’opinion publique et lui demander de tolérer les homosexuels. La première page dénommée « Association égyptienne pour les homo » compte plus de 5 000 membres et publie les nouvelles de la communauté, surtout celles des membres impliqués dans des procès. L’administrateur de la page, qui utilise un pseudonyme, la présente comme une sorte de plateforme pour que cette communauté ne soit pas exclue et que soit respecté son droit d’exister.

Une autre page intitulée « Journée mondiale pour la lutte contre la phobie de l’homosexualité » fait écho au jour où l’OMS a exclu l’homosexualité de la liste des maladies psychiques. Selon une source qui a requis l’anonymat, l’objectif de ces deux espaces est de demander aux lecteurs proches de cette cause d’envoyer des photos avec une pancarte sur laquelle ils mentionnent un message de soutien aux GLTB. Et cela pour sensibiliser le plus grand nombre de personnes, non seulement des pays arabes, mais aussi du monde entier, à soutenir la communauté des GLTB et à faire pression sur les autorités égyptiennes, afin qu’elles cessent leur oppression.

La communauté homosexuelle en Egypte se doit de demeurer discrète, et les rencontres se font généralement grâce aux réseaux sociaux. Youssef, un autre activiste, a publié sur Facebook une liste de conseils utiles aux GLTB en cas d’arrestation par la police. Il confie travailler sur un projet consistant à recueillir des témoignages et propos d’homosexuels en Egypte qu’il veut réunir dans un ouvrage avant publication. Il lutte au sein d’un groupe « Underground » qui vient en aide aux GLTB en difficulté. « Quand un GLTB est arrêté, nous essayons d’entrer discrètement en contact avec ses proches pour les soutenir, et nous mettons à leur disposition des avocats spécialisés dans les droits de l’homme pour les défendre », raconte-t-il. Le jeune homme a aussi lancé un appel sur les réseaux sociaux pour organiser une manifestation internationale, afin de soutenir les GLTB en Egypte.

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